Œuvres politiques (Constant)/De la liberté de la presse

Texte établi par Charles Louandre, Charpentiers et Cie, Libraires-éditeurs (p. 212-238).



III


DE LA LIBERTÉ DE LA PRESSE.

Tous les hommes éclairés semblent être convaincus qu’il faut accorder une liberté entière et l’exemption de toute censure aux ouvrages d’une certaine étendue. Leur composition exigeant du temps, leur achat, de l’aisance, leur lecture, de l’attention, ils ne sauraient produire ces effets populaires qu’on redoute, à cause de leur rapidité et de leur violence. Mais les Pamphlets, les Brochures, les Journaux surtout, se rédigent plus vite : on se les procure à moins de frais ; ils sont d’un effet plus immédiat ; on croit cet effet plus formidable. Je me propose de démontrer qu’il est de l’intérêt du gouvernement de laisser même aux écrits de cette nature une liberté complète : j’entends par ce mot la faculté accordée aux écrivains de faire imprimer leurs écrits sans aucune censure préalable[1]. Cette faculté n’exclut point la répression des délits dont la presse peut être l’instrument. Les lois doivent prononcer des peines contre la calomnie, la provocation à la révolte, en un mot, contre tous les abus qui peuvent résulter de la manifestation des opinions. Ces lois ne nuisent point à la liberté ; elles la garantissent au contraire. Sans elles, aucune liberté ne peut exister.

J’avais envie de restreindre mes observations aux journaux seuls et de ne point parler des pamphlets ; car la force des choses plaidera bientôt en faveur de ces derniers plus éloquemment que je ne pourrais le faire. On ne veut assurément pas renouveler un espionnage qui excéderait les pouvoirs, compromettrait la dignité, contrarierait les intentions équitables d’un gouvernement sage et éclairé. On veut encore moins faire succéder à cet espionnage des actes de rigueur, qui, disproportionnés aux délits, révolteraient tout sentiment de justice, et entoureraient d’un intérêt général les plus coupables comme les plus innocents. Il est également impossible, aujourd’hui que le système continental est détruit et que la France a cessé d’être une île inabordable aux autres peuples européens, d’empêcher que les brochures dont on interdirait l’impression en France n’y pénétrassent de l’étranger. La grande confraternité de la civilisation est rétablie ; des voyageurs nombreux accourent déjà pour jouir de la liberté, de la sûreté, des avantages de tout genre qui nous sont rendus. Les arrêtera-t-on sur la frontière ? Mettra-t-on sous le séquestre les livres qu’ils auront apportés pour leur usage ? Sans ces précautions, toutes les autres seront inutiles. Les livres ainsi apportés seront à la disposition des amis du propriétaire et des amis de ses amis. Or, l’intérêt spéculera bientôt sur la curiosité générale. Des colporteurs de brochures interdites se glisseront en France sous le costume de voyageurs. Des communications secrètes s’établiront. Toutes les fois qu’une chance de gain se présente, l’industrie s’en empare, et, sous tout gouvernement qui n’est pas une tyrannie complète, l’industrie est invincible.

On se flatterait en vain de voir les brochures moins multipliées et moins répandues, parce qu’elles n’arriveraient que par occasion, et par là même à un plus petit nombre d’exemplaires et à plus de frais. Nous devrons sûrement bientôt aux mesures du gouvernement, et à la coopération de ces corps qui ont repris une noble et nécessaire indépendance, un accroissement d’aisance pour toutes les classes. Celle qui a l’habitude et le besoin de lire pourra consacrer une plus grande partie de son superflu à satisfaire sa curiosité. La prospérité même de la France tournera ainsi contre les mesures prohibitives, si l’on veut persister dans le système prohibitif. À mesure que le gouvernement parviendra, par ses efforts soutenus, à réparer les maux de nos agitations prolongées, l’on se trouvera, pour la richesse individuelle, plus voisin de la situation où l’on était en 1788. Or, à cette époque, malgré la censure et toutes les surveillances, la France était inondée de brochures prohibées. Comment la même chose n’arriverait-elle pas aujourd’hui ? Certainement les restrictions qu’on veut imposer à la liberté de la presse ne seront pas, après les promesses du monarque, plus sévères qu’elles ne l’étaient quand on proscrivait Bélisaire et qu’on décrétait l’abbé Raynal de prise de corps ; et si le gouvernement ancien, avec l’usage autorisé de l’arbitraire, n’a rien pu empêcher, notre gouvernement constitutionnel, scrupuleux observateur des engagements qu’il a contractés, n’atteindrait pas, avec des moyens cent fois plus restreints, un but que des moyens illimités n’ont jamais pu atteindre. On se tromperait également, si l’on espérait que les brochures illicites, étant imprimées dans l’étranger, n’arriveraient la plupart du temps en France, qu’après l’époque où elles auraient pu faire du mal. Il y aurait des imprimeries clandestines au sein de Paris même. Il y en avait jadis : elles n’ont cessé que sous le despotisme qui s’est exercé successivement au nom de tous et au nom d’un seul : sous une autorité limitée, elles renaîtront. Des peines modérées seront impuissantes, des peines excessives impossibles.

J’invoquerais avec confiance le témoignage de ceux qui, depuis deux mois, sont chargés de cette partie de l’administration, qu’on rend si épineuse, quand elle pourrait être si simple ; je l’invoquerais, dis-je, avec confiance, si ces dépositaires de l’autorité pouvaient s’expliquer dans leur propre cause. Ils diraient tous, d’après leur expérience, qu’en fait de liberté de la presse, il faut permettre ou fusiller. Un gouvernement constitutionnel ne pourrait pas fusiller quand il le voudrait ; il ne le voudrait pas, sans doute, quand il le pourrait ; il vaut donc mieux permettre.

