Œuvres poétiques de Christine de Pisan/Introduction

Œuvres poétiques de Christine de Pisan, Texte établi par Maurice RoyFirmin Didot (p. i-xxxviii).



INTRODUCTION



Une vie complète de Christine de Pisan ne pourra être utilement élaborée que le jour où les œuvres de cette célèbre femme auront été entièrement publiées et seront enfin sorties de l’oubli dans lequel elles demeurent injustement depuis plus de quatre siècles. Nous tenterons de l’écrire si nous réussissons à mener à bonne fin la tâche que nous nous sommes imposée. À l’heure présente il semble plus prudent de donner seulement au lecteur un simple aperçu biographique, contenant quelques notions indispensables, et de lui indiquer rapidement les sources principales auxquelles il pourra puiser de plus amples informations :

Jean Boivin. — Vie de Christine de Pisan (Mémoires de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, II (1736), p. 704-14).

Abbé Sallier. — Notice sur Christine de Pisan (Mémoires de l’Académie des Inscriptions, XVII (1751), p. 515-25).

Mlle de Kéralio. — Collection des meilleurs ouvrages composés par des dames. Paris, 1787, II.

Raimond Thomassy. — Essai sur les écrits politiques de Christine de Pisan. Paris, 1838.

Robineau. — Christine de Pisan, sa vie et ses œuvres. Saint-Omer, 1882.

Friedrich Koch. — Leben und Werke der Christine de Pizan. Goslar, 1885.


Indépendamment des indications fournies par les ouvrages précités, de nombreuses et consciencieuses recherches, tant dans les archives de France que dans celles d’Italie, pourront seules donner des détails biographiques ignorés jusqu’ici.

Une étude approfondie de l’ensemble de l’œuvre de Christine apportera en même temps un précieux contingent à l’histoire de sa vie et de son influence littéraire. Car dans ses travaux mêmes l’auteur s’est plu à parler de ses propres impressions, à soulever discrètement le voile de sa vie, à retracer ses joies et ses malheurs ; mais de toutes ses compositions la Mutation de Fortune et la Vision ont été surtout les dépositaires de ses sentiments personnels.

Voici quant à présent les grands traits de la vie de notre poète :


Christine de Pisan naquit à Venise vers 1363. Son père, homme distingué, avait épousé la fille d’un conseiller de la République vénitienne, charge à laquelle l’appelèrent bientôt lui-même l’estime et la considération de ses compatriotes. Thomas de Pisan jouissait en même temps d’une grande réputation de philosophe et d’astrologue. La renommée de son savoir et de son mérite étant parvenue jusqu’à la cour de France, Charles V lui fit des offres avantageuses pour l’attirer et l’attacher à sa personne. Notre savant italien ayant obtenu, avec les bonnes grâces du souverain, une place dans le Conseil royal, se résolut bientôt à adopter une nouvelle patrie et fit venir auprès de lui toute sa famille. Sa femme et la jeune Christine, âgée seulement de cinq ans, magnifiquement parées de riches costumes vénitiens, arrivèrent au Louvre (1368) et furent présentées au roi qui leur fit le plus gracieux accueil.

Élevée au milieu de cette cour de France, alors aussi renommée par sa magnificence que par la distinction des personnes qui la fréquentaient, Christine de Pisan y développa par une instruction soignée, par une éducation empreinte du meilleur ton et des sentiments les plus recherchés, les précieuses dispositions dont la nature avait si heureusement doté son intelligence supérieure. À peine fut-elle parvenue à sa quinzième année (1378) que les charmes de son esprit et de sa personne la firent rechercher d’un grand nombre de gentilshommes, mais son père fixa son choix sur un jeune homme d’une bonne maison de Picardie, Étienne du Castel, dont les qualités et le mérite tenaient lieu des avantages de la fortune.

L’avenir qui semblait s’ouvrir plein de promesses heureuses pour ces jeunes époux, réservait cependant à Christine de dures épreuves ; les premières années de son mariage furent le point de départ de ses infortunes et de ses malheurs. Le roi mourut le 16 septembre 1380. Thomas de Pisan, déchu de son crédit et éloigné de la Cour, ne survécut que quelques années à son maître et à son bienfaiteur. Étienne du Castel, par sa valeur personnelle et par l’influence que lui donnait sa charge de secrétaire du roi, continuait encore les traditions de la famille de son beau-père, lorsqu’il fut emporté lui-même par une maladie contagieuse à l’âge de 34 ans (1389). Christine qui n’avait que 25 ans reste veuve avec trois enfants. Plongée dans sa profonde douleur elle est encore attristée par de nombreux procès avec des débiteurs de mauvaise foi et par des pertes d’argent qui en furent la conséquence ; c’est alors qu’elle demande au travail, à la poésie, à la littérature, la consolation et l’oubli de ses peines. Elle commence une vie nouvelle, entièrement consacrée à l’étude, mais plus heureuse en douces satisfactions. Son talent se révélera d’abord dans des poésies légères, pleines de charme et de saveur, jusqu’au jour où l’essor de son génie l’élèvera à la hauteur des grandes compositions qui ont immortalisé son nom.


DESCRIPTION DES MANUSCRITS


Christine de Pisan, que sa situation précaire avait engagée à tirer parti de son instruction et de son remarquable talent, devait rechercher avec empressement toute occasion destinée à lui procurer quelques ressources. Aussi fit-elle exécuter un grand nombre de copies de ses œuvres, afin de les offrir aux princes et aux riches seigneurs auxquels leur amour pour les lettres et la réputation de l’auteur faisaient un devoir d’apprécier ces gracieux hommages à leur juste valeur. Cette multiplicité de manuscrits rend aujourd’hui plus lourde et plus difficile la tâche que doit s’imposer tout éditeur consciencieux. En raison de cette considération nous avons cru préférable de préparer pour chaque tome une préface donnant la liste et l’appréciation des manuscrits renfermant les œuvres que nous devons publier.

Notre riche Bibliothèque nationale possède plusieurs recueils contenant les poésies dont nous offrons le texte dans ce premier volume.

A1 — (Bibl. Nat. F. français 835, 606, 836 et 605). Ces quatre volumes forment le ms. qui doit servir de base à cette édition, l’exécution en fut préparée et surveillée par Christine elle-même qui le destinait au duc de Berry ; il est ainsi décrit dans les Inventaires publiés par M. L. Delisle[1].

« Un livre compilé de plusieurs balades et ditiés, fait et composé par damoiselle Cristine de Pisan, escript de lettre de court, bien historié et enluminé, lequel Monseigneur a acheté de la dite damoiselle 200 escus. — Tous mes bons jours. — 50 liv. (Évaluation faite à la requête des exécuteurs testamentaires du duc de Berry), — Inventaire de l’année 1413, Arch. nat. KK 258. — Inventaire de l’année 1416, Bibl. Sainte-Geneviève, ms. L. 54 f. — Baillé à la Duchesse de Bourbonnais ».

