Œuvres poétiques de Chénier (Moland, 1889)/Hermès

Œuvres poétiques, Texte établi par Louis MolandGarnierVolume 2 (p. 70-104).
Suzanne  ►

II[1]

HERMES


PREMIER CHANT Α.

Système de la terre et non du monde. Les saisons. Naissance des animaux. L’âme. Les animaux se partagent la terre. L’un de çà, l’autre de là. L’homme seul peut vivre partout. Mais n’anticipons point. Prenons-le au commencement, et tous ses miracles vont nous passer en revue.


DEUXIÈME CHANT Β.

L’homme depuis le commencement de son état de sauvage jusqu’à la naissance des sociétés.

TROISIÈME CHANT Γ.

Les sociétés. Politique, morale. Invention des sciences… Système du monde[2].



PREMIER CHANT.

Il faut magnifiquement représenter la terre sous l’emblème métaphorique d’un grand animal qui vit, se meut, est sujet à des changements, des révolutions, des lièvres, des dérangements dans la circulation de son sang.

La terre est éternellement en mouvement. Chaque chose nait, meurt, se dissout. Cette particule de terre a été du fumier ; elle devient un trône et qui plus est un roi. Le monde est une branloire perpétuelle, dit Montaigne[3] (à cette occasion, les conquérants, les bouleversements successifs des invasions et des conquêtes, d’ici, de là…) Les hommes ne font attention à ce roulis perpétuel que quand ils en sont les victimes. Il est pourtant toujours… L’homme ne juge les choses que dans le rapport qu’elles ont avec lui. Affecté d’une telle manière, il appelle un accident un bien. Affecté de telle autre manière, il l’appelera un mal. La chose est pourtant la même et rien n’a changé que lui.

Chaque chose a dans soi ses ressorts. Les autres choses la frappent au dehors. Ces qualités unies la font être, et, pour la bien connaître, il faut les connaître ensemble et voir ce qu’elle est et quel rang elle a dans l’univers.


Chaque effet d’une cause
D’un autre effet lui-même est la cause puissante.
Rien n’est fait pour soi seul…

… Toi, arbre ou fleuve, réponds, pourquoi fais-tu ceci et cela ? — Je le fais pour… Et toi telle autre chose, pourquoi ? — Je le fais pour… Cette qualité que je prodigue, je la tiens de telle chose, je la dispense à telle autre qui la communiquera à telle autre, etc.


Et si le bien existe il doit seul exister.


Ces atomes de vie, ces semences premières sont toujours en égale quantité sur la terre et toujours en mouvement. Ils passent de corps en corps, n’alambiquent, s’élaborent, se travaillent, fermentent, se subtilisent dans leur rapport avec le vase où ils sont actuellement contenus. Ils entrent dans un végétal, ils en sont la sève, la force, les sucs nourriciers. Ce végétal est mangé par quelque animal, alors ils se transforment en sang et en cette substance qui produira un autre animal et qui fait vivre les espèces, ou dans un chêne ce qu’il y a de plus subtil se rassemble dans le gland.

Ainsi, jeune et tendre nourrisson, ta mère même en prenant sa nourriture, ne mange que pour toi, ne consulte que toi.


Et des sucs d’une table innocente et choisie,
Amasse dans son sein les dépôts de ta vie.


Quand la terre forma les espèces animales, plusieurs périrent par plusieurs causes à développer. Alors d’autres corps organisés (car les organes vivants secrets meuvent les végétaux, minéraux[4] et tout) héritèrent de la quantité d’atomes de vie qui avaient entré dans la composition de celles qui s’étaient détruites et se formèrent de leurs débris.

Ovide, livre XV : Et vetus inventa est in montibus anchora summis[5].

La ville d’Ancyre fut fondée sur une montagne où l’on trouva une ancre, ἄγκυρα.

Peindre les différents déluges qui détruisirent tout… La mer Caspienne, lac Aral et mer Noire réunis… L’éruption par l’Hellespont… Les hommes se sauvant au sommet des montagnes… Autels posés au bord de la mer qui sont aujourd’hui bien élevés au-dessus d’elle… Les membres et corps des animaux et des hommes errants au gré des eaux… et leurs os existants encore en amas immenses sur les côtes des continents et des îles de la Méditerranée, etc…

Ces mers, allant remplir des vallées où paissaient les troupeaux, et baigner des côtes nouvelles, y allument des volcans et les éteignent aux lieux d’où elles se retirent.
............................

Ce chaos, ces montagnes hérissées, ces torrents, ces énormes rochers épars, on croit voir là éparpillé le reste des matériaux avec lequel on a fait le monde :


 
C’est là qu’admis au fond d’un antique mystère,
L’œil pense avec effroi voir la nature mère,
Dans les convulsions d’un douloureux tourment,
S’agiter sous l’effort d’un long enfantement.


Les montagnes enceintes de bitume.

Telle et telle cause agite la mer, secoue la terre, ouvre le cratère des volcans.