Il faut remarquer que les lois par lesquelles on veut prévenir ne sont dans le fond que des lois qui punissent. Vous défendez d’imprimer sans une censure préalable. Mais, si un écrivain veut braver votre défense, comment l’empêcherez-vous ? Il faudra placer des gardes autour de toutes les imprimeries connues, et faire de plus des visites domiciliaires pour découvrir les imprimeries secrètes. C’est l’inquisition dans toute sa force. D’un autre côté, si vous n’adoptez pas cette mesure, vous ne prévenez plus, vous punissez. Seulement vous punissez un autre délit, celui qui consiste à imprimer sans permission ; au lieu que vous auriez puni le délit consistant à imprimer des choses condamnables. Mais l’écrit n’en aura pas moins été imprimé. Le grand argument qu’on allègue sans cesse est erroné. Il faut une censure, dit-on, car, s’il n’y a que des lois pénales, l’auteur pourra être puni, mais le mal aura été fait. Mais si l’écrivain ne se soumet pas à votre censure, s’il imprime clandestinement, il pourra bien être puni de cette infraction à votre loi, mais le mal aura aussi été fait. Vous aurez deux délits à punir au lieu d’un, mais vous n’aurez rien prévenu. Si vous croyez que les écrivains ne se mettront pas en peine du châtiment qui pourra les frapper pour le contenu de leurs écrits, comment croyez-vous qu’ils se mettront en peine du châtiment attaché au mode de publication ?

Vous allez même contre votre but. Tel homme que le désir de faire connaître sa pensée entraîne à une première désobéissance, mais qui, s’il avait pu la manifester innocemment, n’aurait pas franchi les bornes légitimes, n’ayant maintenant plus rien à risquer, dépassera ces bornes pour donner à son écrit plus de vogue, et parce qu’il sera aigri ou troublé par le danger même qu’il affronte. L’écrivain qui s’est une fois résigné à braver la loi, en s’affranchissant de la censure, n’a aucun intérêt ultérieur à respecter cette loi dans ses autres dispositions. L’auteur qui écrit publiquement est toujours plus prudent que celui qui se cache. L’auteur résidant à Paris est plus réservé que celui qui se réfugie à Amsterdam ou à Neufchâtel.

Le gouvernement se convaincra donc, j’en suis sûr, de la nécessité de laisser une liberté entière aux brochures et aux pamphlets, sauf la responsabilité des auteurs et imprimeurs, parce qu’il verra que cette liberté est le seul moyen de nous préserver de la licence des libelles imprimés dans l’étranger ou sous une rubrique étrangère : et il accordera encore cette liberté, parce que la réflexion lui démontrera que toute censure, quelque indulgente ou légère qu’elle soit, ravit à l’autorité, ainsi qu’au peuple, un avantage important, surtout dans un pays où tout est à faire ou à modifier, et où les lois, pour être efficaces, doivent non-seulement être bonnes, mais conformes au vœu général.

C’est quand une loi est proposée, quand ses dispositions se discutent, que les ouvrages qui ont rapport à cette loi peuvent être utiles. Les pamphlets, en Angleterre, accompagnent chaque question politique jusque dans le sein du parlement[2]. Toute la partie pensante de la nation intervient de la sorte dans la question qui l’intéresse. Les représentants du peuple et le gouvernement voient à la fois et tous les côtés de chaque question présentés, et toutes les opinions attaquées et défendues. Ils apprennent non-seulement toute la vérité, mais, ce qui est aussi important que la vérité abstraite, ils apprennent comment la majorité qui écrit et qui parle considère la loi qu’ils vont faire, la mesure qu’ils vont adopter. Ils sont instruits de ce qui convient à la disposition générale ; et l’accord des lois avec cette disposition compose leur perfection relative, souvent plus essentielle à atteindre que la perfection absolue. Or, la censure est au moins un retard. Ce retard vous enlève tous ces avantages. La loi se décrète, et les écrits qui auraient éclairé les législateurs deviennent inutiles : tandis qu’une semaine plus tôt ils auraient indiqué ce qu’il fallait faire, ils provoquent seulement la désapprobation contre ce qui est fait. Cette désapprobation paraît alors une chose dangereuse. On la considère comme un commencement de provocation à la désobéissance.

Aussi savez-vous ce qui arrive toujours, quand il y a une censure préalable ? Avant qu’une loi ne soit faite, on suspend la publication des écrits qui lui seraient contraires, parce qu’il ne faut pas décréditer d’avance ce qu’on veut essayer. La suspension paraît un moyen simple et doux, une mesure passagère. Quand la loi est faite, on interdit la publication, parce qu’il ne faut pas écrire contre les lois.

Il faudrait ne point connaître la nature humaine pour ne pas prévoir que cet inconvénient se reproduira sans cesse. Je veux supposer tous les ministres toujours animés de l’amour du bien public : plus leur zèle sera vif et pur, plus ils désireront écarter ce qui pourrait nuire à l’établissement de ce qui leur semble bienfaisant, nécessaire, admirable.

Je ne suis pas sûr que, si l’on nous confiait, à nous autres défenseurs de la liberté de la presse, la publication des écrits dirigés contre elle, nous n’y apportassions assez de lenteur.

Comme je ne considère la question que dans l’intérêt du gouvernement, je ne parle point de la bizarrerie qu’il y aurait à fixer le nombre des pages qui doivent constituer un livre pour qu’il soit libre de paraître. Ce serait obliger l’homme qui n’a qu’une vérité à dire, à lui adjoindre un cortège de développements inutiles ou de divagations étrangères. Ce serait condamner celui qui a une idée neuve à produire, à la noyer dans un certain nombre d’idées communes. On ferait de la diffusion une sauvegarde, et du superflu une nécessité.

L’expérience et la force des choses décideront donc bientôt cette question à l’avantage de la liberté, qui est l’avantage du gouvernement lui-même. On organisera une responsabilité claire et suffisante contre les auteurs et les imprimeurs. On assurera au gouvernement les moyens de faire juger ceux qui auraient abusé du droit qui sera garanti à tous. On assurera aux individus les moyens de faire juger ceux qui les auront diffamés ; mais tous les ouvrages, de quelque étendue qu’ils puissent être, jouiront des mêmes droits.

Une certitude pareille n’existe pas pour les journaux. D’une part, leur effet peut être représenté comme plus terrible encore que celui des livres et même des brochures. Ils agissent perpétuellement et à coups redoublés sur l’opinion. Leur action est universelle et simultanée. Ils sont transportés rapidement d’une extrémité du royaume à l’autre. Souvent ils composent la seule lecture de leurs abonnés. Le poison, s’ils en renferment, est sans antidote. D’un autre côté, leur répression est facile : les lieux où ils s’impriment sont connus officiellement ; les presses peuvent à chaque instant être brisées ou mises sous le scellé, les exemplaires saisis. Ils sont de plus sous la main de l’autorité par le seul fait de la distribution et de l’envoi journalier.