M. L. Delisle n’a pas rapporté cette mention au ms. de la Bibl. nat. qui porte actuellement le n° 835 du fonds français parce qu’une interversion de feuillets l’a empêché d’établir la concordance du premier vers du second feuillet, « Tous mes bons jours. »

Cette identification reconnue, nous devons en outre faire remarquer que le ms. de la bibliothèque du duc de Berry est aujourd’hui divisé en quatre fragments portant les nos 835, 606, 836 et 605. Les œuvres que renferment ces quatre tomes offrent une numérotation continue, ainsi qu’il suit :

Le ms. 835 contient les articles 1 à 13 :

     1 Cent Ballades.
     2 Virelais.
     3 Ballades « d’estrange façon ».
     4 Lais.
     5 Rondeaux.

     6 Jeux à vendre.
     7 Ballades de divers propos.
     8 Épitre au dieu d’Amours.
     9 Complainte amoureuse.
     10 Le Débat de deux Amants.
     11 Le Dit des trois jugements amoureux.
     12 Le Dit de Poissy.
     13 Les Épitres sur le Roman de la Rose.

Le ms. 606 renferme l’art. 14 :

      14 L’Épitre d’Othéa.

Le ms. 836 comprend les art. 15 à 21 :

     15 Le Chemin de long estude.
     16 Les Enseignements moraux.
     17 Oraison Notre Dame.
     18 Les quinze joies Notre Dame.
     19 Le Dit de la « Pastoure ».
     20 Oraison Notre Seigneur.
     21 Le duc des vrais amants.

Enfin le ms. 605 complète le vol. par les art. 22 à 25.

 
     22 Épitre à la Reine Isabelle.
     23 Épitre à Eustache Morel.
     24 Proverbes moraux.
     25 Le livre de Prudence.

Ces divers nos d’articles, indiquant l’ordre dans lequel les différentes pièces ont été transcrites, permettent ainsi de reconstituer d’une façon certaine l’ensemble du ms. tel qu’il était à l’origine. D’ailleurs, si quelque doute subsistait encore après ce rapprochement pourtant bien caractéristique, il serait vite dissipé par un examen sommaire de l’écriture, de la disposition identique des quatre fragments, de l’enluminure des miniatures ou des lettres ornées, dues certainement à la même plume et au même pinceau.

M. Paulin Paris[2] avait déjà reconnu l’ancienne composition du ms. pour les fractions portant les nos 835, 836 et 605, mais il n’a pas reconstitué la totalité du volume. M. L. Delisle a également soupçonné cette corrélation sans l’expliquer et en l’étendant plus qu’il n’est légitime, car il semble faire rentrer dans la même famille des mss. tout à fait disparates[3].

Cette division existait d’ailleurs dès le commencement du xvie siècle, ainsi qu’il est permis de le constater par trois mentions que la même main a tracées à cette époque sur le premier feuillet de garde collé aujourd’hui à la reliure des mss. 835, 606 et 605. La première note indique les œuvres contenues dans le fragment 835, la seconde (ms. 606) est ainsi conçue : « En ce livre a cent une hystoire et xlvi feuilletz escriptz, et fut reveu par frere       le iie jour de avril Mil Ve et dix », la troisième mention donne la même date. Il est donc probable qu’à l’origine le ms. se trouvait en cahiers simplement rattachés entre eux, mais non recouverts d’une reliure, et que pour le consulter plus facilement on le sépara bientôt en plusieurs parties qui furent reliées et inventoriées comme autant de livres différents. Le fragment 835 fut d’abord relié en velours rouge, aujourd’hui il l’est en maroquin rouge aux armes de France sur les plats, à la fleur de lis sur le dos ; le ms. 836 était également recouvert de velours rouge, et aujourd’hui de veau racine au chiffre de Louis XVIII sur le dos. Quant à la reliure des autres fractions elle paraît avoir été identique, ainsi qu’il résulte des renseignements que l’on trouvera plus loin dans l’inventaire de la Bibliothèque des ducs de Bourbon.

Ces différents fragments réunis forment un superbe ms. composé des principales poésies de Christine, ne comprenant pas moins de 269 feuillets et illustré de 120 jolies miniatures.

Cette reconstitution nous permet en outre de fixer d’une façon précise l’époque de la confection du recueil. En effet, l’œuvre la plus récente qui y soit insérée doit être sans aucun doute les Épitres sur le Roman de la Rose en tête desquelles se trouve la lettre d’envoi adressée à la reine Isabelle et datée de l’avant-veille de la Chandeleur 1407. C’est donc dans un intervalle de quatre ans, entre 1408 et 1413 (date du premier inventaire[4] mentionnant le vol. de Christine) que notre ms. a été préparé et offert au duc de Berry. L’importance de l’ouvrage et la valeur des œuvres qu’il renferme expliquent maintenant tout le prix que Jean de Berry devait y attacher et la générosité (200 écus) avec laquelle il sût reconnaître l’hommage de l’auteur. Il avait du reste accueilli avec beaucoup de grâce et de largesse le Livre du Chemin de longue étude le 20 mars 1403, le Livre de la Mutation de Fortune en mars 1404[5], les Faits et Bonnes mœurs de Charles V, le 1er janvier 1405, les Sept Psaumes, le 1er janvier 1410 ; il reçut encore plus tard, les Faits d’Armes et de Chevalerie, le 1er janvier 1413, et le Livre de la Paix le 1er janvier 1414 ; sa riche bibliothèque renfermait aussi un exemplaire distinct de l’Épitre d’Othéa et le livre de la Cité des Dames[5] ; Christine lui avait donc offert successivement presque tous ses ouvrages.

Le précieux ms., dont nous avons reconstitué l’ensemble, fut recueilli dans la succession du duc de Berry (inventaire de 1416), par sa fille Marie, épouse de Jean Ier duc de Bourbon ; cette princesse, très versée dans l’étude des lettres, conserva de la superbe collection de son père 41 mss. qui lui furent attribués pour une somme de 2,500 liv.[6] ; on estima 50 liv. l’exemplaire des œuvres de Christine. Notre ms. prit désormais place dans la librairie que les ducs de Bourbon avaient installée dans leur château de Moulins, et pendant tout le xve siècle resta entre les mains de ces princes qui se distinguèrent autant par la noblesse de leur race que par leur goût des livres et les encouragements qu’ils aimaient à donner aux savants leurs contemporains. En 1523 lorsque François Ier fit saisir les biens du connétable de Bourbon, on dressa l’inventaire de la librairie de Moulins. Un commissaire du roi, Pierre Antoine, en constata l’état le 19 septembre 1523 et se servit à cet effet d’anciens inventaires qui lui furent communiqués par Mathieu Espinete, chanoine de Moulins, commis à la garde des livres du duc de Bourbon. Parmi les nombreux mss. qui ornaient cette riche bibliothèque, nous trouvons sous la rubrique suivante (correspondant justement à la date des mentions inscrites sur les feuillets de garde des volumes et que nous avons signalées plus haut), une description détaillée et exacte des œuvres comprises dans les divers fragments qui formaient à l’origine le ms. offert par Christine au duc de Berry.