Toutefois, bien que le danger paraisse plus grand et les précautions moins vexatoires, j’ose affirmer qu’en tenant les journaux sous une autre dépendance que celle qui résulte de la responsabilité légale à laquelle tout écrit doit soumettre son auteur, le gouvernement se fait un mal que le succès même de ses précautions aggrave.

Premièrement, en assujettissant les journaux à une gêne particulière, le gouvernement se rend de fait, malgré lui, responsable de tout ce que disent les journaux. C’est en vain qu’il proteste contre cette responsabilité : elle existe moralement dans tous les esprits. Le gouvernement pouvant tout empêcher, on s’en prend à lui de tout ce qu’il permet. Les journaux prennent une importance exagérée et nuisible. On les lit comme symptômes de la volonté du maître, et comme on chercherait à étudier sa physionomie si l’on avait l’honneur d’être en sa présence. Au premier mot, à l’insinuation la plus indirecte, toutes les inquiétudes s’éveillent. On croit voir le gouvernement derrière le journaliste ; et quelque erronée que soit la supposition, une ligne aventurée par un simple écrivain semble une déclaration, ou, ce qui est tout aussi fâcheux, un tâtonnement de l’autorité.

À cet inconvénient s’en joint un autre. Comme tout ce que disent les journaux peut être attribué au gouvernement, chaque indiscrétion d’un journaliste oblige l’autorité à des déclarations qui ressemblent à des désaveux. Des articles officiels répondent à des paragraphes hasardés. Ainsi, par exemple, une ligne sur la Légion d’honneur a nécessité une déclaration formelle. Parce que les journaux sont subordonnés à une gêne particulière, il a fallu une explication particulière. Une assertion pareille dans les journaux anglais n’aurait alarmé aucun des ordres qui existent en Angleterre. C’est que les journaux y sont libres et qu’aucune intervention de la police ne rend le gouvernement solidaire de ce qu’ils publient.

Il en est de même pour ce qui concerne les individus. Quand les journaux ne sont pas libres, le gouvernement pouvant empêcher qu’on ne dise du mal de personne, ceux dont on dit le plus léger mal semblent être livrés aux journalistes par l’autorité. Le public ignore si tel article a été ordonné ou toléré, et le blâme prend un caractère semi-officiel qui le rend plus douloureux aussi bien que plus nuisible. Ceux qui en sont les objets en accusent le gouvernement. Or, quelques précautions qu’entasse l’autorité, tout ce qui ressemble à des attaques individuelles ne saurait être prévenu. Les précautions de ce genre ne font, chez un peuple spirituel et malin, qu’inviter la dextérité à les surmonter. Si les journaux sont sous l’influence de la police, déconcerter la police par quelques phrases qu’elle ne saisit pas tout de suite sera une preuve d’esprit. Or, qui est-ce qui se refuse parmi nous à donner une preuve d’esprit, s’il n’y a pas peine de mort ?

Un gouvernement qui ne veut pas être tyrannique ne doit pas tenter la vanité, en attachant un succès à s’affranchir de sa dépendance.

La censure des journaux fait donc ce premier mal, qu’elle donne plus d’influence à ce qu’ils peuvent dire de faux et de déplacé. Elle nécessite dans l’administration un mouvement inquiet et minutieux qui n’est pas conforme à sa dignité. Il faut, pour ainsi dire, que l’autorité coure après chaque paragraphe, pour l’invalider, de peur qu’il ne semble sanctionné par elle. Si, dans un pays, on ne pouvait parler sans la permission du gouvernement, chaque parole serait officielle, et chaque fois qu’une imprudence échapperait à quelque interlocuteur, il faudrait la contredire. Faites les journaux libres, leurs assertions ne seront plus que de la causerie individuelle : faites-les dépendants, on croira toujours apercevoir dans cette causerie la préparation ou le préambule de quelque mesure ou de quelque loi.

En même temps les journaux ont un autre inconvénient qu’on dirait ne pouvoir exister à côté de celui que nous venons d’indiquer. Si tout ce qu’ils contiennent d’équivoque et de fâcheux est un sujet d’alarme, ce qu’ils contiennent d’utile, de raisonnable, de favorable au gouvernement, paraît dicté et perd son effet.

Quand des raisonnements quelconques ne sont développés que par des journaux sous l’influence du gouvernement, c’est toujours comme si le gouvernement seul parlait. On ne voit pas là de l’assentiment, mais des répétitions commandées. Pour qu’un homme obtienne de la confiance, quand il dit une chose, il faut qu’on lui connaisse la faculté de dire le contraire, si le contraire était sa pensée. L’unanimité inspire toujours une prévention défavorable, et avec raison ; car il n’y a jamais eu, sur des questions importantes et compliquées, d’unanimité sans servitude. En Angleterre, toutes les fois qu’un traité de paix est publié, il y a des journalistes qui l’attaquent, qui peignent l’Angleterre comme trahie, comme poussée à sa perte et sur le bord d’un abîme. Mais le peuple, accoutumé à ces exagérations, ne s’en émeut pas : il n’examine que le fond des choses, et comme d’autres journalistes défendent la paix qu’on vient de conclure, l’opinion se forme ; elle se calme par la discussion, au lieu de s’aigrir par la contrainte, et la nation est d’autant plus rassurée sur ses intérêts qu’elle les voit bien approfondis, discutés sous toutes leurs faces, et qu’on ne l’a pas condamnée à s’agiter au milieu d’objections que personne ne réfute, parce que personne n’a osé les proposer.

En second lieu, quand le gouvernement n’a que des défenseurs privilégiés, il n’a qu’un nombre limité de défenseurs, et le hasard peut faire qu’il n’ait pas choisi les plus habiles. Il y a d’ailleurs des hommes, et ces hommes ont bien autant de valeur que d’autres, il y a des hommes qui défendraient volontiers ce qui leur paraît bon, mais qui ne veulent pas s’engager à ne rien blâmer. Quand le droit d’écrire dans les journaux n’est accordé qu’à cette condition, ces hommes se taisent. Que le gouvernement ouvre la lice, ils y entreront pour tout ce qu’il fera de juste et de sage. S’il a des adversaires, il aura des soutiens. Ces soutiens le serviront avec d’autant plus de zèle, qu’ils seront plus volontaires ; avec d’autant plus de franchise, qu’ils seront plus désintéressés ; et ils auront d’autant plus d’influence, qu’ils seront plus indépendants.

Mais cet avantage est inconciliable avec une censure quelle qu’elle soit. Car, dès que les journaux ne sont publiés qu’avec l’autorisation du gouvernement, il y a de l’inconvenance et du ridicule à ce que le gouvernement fasse écrire contre ses propres mesures. Si le blâme allégué contre elles paraît fondé, on se demande pourquoi le gouvernement les a prises, puisqu’il en connaissait d’avance les imperfections. Si les raisonnements sont faibles ou faux, on soupçonne l’autorité de les avoir affaiblis pour les réfuter.

Je passe à une troisième considération, beaucoup plus importante que toutes les précédentes. Mais je dois prier le lecteur de ne former aucun jugement, avant de m’avoir lu jusqu’au bout ; car les premières lignes pourront lui suggérer des arguments plausibles en apparence, pour le système qui veut mettre les journaux sous l’empire de l’autorité. Ce n’est que lorsque j’aurai développé les résultats de ce système que ses inconvénients seront manifestes.

Il ne faut pas se le dissimuler, les journaux, agissent aujourd’hui exclusivement sur l’opinion de la France. La grande majorité de la classe éclairée lit beaucoup moins qu’avant la révolution. Elle ne lit presque point d’ouvrage d’une certaine étendue. Pour réparer ses pertes, chacun soigne ses affaires : pour se reposer de ses affaires, chacun soigne ses plaisirs. L’égoïsme actif et l’égoïsme paresseux se divisent notre vie. Les journaux qui se présentent d’eux-mêmes, sans qu’on ait la peine de les chercher ; qui séduisent un instant l’homme occupé, parce qu’ils sont courts, l’homme frivole, parce qu’ils n’exigent point d’attention ; qui sollicitent le lecteur sans le contraindre, qui le captivent, précisément parce qu’ils n’ont pas la prétention de l’assujettir, enfin qui saisissent chacun avant qu’il soit absorbé ou fatigué par les intérêts de la journée, sont à peu près la seule lecture. Cette assertion, vraie pour Paris, l’est encore bien plus pour les départements. Les ouvrages dont les journaux ne rendent pas compte restent inconnus ; ceux qu’ils condamnent sont rejetés.

Au premier coup d’œil, cette influence des journaux paraît inviter l’autorité à les tenir sous sa dépendance. Si rien ne circule que ce qu’ils insèrent, elle peut, en les subjuguant, empêcher la circulation de tout ce qui lui déplaît. On peut donc voir dans cette action de l’autorité un préservatif efficace.

Mais il en résulte que l’opinion de toute la France est le reflet de l’opinion de Paris.

Durant la révolution, Paris a tout fait, ou, pour parler plus exactement, tout s’est fait au nom de Paris, par des hommes souvent étrangers à cette capitale, et contre lesquels la majorité de ses habitants était déclarée, mais qui, toutefois, s’étant rendus maîtres du centre de l’empire, étaient forts du prestige que ce poste leur prêtait. De la sorte, à plus d’une reprise, et dans plus d’une journée, Paris a décidé des destinées de la France, soit en bien, soit en mal. Au 31 mai, Paris a semblé prendre le parti du comité de salut public, et le comité de salut public a établi sans obstacle son épouvantable tyrannie. Au 18 brumaire, Paris s’est soumis à Bonaparte, et Bonaparte a régné de Genève à Perpignan, et de Bruxelles à Toulon. Au 31 mars, Paris s’est déclaré contre Bonaparte, et Bonaparte est tombé. Tous les Français éclairés l’avaient prévu et l’avaient affirmé. Les étrangers seuls ne voulaient pas le croire, parce que nulle autre capitale n’exerce une influence aussi illimitée et aussi rapide. Durant toute la révolution, il a suffi d’un décret, revêtu n’importe de quelles signatures, pourvu qu’il émanât de Paris et qu’il fût constaté que Paris s’y conformait ; il a suffi, dis-je, d’un pareil décret, pour que l’obéissance, et ce qui est plus, le concours des Français fût immédiat et entier. Un état de choses qui enlève à trente millions d’hommes toute vie politique, toute activité spontanée, tout jugement propre, peut-il être désiré ou consacré en principe ?

Nous ne voyons rien de pareil en Angleterre. Les agitations qui peuvent se faire sentir à Londres troublent sans doute sa tranquillité, mais ne sont nullement dangereuses pour la constitution même. Quand lord George Gordon, en 1780, souleva la populace, et, à la tête de plus de vingt mille factieux, remporta sur la force publique une victoire momentanée, on craignit pour la banque, pour la vie des ministres, pour cette partie de la prospérité anglaise qui tient aux établissements de la capitale ; mais il ne vint dans la tête de personne que le gouvernement fût menacé. Le roi et le parlement, à vingt milles de Londres, ou même, en supposant (ce qui n’était pas) qu’une portion du parlement eût trempé dans la sédition, la portion saine de cette assemblée avec le roi, se seraient retrouvés en pleine sûreté.

D’où vient cette différence ? De ce qu’une opinion nationale indépendante du mouvement donné à la capitale existe en Angleterre d’un bout de l’île à l’autre, et jusque dans le plus petit bourg des Hébrides. Or, quand un gouvernement repose sur une opinion répandue dans tout l’empire, et qu’aucune secousse partielle ne peut ébranler, sa base est dans l’empire entier. Cette base est large, et rien ne peut le mettre en péril. Mais, quand l’opinion de tout l’empire est soumise à l’opinion apparente de la capitale, ce gouvernement n’a sa base que dans cette capitale. Il est, pour ainsi dire, sur une pyramide, et la chute de la pyramide entraîne le renversement universel.

Certes, il n’est pas désirable pour une autorité qui ne veut ni ne peut être tyrannique, pour une autorité qui ne veut ni ne peut gouverner à coups de hache ; il n’est pas désirable, dis-je, pour une telle autorité, que toute la force morale de trente millions d’hommes soit l’instrument aveugle d’une seule ville, dont les véritables citoyens sont très-bien disposés, sans doute, mais où viennent affluer de toutes parts tous les hommes sans ressource, tous les audacieux, tous les mécontents, tous ceux que leurs habitudes rendent immoraux, ou que leur situation rend téméraires.