« Ce sont les livres qui ont été restituez et aportez de Paris l’an M. Vc X. C’est assavoir :

— Ung volume ou a cent ballades, plusieurs laiz et virelay, l’espitre au dieu d’amours, le débat des deux amans, les troys jugemens, le dit de Poissy, les espitres sur le rommant de la Roze, en parchemin, à la main.

— Ung autre ou est le livre du chemin de long estude, les ditz de la Pastour, une belle oraison de Sainct Gregoires, et le livre du duc des vraiz amans, en parchemin, a la main.

— Ung autre volume contenant les troys livres de la cité des Dames, en parchemin, à la main (ms. indiqué à l’inventaire du duc de Berry, n° 293, auj. f. fr. 607.)

— Ung autre volume des espitres que Othea déesse de prudence envoya a Hector de Troye, en parchemin, a la main.

— Ung autre volume ou est ecrit le livre de Prudence, les proverbes moraulx, une espitre a la Royne de France, une autre a Eustace Morel, en parchemin, a la main.

Lesdits cinq livres sont touz couvers de veloux rouge et tenné, garnys de fermaus de leton, de boulhons et carrées ».

(Inventaire des livres qui sont en la librairie du chasteau de Molins. 19 sept. 1523. — Bibl. Nat. coll. Dupuy ; vol. 438. — Publié par M. Le Roux de Lincy, Paris, 1850, dans les Mélanges de la Société des bibliophiles français. — Réimprimé par M. Ghazaud à la suite des Enseignements d’Anne de France. Moulins, 1878, in-4o, p. 2 55-6).


Ces mss. furent ensuite transportés au château de Fontainebleau ou François Ier se glorifiait d’avoir formé une des collections les plus considérables de l’Europe. La Bibliothèque du Roi revint à Paris à la fin du règne de Charles IX ; notre ms. y est conservé depuis cette époque, il figure en effet dans les inventaires de 1620 (Rigault) sous les cotes 693, 672, 673 ; de 1645 (Dupuy) comme portant les nos 408,409, 466, 862, et enfin dans le catalogue de 1682 sous les nos 7088, 7089, 7216, 7217.


A2 — Musée britannique, Harl. 4431. — Ornée de riches miniatures et d’une exécution très soignée, cette belle copie a été préparée pour être offerte à la reine Isabelle de Bavière, comme le témoigne la Dédicace de Christine de Pisan. Il est probable qu’à l’époque des malheurs qui affligèrent la France au xve siècle ce ms. fut transporté en Angleterre. Une mention inscrite sur un feuillet de garde permet de constater qu’au xviie siècle il faisait partie de la collection du duc de Newcastle ; cette indication est ainsi conçue « Henry Duke of Newcastle, his booke, 1676. » Le volume renferme 398 feuillets et est illustré de superbes miniatures[7]. Ce bel exemplaire est d’un grand prix en raison de son origine, de sa richesse et de la qualité de son texte, mais ce qui lui donne surtout une valeur exceptionnelle, c’est qu’il renferme un certain nombre de poésies qui n’existent pas dans les divers mss. des dépôts publics de notre pays ; il nous fournit le texte de cinq nouvelles ballades et de quatre rondeaux, plus une complainte amoureuse inconnue jusqu’ici ; il contient, en outre, un poème tout entier intitulé « Cent balades d’Amant et de Dame », véritable peinture des impressions délicates et variées de deux amoureux dont les sentiments sont tracés avec beaucoup de grâce et d’expression. Cette œuvre assez considérable a dû être composée uniquement pour la reine Isabelle de Bavière, ainsi que peuvent le laisser supposer quelques mots de la Dédicace et de la première ballade[8]. Ce recueil de ballades n’est mentionné dans aucune des publications qui comprennent l’énumération des compositions poétiques de Christine de Pisan et nous serons heureux d’en offrir la primeur dans l’un des volumes suivants. Nous donnons dès à présent la Dédicace à la reine Isabelle :

Très excellent, de grant haultesse
Couronnée, poissant princesse,
Tre’s noble roÿne de France,
Le corps enclin vers vous m’adresce
En saluant par grant humblece ;
Pry Dieu qu’il vous tiengne en souffrance
Lonc temps vive, et après l’oultrance
De la mort vous doint la richece
De Paradis, qui point ne cesse,
Et au monde sanz decevrance
Paix, joye et toute recouvrance
De quanqu’il affiert a leece.

Haulte dame, en qui sont tous biens.
Et ma tre’s souvraine, je viens
Vers vous, comme vo créature,
Pour ce livre cy que je tiens
Vous présenter, ou il n’a riens,
En histoire n’en escripture,
Que n’aye en ma pensée pure
Pris ou stile que je détiens
Du seul sentement que retiens
Des dons de Dieu et de nature,
Quoy que mainte aultre créature
En ait plus en fait et maintiens.

Et sont ou volume compris
Plusieurs livres es quieulx j’ay pris
A parler en maintes manières

Differens, et pour ce l’empris
Que on en devient plus appris
D’oÿr de diverses matieres,
Unes pesans, aultres legieres,
A qui se delitte ou pourpris
Des livres, qui maint ont en pris
Fait monter et prendre manieres
Belles ; si doit on avoir chieres
Escriptures, non en despris.

Car, si que les sages tesmoignent
En leurs escrips, les gens qui songnent
De lire en livres voulentiers,
Ne peut qu’aucunement n’eslongnent
Ygnorence, que ceulx ressongnent
Qui de sens suivent les sentiers.
Si en valent mieulx ceulx le tiers,
Voire plus qui s’en embesongnent
Et qui la peine ne ressongnent
D’apprendre, il n’est si beaulx mestiers
Ne qui face gens si entiers,
Quoy que les folz, peut estre, en grongnent

Si l’ay fait, ma dame, ordener
Depuis que je sceus qu’assener
Le devoye a vous, si qu’ay sceu
Tout au mieulx et le parfiner
D’escripre et bien enluminer.
Dès que vo command en receu,
Selons qu’en mon cuer j’ay conceu
Qu’il faloit des choses finer
Pour bien richement l’affiner
A fin que fust apperceü
Que je mets pouoir, force et sceu,
Pour vo bon vueil entériner.