Il est donc essentiel pour le gouvernement qu’on puisse créer dans toutes les parties de la France une opinion juste, forte, indépendante de celle de Paris sans lui être opposée, et qui, d’accord avec les véritables sentiments de ses habitants, ne se laisse jamais aveugler par une opinion factice. Cela est désirable pour Paris même.

Si une telle opinion eût existé en France, les Parisiens, au 31 mai, n’auraient été asservis que passagèrement, et bientôt leurs concitoyens des provinces les auraient délivrés.

Mais comment créer une opinion pareille ? je l’ai déjà dit, les journaux seuls la créent. Les citoyens des départements ne sont assurément ni moins susceptibles de lumières, ni moins remplis de bonnes intentions que les Parisiens. Mais, pour que leurs lumières soient applicables, et que leurs bonnes intentions ne soient pas stériles, ils doivent connaître l’état des choses. Or, les journaux seuls le leur font connaître.

En Angleterre même, où les existences sont plus établies, et où, par conséquent, il y a plus de repos dans les esprits et plus de loisir individuel, ce sont les journaux qui ont fait naître et qui ont vivifié l’opinion nationale.

J’invoque, à ce sujet, l’autorité de Delolme. « Cette extrême sûreté, dit-il, avec laquelle chacun peut communiquer ses idées au public, et le grand intérêt que chacun prend à tout ce qui tient au gouvernement, y ont extraordinairement multiplié les journaux. Indépendamment de ceux qui, se publiant au bout de l’année, du mois ou de la semaine, font la récapitulation de tout ce qui s’est dit ou fait d’intéressant durant ces différentes périodes, il en est plusieurs qui, paraissant journellement ou de deux jours l’un, annoncent au public les opérations du gouvernement, ainsi que les diverses causes importantes, soit au civil, soit au criminel. Dans le temps de la session du parlement, les votes ou résolutions journalières de la chambre des communes sont publiés avec autorisation, et les discussions les plus intéressantes prononcées dans les deux chambres sont recueillies en notes et pareillement communiquées au public par la voie de l’impression. Enfin, il n’y a pas jusqu’aux anecdotes particulières de la capitale et des provinces qui ne viennent encore grossir le volume, et les divers papiers circulent et se réimpriment dans les différentes villes, se distribuent même dans les campagnes, où tous, jusqu’aux laboureurs, les lisent avec empressement. Chaque particulier se voit tous les jours instruit de l’état de la nation, d’une extrémité à l’autre de la Grande-Bretagne ; et la communication est telle, que les trois royaumes semblent ne faire qu’une seule ville.

« Qu’on ne croie pas, continue-t-il, que je parle avec trop de magnificence de cet effet des papiers publics. Je sais que toutes les pièces qu’ils renferment ne sont pas des modèles de logique ou de bonne plaisanterie. Mais, d’un autre côté, il n’arrive jamais qu’un objet intéressant véritablement les lois, ou en général le bien de l’État, manque de réveiller quelque plume habile, qui, sous une forme ou sous une autre, présente ses observations… De là vient que, par la vivacité avec laquelle tout se communique, la nation forme, pour ainsi dire, un tout animé et plein de vie, dont aucune partie ne peut être touchée sans exciter une sensibilité universelle, et où la cause de chacun est réellement la cause de tous[3]. »

Mais, pour que les journaux produisent cet effet noble et salutaire, il faut qu’ils soient libres. Quand ils ne le sont pas, ils empêchent bien l’opinion de se former, mais ils ne forment pas l’opinion. On lit leurs raisonnements avec dédain, et leurs récits avec défiance. On voit dans les premiers, non des arguments, mais des volontés ; on voit dans les seconds, non pas des faits, mais des intentions secrètes. On ne dit point, voici qui est vrai ou faux, juste ou erroné, on dit : voilà ce que le gouvernement pense, ou plutôt encore ce qu’il veut faire penser.

La liberté des journaux donnerait à la France une existence nouvelle : elle l’identifierait avec sa constitution, son gouvernement et ses intérêts publics. Elle ferait naître une confiance qui n’a existé dans aucun temps. Elle établirait cette correspondance de pensées, de réflexions, de connaissances politiques, qui fait que Manchester, York, Liverpool, Darby, Birmingham, sont des foyers de lumières aussi bien que d’industrie. En disséminant ces lumières, elle empêcherait qu’une agitation passagère, au centre du royaume, ne devînt une calamité pour l’ensemble jusque dans ses parties les plus éloignées. L’indépendance des journaux, loin d’être dangereuse aux gouvernements justes et libres, leur prépare sur tous les points de leur territoire des défenseurs, fidèles parce qu’ils sont éclairés ; forts, parce qu’ils ont des opinions et des sentiments à eux.

Je prévois deux objections, l’une destinée à nous effrayer sur l’avenir, l’autre qui s’appuie sur l’exemple du passé.

Vous ouvrez, dira-t-on, une carrière immense à la diffamation, à la calomnie, à une persécution journalière, qui, pénétrant dans les relations les plus intimes, ou rappelant les faits les plus oubliés, devient, pour ceux qu’elle frappe ainsi sans relâche, un véritable supplice.

Je réponds d’abord avec Delolme : « Bien loin que la liberté de la presse soit une chose funeste à la réputation des particuliers, elle en est le plus sûr rempart. Lorsqu’il n’existe aucun moyen de communiquer avec le public, chacun est exposé sans défense aux coups secrets de la malignité et de l’envie. L’homme en place perd son honneur, le négociant son crédit, le particulier sa réputation de probité, sans connaître ses ennemis ni leur marche. Mais lorsqu’il existe une presse libre, l’homme innocent met tout de suite les choses au grand jour, et confond tous ses accusateurs à la fois par une sommation publique de prouver ce qu’ils avancent[4]. »

Je réponds ensuite que la calomnie est un délit qui doit être puni par les lois, et ne peut être puni que par elles ; qu’imposer silence aux citoyens de peur qu’ils ne le commettent, c’est les empêcher de sortir, de peur qu’ils ne troublent la tranquillité des rues ou des grandes routes ; c’est les empêcher de parler de peur qu’ils n’injurient ; c’est violer un droit certain et incontestable pour prévenir un mal incertain et présumé[5].

Considérez de plus que, de tous les auteurs, les journalistes seront nécessairement les plus réservés sur la calomnie, si les lois sont bien faites, et si leur application est prompte et assurée. Les journaux ne peuvent pas s’imprimer clandestinement. Les propriétaires et les rédacteurs sont connus du gouvernement et du public. Ils offrent plus de prise à la responsabilité qu’aucune autre classe d’écrivains, car ils ne peuvent jamais se soustraire à l’action légale de l’autorité.

Voilà ma réponse pour ce qui constitue la calomnie et la diffamation proprement dites[6]. Quant aux attaques qui sont moins graves, il vaut mieux s’habituer aux intempéries de l’air que de vivre dans un souterrain. Quand les journaux sont libres comme en Angleterre, les citoyens s’aguerrissent. La moindre désapprobation, le moindre sarcasme ne leur font pas des blessures mortelles. Pour repousser des accusations odieuses, ils ont les tribunaux ; pour garantir leur amour-propre, ils ont l’indifférence : celle du public d’abord, qui est très-grande, beaucoup plus qu’ils ne le croient, et ensuite la leur, qui leur vient par l’habitude. Ce n’est que quand la publicité est gênée que chacun se montre d’autant plus susceptible qu’il se croyait plus à l’abri. La peau devient si fine sous cette cuirasse, que le sang coule à la première égratignure faite par une main adroite au défaut de la cuirasse.

Je sais que maintenant on appelle cette irritabilité délicatesse, et qu’on veut transformer une faiblesse en vertu. On nous dit que nous perdrons par la liberté de la presse cette fleur de politesse et cette sensibilité exquise qui nous distinguent. En lisant ces raisonnements, je n’ai pu m’empêcher de me demander si, en réalité, cette protection que la censure accorde à toutes les susceptibilités individuelles avait eu l’effet qu’on lui attribue. À plusieurs époques, certes, la liberté de la presse et des journaux a été suffisamment restreinte. Les hommes ainsi protégés ont-ils été plus purs, plus délicats, plus irréprochables ? Il me semble que les mœurs et les vertus n’ont pas beaucoup gagné à ce silence universel. De ce qu’on ne prononçait pas les mots, il ne s’en est pas suivi que les choses aient moins existé ; et toutes ces femmes de César me paraissent ne pas vouloir être soupçonnées pour être plus commodément coupables.

J’ajouterai que la véritable délicatesse consiste à ne pas attaquer les hommes, en leur refusant la faculté de répondre : et cette délicatesse, au moins, ce n’est pas celle que l’asservissement des journaux nourrit et encourage. J’aime à reconnaître que, dans le moment actuel, les dépositaires de l’autorité ont le mérite d’empêcher que l’on n’attaque leurs ennemis. C’est un ménagement qui leur fait honneur ; mais ce n’est pas une garantie durable, puisque ce ménagement est un pur effet de leur volonté. À d’autres époques les journaux esclaves ont servi d’artillerie contre les vaincus, et ce qu’on appelait délicatesse aboutissait à ne pas se permettre un mot contre le pouvoir.

Quand j’étais en Angleterre, je parcourais avec plaisir les journaux qui attaquaient les ministres disgraciés, parce que je savais que d’autres journaux pouvaient les défendre. Je m’amusais des caricatures contre M. Fox renvoyé du ministère, parce que les amis de M. Fox faisaient des caricatures contre M. Pitt, premier ministre. Mais la gaieté contre les faibles me semble une triste gaieté. Mon âme se refuse à remarquer le ridicule, quand ceux qu’on raille sont désarmés, et je ne sais pas écouter l’accusation, quand l’accusé doit se taire. Cette habitude corrompt un peuple ; elle détruit toute délicatesse réelle, et cette considération pourrait bien être un peu plus importante que la conservation intacte de ce qu’on appelle la fleur de la politesse et de la tenue française.

La seconde objection se tire des exemples de notre révolution. La liberté des journaux a existé, dit-on, à une époque célèbre, et le gouvernement d’alors, pour n’être pas renversé, a été contraint de recourir à la force. Il est difficile de réfuter cette objection sans réveiller des souvenirs que je voudrais ne pas agiter. Je dirai donc seulement qu’il est vrai que, durant quelques mois, la liberté des journaux a existé, mais qu’en même temps elle était toujours menacée ; que le Directoire demandait des lois prohibitives ; que les Conseils étaient sans cesse au moment de les décréter ; qu’en conséquence, ces menaces, ces annonces de prohibitions, jetaient dans les esprits une inquiétude qui, en les troublant dans la jouissance, les excitait à l’abus. Ils attaquaient, pour se défendre, sachant qu’on se préparait à les attaquer.

Je dirai ensuite qu’à cette époque il existait beaucoup de lois injustes, beaucoup de lois vexatoires, beaucoup de restes de proscriptions, et que la liberté des journaux pouvait être redoutable pour un gouvernement qui croyait nécessaire de conserver ce triste héritage. En général, quand j’affirme que la liberté des journaux est utile au gouvernement, c’est en le supposant juste dans le principe, sincère dans ses intentions, et placé dans une situation où il n’ait pas à maintenir des mesures iniques de bannissement, d’exil, de déportation.

D’ailleurs, l’exemple même, suivi jusqu’au bout, n’invite guère, ce me semble, à l’imitation. Le Directoire s’est alarmé de la liberté des journaux, il a employé la force pour l’étouffer, il y est parvenu ; mais qu’est-il résulté de son triomphe ?

Dans toutes les réflexions que l’on vient de lire, je n’ai considéré ce sujet que sous le rapport de l’intérêt du gouvernement ; que n’aurais-je pas à dire si je traitais de l’intérêt de la liberté, de la sûreté individuelle ? L’unique garantie des citoyens contre l’arbitraire, c’est la publicité ; et la publicité la plus facile et la plus régulière est celle que procurent les journaux. Des arrestations illégales, des exils non moins illégaux, peuvent avoir lieu, malgré la constitution la mieux rédigée, et contre l’intention du monarque. Qui les connaîtra, si la presse est comprimée ? Le roi lui-même peut les ignorer. Or, si vous convenez qu’il est utile qu’on les connaisse, pourquoi mettez-vous un obstacle au moyen le plus sûr et le plus rapide de les dénoncer ?

J’ai cru ces observations dignes de l’attention des hommes éclairés, dans un moment où l’opinion réclame également et des lois suffisantes et une liberté indispensable.