Dont vous plaise, très haulte et digne.
Le prendre en gré, tout soye indigne
Que mon euvre estre presentée
Vous doye, mais vostre benigne
Condicion qui ne decline
D’umilité, trés redoubtée
Dame, tout soiez hault montée,
Ne vous seuffre en fait ne en signe
Que ne soyez, comme roÿne
Doit estre, humaine et arrestée ;
Et pour ce ne me suis doubtée
Que vous l’ayés a ce termine.

De mon labour et lonc travail
Du livre que mes en vo bail,
Qui contient grant euvre et penible,
Combien que peut estre g’y fail
En maint lieux parce que je vail
Trop pou en sens, bien est possible.
Ne vueillez pas, dame sensible,
Pour tant prendre garde au deffail,
Mais a ce que je me travail
Voulentiers de ce que possible
M’est a faire en chose loisible,
Qu’a haulte gent voulentiers bail.

Si suppli en conclusion,
Haulte dame d’atraction
D’empereurs de digne mémoire,
Qu’en bénigne devocion
Vous plaise mon entencion
Prendre en gré, qui loyale et voire
Est et sera, et si notoire
Geste mienne posicion
Vous soit qu’a tousjours mencion

 
Soit de moy en vostre mémoire,
Si que vostre grece m’avoire
Qu’ayés a moy affection.


Le ms. du Musée Britannique contient les mêmes formes de langue que nous rencontrons dans le ms. de la Bibl. Nat. Comme ce dernier il renferme 50 ballades « de divers propos », tandis que 29 seulement se trouvent dans les autres mss. ; de plus il n’apporte pour ainsi dire pas de variantes au texte du ms. que nous avons reconstitué plus haut et paraît avoir été confectionné sur le même plan ou d’après les mêmes documents, mais à une époque un peu postérieure. Il contient en effet des œuvres qui ne se trouvent pas dans le ms. du duc de Berry, à côté duquel nous le jugeons cependant digne à tous égards de prendre place.

Toutefois, malgré les avantages que peut offrir le ms. du Musée britannique, nous n’avons pas eu d’hésitation pour adopter dans cette édition le texte du ms. du duc de Berry et lui donner la préférence pour toutes les poésies qu’il renferme. Il est facile du reste d’invoquer en sa faveur les meilleures considérations, tirées non seulement de son origine bien établie, mais surtout de l’excellence de son texte. Enfin une dernière raison, et elle a bien son importance, il est de tous les mss. que nous ayons retrouvés, celui qui se rapproche le plus de la date de composition des différentes pièces dont il donne le texte[9]

Ce ne sera donc que pour mémoire, et afin d’établir une généalogie complète, que nous signalerons les mss. suivants, exécutés vers le milieu du xve siècle et bien inférieurs sous tous les rapports aux deux mss. précédents :

B1 — Le ms. 604 du fonds français, sur vélin, très volumineux (314 feuillets), mais incomplet de plusieurs feuillets, contient la plus grande partie des œuvres poétiques de Christine cependant sa préparation est restée inachevée, la place des miniatures est en blanc et les lettres initiales, destinées à recevoir une ornementation, ne sont même pas indiquées[10]. Il était coté dans l’ancien fonds (Inventaire de 1682) sous le no 7087[10], et provenait de la collection De La Mare no 413.

B2. — Le ms. 12779 (174 feuillets), à peu près de la même époque que le précédent, mais plutôt de la seconde moitié du xve siècle, ne présente pas grand intérêt ; défectueux de quelques feuillets, il renferme des miniatures très médiocres. Il a appartenu à La Curne de Sainte-Palaye qui en fit faire deux copies, l’une conservée aujourd’hui à la Bibliothèque de l’Arsenal sous le n° 3295 (provenant de la collection Mouchet, n° 6), et l’autre à la Bibl. Nat. Fonds Moreau, 1686 (Mouchet, n° 8).

B3. — Nous devons indiquer en même temps un autre ms. faisant partie de la même famille, et déposé par M. le comte de Toustain chez MM. Morgand et Fatout, libraires[11]. Il contient en deux volumes presque toutes les poésies de Christine, mais il est absolument identique pour le texte aux mss. 604 et 12779. Nous ferons également remarquer que ce ms. porte, comme ses deux contemporains de la Bibl. nat., la rubrique suivante inscrite sur la feuille de garde :

« Cy commencent les rebriches de la table de ce présent volume, fait et compilé par Christine de Pisan, demoiselle, commencié l’an de grâce Mil c.c.c. iiij XX XIX, Eschevé et escript en l’an Mil quatre cens et deux, la veille de la nativité Saint Jean-Baptiste. »

Cette mention, qui ne peut se rapporter qu’à la date de composition des premières poésies contenues dans ces trois mss., nous fournit une indication certaine pour établir la parenté rapprochée qui existe entre eux. Cette alliance se manifeste sous bien d’autres rapports. Nous en trouvons la preuve dans l’ordre identique suivi pour la transcription des différentes pièces, dans le nombre des ballades de divers propos qui est le même dans les trois mss., dans la forme orthographique des mots, dans la similitude des variantes, et enfin dans certaines lacunes et quelques vers faux qui se trouvent rectifiés dans les mss. A.[12]

Ces divers rapprochements nous ont permis de reconstituer dans le tableau suivant la généalogie probable des mss. contenantes œuvres que nous publions dans ce premier volume :


ORIGINAL
A1 A2 « B »
B1 B2 B3

Les quelques indications données plus haut sur la disposition des différentes œuvres d’après les familles de manuscrits et sur le nombre variable des compositions, principalement des ballades de divers propos, ressortiront plus clairement encore des deux tableaux ci-joints, qui seront en même temps les meilleures pièces justificatives de la généalogie que nous venons d’établir.