Jamais aucune époque n’offrit plus de chances pour le triomphe de la raison, jamais aucun peuple n’a manifesté un désir plus sincère et plus raisonnable de jouir en paix d’une constitution libre. J’ai donc pensé qu’il était utile de prouver que tous les genres de liberté tourneraient à l’avantage du gouvernement, s’il était loyal et juste.

Je ne me suis point laissé arrêter par une difficulté bizarre qu’on ne cesse d’opposer à ceux qui veulent appuyer leurs raisonnements des exemples que nous avons sous les yeux. J’ai cité l’Angleterre, faute de pouvoir citer un autre pays qui nous présentât des leçons pareilles[7]. Certes, je voudrais bien avoir pu varier mes citations, et avoir trouvé en Europe plusieurs pays à citer de même. J’ai cité l’Angleterre, malgré les hommes qui prétendent qu’il est indigne de nous d’imiter nos voisins, et d’être libres et heureux à leur manière.

Il me semble que nous n’avons pas eu assez à nous louer de l’originalité de nos tentatives pour redouter à ce point l’imitation, ou plutôt je dirai que n’ayant fait qu’imiter dans nos erreurs, tantôt de petites démocraties orageuses, sans égard aux différences des temps et des lieux, tantôt un despotisme grossier, sans respect pour la civilisation contemporaine, nous n’aurions pas à rougir d’une imitation de plus qui concilierait nos habitudes avec nos droits, nos souvenirs avec nos lumières, et tout ce que nous pouvons conserver du passé avec les besoins invincibles et impérieux du présent, besoins invincibles et impérieux, dis-je, car il est manifeste pour tout homme qui ne veut pas se tromper ou tromper les autres, que ce que la nation voulait en 1789, c’est-à-dire une liberté raisonnable, elle le veut encore aujourd’hui ; et je conclus de cette persistance, qui, malgré tant de malheurs, se reproduit depuis vingt-cinq ans, chaque fois que l’opinion ressaisit la faculté de se faire entendre, que la nation ne peut pas cesser de vouloir cette liberté raisonnable et de la chercher.


  1. La censure préalable établie sous la Restauration était un legs de l’ancienne monarchie. Jusqu’en 1789, la pensée comme la croyance fut tenue dans un complet état de subordination. Tout en se montrant favorables aux progrès de l’instruction, et très-sensibles à la gloire de la littérature nationale, les rois ne favorisaient l’instruction et les lettres qu’à la condition expresse qu’elles seraient monarchiques et catholiques. Après avoir encouragé la propagation de l’imprimerie, les rois s’effrayèrent de ce nouvel instrument de propagande, et les édits de 1565, 1571, 1612, 1727, 1737, 1781, posèrent en principe que nul dans le royaume ne pouvait publier un livre sans en avoir obtenu l’autorisation et l’avoir fait examiner. Les écrivains, les imprimeurs et les libraires furent quelquefois assimilés aux plus grands criminels, et la déclaration du 16 avril 1757 édicta la peine de mort contre les imprimeurs qui publiaient des livres contraires à la religion, propres à émouvoir les esprits, à donner atteinte à l’autorité royale et à troubler l’ordre publie. Les premières protestations contre le système de compression à outrance datent en France des premières années du seizième siècle et des écrivains protestants. Elles se reproduisent avec une extrême énergie au dix-huitième siècle, et se formulent dans les cahiers des États généraux, sous le nom nouveau de Liberté de la presse. Le clergé seul se montra hostile à cette liberté, les deux autres ordres la réclamèrent avec insistance. Voir Cahiers des États généraux, Paris, 1866, t. II, à la table au mot Liberté de la presse.
    (Note de l’éditeur.)
  2. Voyez à ce sujet l’excellente brochure que vient de publier un académicien, M. Suard, dont les écrits sont toujours remplis d’idées justes, et applicables, et dont la conduite, pendant sa longue et noble carrière, est un rare modèle de sagesse et d’élévation, de mesure et de dignité.
  3. Delolme, Constitution d’Angleterre, ch. xii. Paris, 1787, t. II, p. 44.
  4. Delolme, ch. xii, t. II, p. 46, à la note.
  5. On a en général parmi nous une propension remarquable à jeter loin de soi tout ce qui entraîne le plus petit inconvénient, sans examiner si cette renonciation précipitée n’entraîne pas un inconvénient durable. Un jugement qui paraît défectueux est-il prononcé par des jurés ? on demande la suppression des jurés. Un libelle circule-t-il ? on demande la suppression de la liberté de la presse. Une proposition hasardée est-elle émise à la tribune ? On demande la suppression de toute discussion ou proposition publique. Il est certain que ce système bien exécuté atteindrait son but. S’il n’y avait pas de jurés, les jurés ne se tromperaient pas. S’il n’y avait pas de livres, il n’y aurait pas de libelles. S’il n’y avait pas de tribune, ou ne serait plus exposé à s’égarer à la tribune. Mais on pourrait perfectionner encore cette théorie. Les tribunaux, quelle que fût leur forme, ont parfois condamné des innocents ; on pourrait supprimer les tribunaux. Les armées ont souvent commis de très-grands désordres, on pourrait supprimer les armées. La religion a causé la Saint-Barthélemy, on pourrait supprimer la religion. Chacune de ces suppressions nous délivrerait des inconvénients que la chose entraîne ; il n’y a que deux difficultés : c’est que dans plusieurs cas la suppression est impossible, et que, dans ceux où elle est possible, la privation qui en résulte est un mal qui l’emporte sur le bien.
  6. On regarde une loi précise contre la calomnie comme très-difficile à rédiger. Je crois que le problème peut se résoudre d’un mot. Les actions des particuliers n’appartiennent point au public. L’homme auquel les actions d’un autre ne nuisent pas n’a pas le droit de les publier. Ordonnez que tout homme qui insérera dans un journal, dans un pamphlet, dans un livre, le nom d’un individu, et racontera ses actions privées, quelles qu’elles soient, lors même qu’elles paraîtraient indifférentes, sera condamné à une amende, qui deviendra plus forte, en raison du dommage que l’individu nommé sera exposé à éprouver. Un journaliste ou un écrivain qui déroberait les livres de compte d’un banquier et les publierait, serait certainement coupable, et je crois que tout juge devrait le condamner. La vie privée d’un homme, d’une femme, d’une jeune fille leur appartiennent, et sont leur propriété particulière, comme les comptes d’un banquier sont sa propriété. Nul n’a le droit d’y toucher. On n’oblige un négociant à soumettre ses livres à des étrangers que lorsqu’il est en faillite. De même, on ne doit exposer au public la vie privée d’un individu que lorsqu’il a commis quelque faute qui rend l’examen de cette vie privée nécessaire. Tant qu’un homme n’est traduit devant aucun tribunal, ses secrets sont à lui, et quand il est traduit devant un tribunal, toutes les circonstances de sa vie qui sont étrangères à la cause pour laquelle il est en jugement sont encore à lui, et ne doivent pas être divulguées.

    Étendez cette règle aux fonctionnaires publics, dans tout ce qui tient à leur existence privée. Les lois et les actes ministériels doivent, dans un pays libre, pouvoir être examinés sans réserve, mais les ministres comme individus doivent jouir des mêmes droits que tous les individus. Ainsi, lorsqu’une loi est proposée, liberté entière sur cette loi. Lorsqu’un acte qu’on peut soupçonner d’être arbitraire a été commis, liberté entière pour faire connaître cet acte : car un acte arbitraire ne nuit pas seulement à celui qui en est victime, il nuit à tous les citoyens qui peuvent être victimes à leur tour. Mais si dans l’examen de la loi, ou en faisant connaître l’acte arbitraire, l’écrivain cite des faits relatifs au ministre, et qui soient étrangers aux propositions qu’il appuie ou aux actes de son administration, qu’il soit puni pour cette mention seule, sans même que l’on examine si les faits sont faux ou s’ils sont injurieux.

    Cette mesure, purement répressive, répond à la plupart des objections qu’on allègue contre la liberté de la presse. « Si ma femme ou ma fille sont calomniées, a-t-on dit, les ferai-je sortir de leur modeste obscurité, pour poursuivre le calomniateur devant un tribunal ? Parlerai-je de leur honneur outragé, devant ce public léger et frivole qui rit toujours de ces sortes d’accusations, et qui répète sans cesse que les femmes les plus vertueuses sont celles qu’il ne connaît pas ? Si je suis calomnié moi-même, irai-je me plaindre, pendant six mois, devant des juges qui ne me connaissent point, et courir le risque de perdre mon procès, après avoir perdu beaucoup de temps et dépensé beaucoup d’argent pour payer des avocats ? Il est beaucoup de gens qui aimeront mieux supporter la calomnie que de poursuivre une procédure dispendieuse. On nous aura délivrés des censeurs pour nous renvoyer à des juges ; nous aurons toujours affaire à des hommes dont les jugements sont incertains, et qui pourront, au gré de leurs passions, décider de notre réputation, de notre repos et du bonheur de notre vie. »

    Rien de tout cela n’existera. Il n’y aura point de longueurs dans une procédure qui ne consistera que dans la vérification de l’identité, seule question soumise aux tribunaux, qui, l’identité constatée, n’auront qu’à appliquer la loi. Il n’y aura point d’examen de la vérité du fait. On ne descendra point dans l’intérieur des familles. Les citoyens n’auront point à craindre d’être désolés par des demi-preuves, par des insinuations, par des rapprochements perfides. Le nom du plaignant se trouvant dans l’écrit même, servira de pièce de conviction. L’auteur ou l’imprimeur étant connus, le tribunal appliquera les peines immédiatement ; et ces peines, infligées tout de suite et rigoureusement exécutées, mettront bien vite un terme à ce genre d’agression. Assurément, si l’on condamnait un journaliste à mille francs d’amende pour chaque nom propre inséré dans son journal, de manière à mettre en scène un individu dans sa vie privée, il ne renouvellerait guère un amusement aussi cher. Qu’on empêche les délits futurs en punissant les délits passés : c’est le châtiment d’un assassin qui nous garantit de l’assassinat.

    On objecte la facilité de désigner les individus, sans les nommer, ou par des initiales. Je distingue ces deux moyens.

    Il est certain que le retranchement d’une ou de deux lettres dans un nom propre est un ménagement dérisoire. Mettez des obstacles à cette manière de désigner, en soumettant l’auteur à la même peine que s’il avait imprimé le nom en entier. Ce mode détourné de désignation ne peut jamais avoir un but légitime : il n’est que la ressource de la malignité. La liberté de la presse ne souffre en rien de la loi qui le punit.

    Quant à la désignation des individus par périphrases, elle est impossible à empêcher ; mais elle fait beaucoup moins de mal que les noms propres. C’est une malignité de coterie dont l’effet est restreint et passager. Ce sont les noms propres qui laissent des traces, qui plaisent à la haine, qui frappent la grande masse des lecteurs.

    Nous ne voulons point, par la liberté de la presse, ouvrir la carrière aux passions haineuses ou à la diffamation. Nous désirons que la pensée soit libre et que les individus soient en repos. Le moyen proposé atteint ce but. Les particuliers sont à l’abri. Le public et ses écrivains y gagneront, parce qu’il y aura dans les journaux des idées au lieu d’anecdotes, et des discussions sages au lieu de faits inutiles et défigurés.

  7. Dans la première édition de cet ouvrage, j’étais tombé dans une erreur grave, en indiquant l’Angleterre comme le seul pays où l’on eût joui de la liberté de la presse. J’avais oublié, je ne sais comment, la Suède, le Danemark, la Prusse, et tous les autres États protestants de l’Allemagne. En Suède, la liberté de la presse est illimitée ; et dans cette liberté on a longtemps compris celle des journaux. Ce n’est que depuis peu d’années, depuis 1810, si je ne me trompe, que de légères restrictions ont été établies pour les feuilles périodiques, et ces restrictions n’ont point été l’effet des inconvénients que la liberté avait entraînés. Elles ont eu lieu dans un moment où la Suède n’avait pas encore rompu ses relations avec Bonaparte, et craignait de l’irriter. La liberté des journaux n’a jamais produit en Suède aucun désordre intérieur ; elle n’a été limitée que pour complaire à l’homme tout-puissant que l’Europe entière était obligée de ménager. La guerre qui vient de se terminer a détourné l’attention du gouvernement de cet objet ; il n’a pu songer à révoquer une loi qui s’exécute à peine ; mais je tiens de la personne même qui a exercé cette censure avec une libéralité digne d’éloges, que l’une des premières opérations de la diète qui doit se réunir incessamment sera de l’abroger.