Ordre suivant lequel sont disposés les diverses œuvres contenues dans les manuscrits des familles A et B.
A1 A2 B1 B2 B3
I. 1. — Cent Ballades. 1. — Cent Ballades. 1. — Cent Ballades.
II. 2. — 16 Virelais. 2. — 16 Virelais. 2. — 16 Virelais.
III. 3. — 4 Ballades d’Étrange façon. 3. — 4 Ballades d’Étrange façon. 3. — 3 Ballades d’Étrange façon.
La 4e se trouve au milieu des autres Ballades sous le no  XXI.
IV. 4. — 2 Lais. 4. — 2 Lais. 4. — 29 Ballades de divers propos.
(29 ballades seulement.)
V. 5. — 67 Rondeaux.
Les rondeaux 50, 62, 63 et 64 sont manquant dans B.
5. — 67 Rondeaux.
Le même ordre sauf pour les rondeaux XXVII et XXVIII qui portent ici les nos XLVII et XLVIII.
5. — Complainte amoureuse.
VI. 6. — 70 Jeux à vendre. 6. — 70 Jeux à vendre. 6. — 2 Lais.
VII. 7. — 50 Autres Ballades ou Ballades de divers propos.
La ballade 44 de A2 manque et est remplacée par une autre (65) qui ne se trouve pas dans A2.
7. — 50 Autres Ballades ou Ballades de divers propos.
Même ordre et même nombre mais la ballade 45 de A1 et est remplacé par un nouvelle.
7. — 65 Rondeaux.
Les rondeaux 54 et 69 manquent dans A.
VIII. 8. — Épitre au dieu d’amours. 8. — Une complainte amoureuse. 8. — 70 Jeux à vendre.
IX. .......... 9. — Encore Autres Ballades. ..........
X. 9. — Complainte amoureuse. 10. — Épitre au dieu d’amours. 9. — Le débat de deux Amants.
XI. .......... 11. — Une autre complainte amoureuse. ..........
XII. 10. — Le débat de deux Amants. 12. — Le débat de deux Amants. 10. — Épitre au dieu d’amours.
XIII. .......... .......... 11. — Le dit de la Rose.
XIV. 11. — Ledit des trois jugements amoureux. 11. — Ledit des trois jugements amoureux. 12. — Ledit des trois jugements amoureux.
XV. 12. — Le dit de Poissy. 14. — Le dit de Poissy. 13. — Le dit de Poissy.
XVI. 13. — Les Épîtres sur le Roman de la Rose. 15. — L’Épître d’Othea. 14. — L’Épître d’Othea.
XVII. 14. — L’Épître d’Othea. 16. — Le duc des vrais mants. 15. — Les Épîtres sur le Roman de la Rose.
XVIII. 15. — Le chemin de longue étude. 17. — Le chemin de longue étude. 16. — Les enseignements moraux.
XIX. 16. — Les enseignements moraux. 18. — Le dit de la Pastoure 17. — Oraison Notre Dame.[13]
XX. 17. — Oraison Notre Dame. 19. — Les Épîtres sur le Roman de la Rose. 18. — Les Quinze Jours Notre Dame[13].
XXI. 18. — Les Quinze Jours Notre Dame. 20. — Épître à Eustache Morel. 19. — Oraison Notre Seigneur[14].
XXII. 19. — Le dit de la Pastoure 21. — Oraison Notre Seigneur. 21. — Le dit de la Pastoure[15]B1 B3
XXIII. 19. — Oraison Notre Seigneur. 22. — Proverbes moraux. 21. — Le chemin de longue étude.[16]
XXIV. .......... .......... 22. — La mutation de Fortune.B1
XXV. 21. — Le duc des vrais amants. 23. — Les Enseignements moraux. 23. — Épître à la reine Isabelle.
(incomplet) (feuillets arrachés).
XXVI. 22. — Épître à la reine Isabelle. 24. — Oraison Notre Dame
XXXII. 23. — Épître à Eustache Morel. 25. — Les Quinze Joyes Notre Dame.
XXVIII. 24. — Proverbes moraux. 26. — Le Livre de Prudence.
XXIX. 25. — Le Livre de Prudence. 27. — La Cité des Dames.
XXX. 28. — Cent Ballades d’Amant et de Dame.


TABLEAU PRÉSENTANT LA CONCORDANCE
DES BALLADES DE DIVERS PROPOS
SELON LES FAMILLES DE MANUSCRITS A ET B

Nos des Ballades dans la présente édition. REFRAINS DES BALLADES Nos des Ballades dans la famille A. Nos des Ballades dans la famille B.
I. — Car qui est bon doit estre appelle riche 1 1
II. — Si com tous vaillans doivent estre 2 3
III. — Et Dieux vous doint leur bon droit soustenir 3 2
IV. — Et honneur en toutes querelles 4 4
V. — Avisons nous qu’il nous convient morir 5 5
VI. — Ne les princes ne les daignententendre 6 6
VII. — Car de Juno n’ay je nul reconfort 7 7
VIII. — Il veult trestout quanque je vueil 8 »
IX. — Amours le veult et la saison le doit 9 8
X. — Amours le veult et la saison le doit 10 9
XI. — Assez louer, ma redoubtée dame 11 10
XII. — Si qu’a tousjours en soit mémoire 12 11
XIII. — Vous semble il que ce fausseté soit ?. 13 12
XIV. — Juno me het et meseûr me nuit 14 13
XV. — Se Dieu et vous ne la prenez en cure 15 14
XVI. — Ce premier jour que l’an se renouvelle. » 15
XVII. — N’on n’en pourroit assez mesdire 16 16
XVIII. — Ce jour de l’an, ma redoubtée dame 17 17
XIX. — Ce jour de l’an vous soiez estrené 18 18
XX. — Ce plaisant jour premier de l’an nouvel 19 19
XXI. — Si le vueilliez recepvoir pour estreine 20 »
XXII. — Si le vueilliez, noble duc, recevoir 21 20
[17] Aime le ; si feras que sage » 21
XXIII. — Faittes voz faiz a voz ditz accorder
XXIV. — Le corps s’en va, mais le cuer vous demeure 22 22
XXV. — Fleur de printemps, muguet et fleur d’amours 23 23
XXVI. — Et certes le doulz m’aime bien 25 »
XXVII. — Et ce vous fait a tout le monde plaire 26 24
XXVIII. — En ce jolis plaisant doulz moys de May » 25
XXIX. — De hault honneur et de chevalerie 27 26
XXX. — Sera retrait de leur haulte vaillance 28 27
XXXI. — On vous doit bien de lorier couronner 29 28
XXXII. — A pou que mon cuer ne font ? 30 »
XXXIII. — D’entreprendre armes et peine 31 29
XXXIV.
à LIII.
Ces ballades existent seulement dans les mss. de la famille A et suivant un ordre identique ; remarquons en outre, que l’écriture de A1 se modifie d’une façon très sensible à partir de la ballade XL (fol. 41 v.) 32 à 50 »
50 29

L’ordre dans lequel nous donnons les poésies de Christine de Pisan est sensiblement le même que celui adopté dans tous les mss. ; nous avons d’ailleurs suivi exactement la disposition du ms, du duc de Berry, il nous a été seulement indispensable d’intercaler les pièces nouvelles heureusement retrouvées dans le ms. du Musée britannique, et de faire un simple rapprochement nécessaire à la composition du cadre du volume[18].

Les petites poésies reproduites dans les pages qui suivent forment le début de la carrière poétique de Christine, encore tout émue de son veuvage prématuré. Elles ont établi sa réputation en lui attirant de puissants protecteurs tels que la reine Isabelle de Bavière ; le duc de Berry ; la duchesse de Bourbon ; le duc d’Orléans ; Philippe le Bon, duc de Bourgogne ; Charles d’Albret, connétable de France, etc. Leur place en tête de cette édition était donc tout indiquée. Nous allons du reste passer en revue les différentes œuvres contenues dans notre premier volume et esquisser rapidement l’impression que nous a produite leur lecture.


I. — CENT BALLADES


Les Cent Ballades doivent être considérées comme les premiers essais de Christine. Elles ne sont certainement pas postérieures aux rondeaux et autres petites pièces que l’auteur a composées dans sa jeunesse ; d’ailleurs dans tous les mss. elles occupent le premier rang. Rassemblées à la prière d’un ami resté inconnu (voy. ballade C) les ballades qui forment ce recueil traitent de sujets forts différents et paraissent avoir été inspirées à des époques diverses ou tout au moins à des intervalles de temps assez notables. Car la date de la mort d’Étienne du Castel étant connue[19], il a été possible de fixer d’une façon précise l’époque de la composition de deux ballades, en premier lieu la ballade IX, écrite cinq ans après la mort de l’époux regretté, c’est-à-dire en 1394, puis la ballade XX, par laquelle nous apprenons que le cœur de la veuve n’a éprouvé aucune impression de joie depuis près de dix ans, ce qui permet d’assigner à cette pièce la date de 1399. Nous pensons donc que c’est dans un intervalle d’au moins cinq ou six années qu’ont dû être composés la plupart de ces morceaux poétiques. Il était d’ailleurs d’usage à cette époque de réunir ainsi des pièces détachées, inspirées dans les circonstances les plus diverses et traduisant les impressions les plus opposées. On les rassemblait en nombre suffisant pour former un livre sous la rubrique « Cent Ballades ». C’est ainsi que la cour d’amour de Louis d’Orléans nous a donné le livre des Cent Ballades[20], et que notre poète lui-même, comme nous l’avons annoncé plus haut, a désigné sous un titre analogue ses Ballades « d’Amant et de Dame ».

Dès les premiers vers Christine nous prévient qu’elle cède à de pressantes sollicitations et que ses poésies refléteront la douleur qui s’est emparée d’elle depuis la mort de celui en qui consistait tout son bonheur ; « Seulette », tel est l’écho de ses vers !

Les premières ballades sont en effet empreintes de la plus profonde tristesse, et l’auteur semble se complaire à retracer longuement ses regrets amers et son désespoir, mais à partir de la vingt-et-unième ballade la veuve éplorée, s’abandonnant à des inspirations plus séduisantes, élève ses pensées vers les régions de l’amour le plus pur, et peint avec une exquise sensibilité les sentiments si divers qui peuvent agiter les cœurs de ceux qui ont aimé ou qui aiment encore.

Christine révèle dans cette poésie toute la richesse de son talent et de son art des développements ; elle déploie ses pensées en modulations infinies, et exprime sous les formes les plus variées les effets d’un même sentiment ; vingt fois elle refait chaque pièce sans se répéter, et les ballades se succèdent, traduisant sans cesse la même idée, et cependant ce sont toujours des ballades nouvelles.

Ces impressions sont touchantes de vérité et de simplicité, mais nous ne pouvons y voir, comme l’a supposé M. Paulin Paris[21] l’image des sentiments personnels de l’auteur. Car l’aimable poète a pris soin lui-même de nous prévenir contre toute pensée de ce genre. Ne fallait-il pas d’ailleurs expliquer l’étrange contraste que produisent ces chants d’amour succédant à des cris d’infortune et de douleur ?

La ballade L doit faire disparaître les moindres doutes, Christine y fait allusion à ses scrupules et s’excuse de traiter de sujets d’amours qui paraissent se rapporter à elle, craignant que ce ne soit un motif d’insinuations malveillantes[22] ; elle ajoute que ces pensées n’ont nullement les tendances que l’on pourrait supposer ; car, bien que de grands seigneurs aient montré pour elle de l’affection, son cœur ne ressent aucune impression d’amour ni de dépit, elle fait d’ailleurs appel, dans le refrain de sa ballade, au jugement de « tous sages ditteurs ». Plus loin (ballade C) la même préoccupation se traduit encore dans ses deux vers :


Qu’on le tiengne a esbatement
Sans y gloser mauvaisement.


Le soin que la célèbre femme met à défendre sa réputation pourrait, jusqu’à un certain point, paraître exagéré, si l’on ne tenait justement compte des récriminations violentes qu’avait dû susciter son ardente polémique contre l’œuvre la plus estimée et la plus admirée de son époque, le Roman de la Rose.

Celle qui excellait à retracer dans ses vers la défense de l’honneur des femmes et la louange de leurs vertus[23], devait bien être jalouse pour elle-même de semblables éloges. N’avait-elle pas d’ailleurs le droit de dissiper les moindres doutes qui auraient pu planer sur son veuvage irréprochable et d’étouffer à l’avance les calomnies de ses adversaires ? C’est, comme nous le verrons par la suite, la préoccupation constante d’une vie pleine de candeur que tous les historiens se sont accordés à nous représenter comme le modèle de la douce et simple vertu.

Les pensées d’amour ne forment pas exclusivement les sujets de toutes les ballades de Christine de Pisan. On trouve parsemées çà et là les idées les plus diverses, et l’auteur sait varier avec un art accompli l’expression et le tour de ses poésies : ici le sentiment des tristesses produites par la maladie (Ball. XLIII), là l’éloge finement ironique d’un personnage contemporain (Ball. LVIII), puis une dissertation sur les qualités des bons chevaliers (Ball. LXIV), plus loin une pièce satirique contre les maris jaloux (Ball. LXXVIII). Mentionnons encore, en raison de leur mérite et de leur originalité, la louange d’un grand chevalier (Ball. XCII), les angoisses causées par la maladie du roi Charles VI (Ball. XCV), enfin l’aspiration à la félicité éternelle (Ball. XCIX), comme placée en opposition avec les sentiments les plus délicats d’amour et de bonheur que l’on puisse éprouver sur cette terre.


II. — VIRELAIS


Les virelais, au nombre de 16, n’ont pas le même mérite que les ballades. Il importe cependant de signaler le premier qui traduit heureusement les efforts pénibles du poète pour dissimuler sa douleur, et le dixième qui nous offre une jolie pièce sur la Saint-Valentin.

Enfin, notons également le virelai XV parce qu’il fournit quelques indications sur le sentiment et l’objet de ces diverses compositions. Christine y constate de nouveau que ses poésies sont souvent l’expression de ses pensées d’amertume et de regrets, mais elle ajoute que, si on lui donne mission de traduire les impressions des autres, il lui faut improviser des sentiments opposés, et qu’alors, pour alléger un peu sa douleur, elle compose des pièces qui reflètent généralement la joie et le bonheur.


III. — BALLADES D’ÉTRANGES FAÇONS


Ces quatre ballades ont été préparées suivant le goût et la mode de l’époque. Elles n’ont d’autre mérite que celui de la difficulté vaincue.


IV. — LAIS


Les deux compositions que Christine nous donne sous forme de lais ne présentent aucun caractère particulier qui puisse nous permettre de leur assigner une date quelconque ou de supposer avec la moindre apparence de vraisemblance les motifs possibles de leur confection.

Nous n’y remarquons qu’un nouveau mode de poésie d’un genre encore inconnu à notre poète, et sur lequel il a voulu exercer la verve de son talent en se conformant d’une façon générale aux principes exposés par Eustache Deschamps dans son « Art de dictier et de fere chançons, balades, virelais et rondeaux[24] » et en montrant son habileté à assembler les rimes léonines.

Malheureusement, les règles étroites auxquelles se trouve assujettie la diction de l’auteur ont pour inconvénient d’obscurcir fortement la pensée et de ne laisser entrevoir le plus souvent qu’un sens à peine intelligible. Car il serait assez difficile de déterminer exactement la raison d’être du premier lai dont le sujet réside tout entier dans une éloge vague de l’amour en général.

Le second lai a pour objet la louange intarissable d’un parfait gentilhomme ; l’allure du poète est ici plus dégagée, plus précise, sa pensée devient plus claire, la strophe lyrique prend en même temps une forme plus nette, plus harmonieuse, et l’on y trouve des réminiscences de la littérature classique parmi lesquelles nous devons surtout signaler une longue exposition d’impossibilités évidemment inspirée des auteurs anciens. (Voy. Virgile, Egl. 1.)


V. — RONDEAUX


Ces rondeaux sont au nombre de 69 ; le recueil débute, comme les Cent Ballades, par l’expression de la douleur et des regrets de Christine, qui fait remonter son deuil à sept années, ce qui nous a permis de donner au premier rondeau la date de 1396. Notre poète commença donc la composition de ses rondeaux deux ou trois ans seulement après avoir écrit ses premières ballades, et poursuivit la confection de ces jolis morceaux parallèlement à celle des Cent Ballades et de la plupart de ses petites poésies.

Jusqu’au rondeau VIII nous voyons Christine s’abandonner à sa douleur ; mais plus loin, craignant sans doute de fatiguer le lecteur par la monotonie d’un sujet aussi triste, elle fait un effort sur elle-même, et, comme elle l’exprime si bien dans le rondeau XI, il lui faut désormais « de triste cuer chanter joyeusement ».

À partir de ce moment se succèdent en effet les peintures des sentiments multiples auxquels peuvent donner lieu les différentes formes de l’amour. Inutile d’insister à nouveau sur le mobile de ces compositions légères, nous savons depuis longtemps que nous ne devons y voir que des jeux d’esprit et de sentiment. Mais on nous permettra toutefois de recommander le mérite de ces petites poésies si remarquables par leur douce monotonie et leur finesse d’expression, et où la grâce, s’alliant à une harmonie parfaite, révèle toutes les délicatesses de la femme sentimentale que devait être Christine.


VI. — JEUX À VENDRE


Ces gracieux petits morceaux servaient de distraction et d’amusement à la meilleure société des xive et xve siècles. Une dame lançait à un gentilhomme ou un gentilhomme lançait à une dame le nom d’une fleur, d’un objet quelconque, et la personne interpellée devait à l’instant même et sans hésitation répondre par un compliment ou une épigramme rimes ; c’était un véritable assaut d’esprit et d’à-propos tout à fait conforme au caractère vif et enjoué de l’époque. Aussi ne faut-il nullement s’étonner si ce genre de distraction, qui nous paraîtrait aujourd’hui un peu fastidieux, obtint rapidement un grand succès de vogue[25], et si Christine elle-même crut devoir satisfaire à la mode en accroissant avec son abondance habituelle un répertoire d’ailleurs facile à étendre à l’infini. Elle ne composa pas moins de 70 jeux à vendre.

Le succès de ces devises de société alla grandissant jusqu’à la fin du xvie siècle, comme on peut en juger par les nombreuses éditions de ventes d’amour qui se succédèrent depuis la découverte de l’imprimerie[26] Plus tard, la poésie populaire en conserva seule la tradition jusqu’à nos jours, et particulièrement en Lorraine, sous l’ancien nom de daiemants ou dây’mans[27]. Ajoutons que certains jeux enfantins, comme les Boîtes d’amourette et le Corbillon, rappellent encore aujourd’hui les récréations de nos pères.


VII. — AUTRES BALLADES


Les pièces suivantes, comprises sous la rubrique de « Balades de divers propos » sont dignes des meilleures poésies du recueil des Cent Ballades ; leur nombre s’élève à 53. Toutefois les mss. de la famille B n’en contiennent que 29 ; seuls, comme nous l’avons déjà dit, les mss. A1 et A2 fournissent le complément. Il est utile de faire également remarquer que dans A1, à partir de la ballade XL (fol. 41vo), l’écriture se modifie d’une façon très apparente et n’est plus évidemment tracée par la même main. L’orthographe et la forme des mots subissent en même temps une transformation contraire aux règles suivies jusqu’ici par le scribe du ms. Les nouvelles leçons de graphie affectent la forme qui leur est donnée dans les mss. B, copiés à une époque certainement postérieure. Ce qui paraîtrait démontrer que ces dernières pièces ont été composées plus tard et transcrites après coup sur des feuillets laissés en blanc. Le ms. Harley du Musée britannique, qui contient un plus grand nombre de ballades que tous les autres mss., renferme deux feuillets blancs préparés pour recevoir de nouvelles compositions. Du reste les différentes ballades rassemblées sous le présent titre ne constituent nullement un recueil composé d’avance et dans lequel on puisse reconnaître un certain ordre. La diversité des sujets traités, l’absence complète de tout lien, de toute transition, autorisent, au contraire, à penser que ces ballades ont été écrites à des époques assez éloignées les unes des autres, suivant un peu le cours des événements contemporains qui forment d’ailleurs le thème de quelques-unes d’entre elles et permettent ainsi de leur assigner une date certaine. L’ordre chronologique nous paraît avoir été généralement suivi, et c’est pour ce motif que le ms. Harley, le plus récent, à notre avis, qui ait été copié directement sur des originaux, renferme sous la rubrique « Encore aultres Balades » des compositions ne se trouvant dans aucun autre ms., et faisant allusion, comme la pièce IX, à des faits que l’on ne peut placer qu’entre 1410 et 1415.

Ainsi, même lorsqu’elle eut abordé ses grandes compositions, ses œuvres de longue haleine, Christine ne dédaigna pas de rimer encore quelques ballades quand la circonstance s’en présentait et que ce cadre convenait à son inspiration.

Presque toutes ces ballades sont d’ailleurs d’un très grand mérite et permettent de constater le progrès réel accompli par le génie de notre poète. Les notes placées à la fin du volume feront connaître l’objet de ces différentes pièces et donneront quelques indications sur les faits ou sur les personnages historiques auxquels elles se rapportent.


VIII. — COMPLAINTES AMOUREUSES


Longues et languissantes tirades de poursuivants d’amour qui aspirent aux faveurs de leur dame ; cette monotonie douce, quelquefois même expressive, est heureusement interrompue par des comparaisons empruntées à la Mythologie, comme l’amour de Pygmalion, l’aventure de Deuchalion et de Pyrrha, la punition de l’insensible Anaxarète.

  1. Le Cabinet des manuscrits de la Bibliothèque nationale, III, p. 193.
  2. Manuscrits françois de la Bibl. du Roi, V, 180, et VI. 399, 402.
  3. Inventaire des mss. français, I, p. 74.
  4. Ce ms. est aujourd’hui à la Bibl. royale de La Haye, n° 701.
  5. a et b Fonds français, n° 607.
  6. Voy. Delisle, le Cabinet des manuscrits, I, 167.
  7. Voy. Bibliographer’s Decameron, par Rev. T. F. Dibdin, London, 1817, p. 134. — Schaw. Dresses and Decorations of the Middle Age, London, 1843 ; et The Illuminator’s Magazine, 1862, nos 8 et 9.
  8. Voy. vers 50 à 60 de la Dédicace à la reine Isabelle et le passage suivant des « Cent Balades d’amant et de dame » :
    Quoy que n’eusse corage ne pensée
    Quant a présent de dits amoureux faire,
    Car autre part adès suis a pensée,
    Par le command de personne, qui plaire
    Doit bien a tous, ay empris a parfaire
    D’un amoureux et sa dame ensement,
    Pour obeïr a autrui et complaire,
    Cent balades d’amoureux sentement.
  9. La confection du ms. du Musée britannique ne peut en aucune façon être considérée comme antérieure à celle du ms. du duc de Berry. Ces recueils contiennent tous deux les Épîtres sur le Roman de la Rose renfermant une pièce datée de la fin de l’année 1407, or nous avons vu que notre ms., figurant à l’inventaire de 1413, a dû être composé entre cette dernière date et 1408, on pourrait tout au plus admettre que les deux mss. sont absolument contemporains, mais comme le ms. de Londres se trouve complété de diverses poésies nouvelles, il est logique d’en inférer qu’il est plus jeune de quelques années que son frère de la Bibl. Nat. (Voy. plus loin ce que nous disons au sujet des ballades de divers propos. Autres Balades § vii, p. xxxvi.)
  10. a et b C’est d’après ce ms. inférieur que M. Guichard a donné le texte des Cent Ballades dans le Journal des savants de Normandie (année 1844, p. 371 et s.). Cette publication est, en outre, parsemée de fautes ou de mauvaises lectures.
  11. Voir le Répertoire général de la librairie Morgand et Fatout, 1882, p. 190 (n° 1482),
  12. Voici quelques renvois qui prouvent en faveur de l’excellence du texte donné par la famille A :

    Ainsi les vers suivants manquent dans la famille B : Cent Ballades, XI vers 22 à 25, XXIX v. 12 et 21, LXXII v. 22 à 25 ; Virelais, IX V. 10 ; Ier Lai, v. 73 et 74, 77, 208, 213, 241 ; IIe Lai, V. 55, 61, 74 à 76, 212 ; etc.

    De plus, les vers indiqués ci-dessous se trouvent justes dans A tandis qu’ils sont faux dans B : Cent Ballades, III vers 5, XV v. 16, XX v. 7, XXIX V. 3, XXXVIII v, 13, XLIX v. 18 ; Virelais. XIII V. 5 ; Autres Ballades, VI v. 6, XII v. 6, etc.

    Nous pourrions multiplier les exemples, mais ces indications nous semblent suffisantes pour édifier le lecteur.

  13. a et b Ces deux pièces manquent dans le ms B1 par suite de feuillets arrachés, mais sont indiqués dans les « rebriches » de la table de ce manuscrit.
  14. Le ms. B1 ne renferme qu’un fragment de cette oraison ; dans B2 plusieurs feuillets ont été arrachés à la place qu’elle devait occuper ; seule B3 dans la famille en donne le texte complet.
  15. Quelques feuillets ont été coupés dans B1 à l’endroit qui devait contenir « Le dit la Pastoure » ; dans B2 l’œuvre n’est pas complète, tous les derniers feuillets du volume ayant été enlevé.
  16. Dans B1 les 100 premiers vers du poème manquent, plusieurs feuillets ayant été coupés.
  17. Cette ballade se trouve dans A sous la rubrique « Balades d’estrange façon »,
  18. C’est ainsi que nous avons dû réunir à la fin du volume les deux Complaintes amoureuses, bien que la première de ces complaintes soit placée dans le ms. du duc de Berry après l’Épître au dieu d’amours.
  19. Il y a lieu d’adopter, selon toute vraisemblance, l’année 1389 comme celle de la mort d’Étienne du Castel. Au commencement de son livre du Chemin de long estude, Christine nous apprend en effet que son deuil remonte à environ 13 ans, et comme un peu plus loin elle ajoute qu’elle a commencé à écrire ce poème au mois d’octobre 1402, la date de 1389 s’obtient logiquement de ce simple rapprochement.
  20. Le livre des Cent Ballades, publié par M. le marquis de Queux de Saint-Hilaire, Paris, 1868.
  21. Voy. Manuscrits français de la Bibliothèque du roi, V, p. 152 et 153.
  22. Les différentes pièces des Cent Ballades doivent être considérées essentiellement comme des jeux d’esprit et de sentiment. Il est possible que certaines d’entre elles traduisent les impressions ressenties par quelques personnages de l’époque ou aient été composées à l’intention de seigneurs familiers de la cour de Charles VI, mais la révélation de l’auteur à la ballade C
    Ne les ay faittes pour mérites
    Avoir ne aucun paiement

    nous interdit de penser qu’il ait pu transformer son talent en officine de compliments et de complaintes favorables à des intrigues amoureuses.
  23. Voy. l’Épître au dieu d’amours, le Dit de la Rose,… etc…
  24. Voy. Poésies d’Eustache Deschamps, éd. Crapelet, p. 278. M. de Queux de Saint-Hilaire a reproduit dans son édition le passage relatif aux Lais, t. II, p. 357.
  25. Les mss. du xve siècle en fournissent le témoignage. Voy. notamment un ms. contenant 180 couplets de ventes d’amour et appartenant à Monseigneur le duc d’Aumale, un autre ms. de la même époque conservé à la bibliothèque d’Epinal sous le n" 189, et un recueil de poésies françaises à Westminster Abbey, signalé par M. Paul Meyer dans le Bulletin de la Société des Anciens Textes, 1875, p. 25.
  26. Voy. dans le Bulletin de la librairie Morgand et Fatout, n" 7866, l’intéressante notice de M. E. Picot.
  27. Voy. sur cet usage Mélusine, I, col. 570, et 11, col. 327, et Les Chants populaires de la Provence, publiés par M. Damase Arbaud, I, p. 220.