Les montagnes qui ne sont rien sur le globe… puis les arbres, les animaux, l’homme (description des Centaures).

Il faut finir le chant premier par une magnifique description de toutes les espèces animales et végétales naissant ; et les saisons ; et au printemps la terre prægnans et dans les chaleurs de l’été toutes les espèces animales et végétales se livrant aux feux de l’amour et transmettant à leur postérité les semences de vie confiées à leurs entrailles.

Toutes les espèces à qui la nature ou les plaisirs (per Veneris res) ont ouvert les portes de la vie.

Traduire quelque part le magnum crescendi immissis certamen habenis[6].

Au printemps


Que la terre est nubile et brûle d’être mère.


Tum Pater omnipotens[7]… et les vents et la mer (tous les phénomènes physiques qui arrivent à cette époque) se réjouissent et prennent part à cet auguste hyménée du ciel et de la terre :


De sa puissante épouse emplit les vastes flancs.


Il faut que le sage magicien qui sera un des héros de ce bizarre poème ait passé par plusieurs métempsychoses, propres à montrer allégoriquement l’histoire de l’espèce humaine, et qu’il la raconte comme Pythagore dans Ovide et Ennius, et Empédocle (V. Hier. Colonne sur Ennius[8], au commencement).


DEUXIÈME CHANT


Ridés, le front blanchi, dans notre tête antique
S’éteindra cette flamme ardente et poétique,

Qui, féconde et rapide en un jeune cerveau,
Y peint de l’univers un mobile tableau ;
Et par qui tout à coup le poète indomptable
Sort, quitte ses amis, et les jeux, et la table ;
S’enferme, et sous le Dieu qui le vient oppresser,
Seul, chez lui, s’interroge, et s’écoute penser.

(Dans la préface du deuxième chant.)




Après avoir fait connaitre les armes défensives et offensives extérieurement de tous les animaux, l’homme seul nu… Ô homme ! est-ce toi qui dissèqueras la lumière… Son arme offensive et intérieure, c’est son génie.. Les animaux ont un point où ils restent… L’homme seul est perfectible…

Chaque individu dans l’état sauvage est un tout indépendant. Dans l’état de société il est partie du tout, il vit de la vie commune. Ainsi, dans le chaos des poètes, chaque germe, chaque élément est seul et n’obéit qu’à son poids. Mais quand tout cela est arrangé, chacun est un tout à part et en même temps une partie du grand tout. Chaque monde roule sur lui-même et roule aussi autour du centre. Tous ont leurs lois à part et toutes ces lois diverses tendent à une loi commune et forment l’univers. Montrer que rien n’est fait pour soi seul ; que tout, soit activement, soit passivement, dépend d’une fin commune. Que les métaux nés dans cette terre et non pas dans une autre… Enfin que toutes les choses… que l’état de chaque chose n’est que le résultat de ses qualités intérieures et de ses rapports avec les autres choses.


DES SENS.


À l’article des sens, en expliquant leur mécanisme et leur connexion mutuelle et les services qu’il se rendent entre eux, surtout le tact et la vue, qui se redressent et se rectifient l’un l’autre à l’aide de raisonnements fondés sur la mémoire..........


Les yeux............
..........auraient-ils oublié
Les délices des pleurs donnés à la pitié ?


À la fin du morceau des sens… si quelques individus, quelques générations, quelques peuples donnent dans un vice ou dans une erreur, cela n’empêche pas que l’âme et le jugement du genre humain entier ne soit porté à la vertu et à la vérité, comme le bois d’un arc, quoique courbé et plié un moment, n’en a pas moins un désir invincible d’être droit et ne s’en redresse pas moins dès qu’il le peut. Pourtant, quand une longue habitude l’a tenu courbé, il ne se redresse plus. Cela fournit un autre emblème.


Trahitur pars longa catenæ
Perse[9].


...............et traîne
Encore après ses pas la moitié de sa chaîne.


La différence des hommes sous les divers climats, comparée à celle des plantes, et les raisons physiques, doivent être placées au second chant après le morceau des sens.


DES PASSIONS.


Après les sens… Les passions… combinées et équilibrées avec la raison et la conscience. C’est alors que l’homme qui s’est un peu avili soit par une passion… soit par une autre… est guéri par une autre, soit l’amour de la vertu, soit l’amour de la gloire… Il répare et étaie de belles actions sa renommée ainsi chancelante, fama vacillans… mais souvent il lui reste des traces de ses anciens goûts :


Trahitur pars longa catenæ.


Il est tourmenté par une passion ; une autre passion vient la combattre et lui mettre un frein qu’elle a beau mordre et blanchir d’écume.

Il s’arrache à ses goûts, à ses plaisirs… Il veut vivre, c’est-à-dire être utile à ses frères et laisser un nom. C’est là vivre, en effet, et celui qui…


Est mort toute sa vie et n’a jamais vécu.


Noter plus haut que plus on est né un personnage, plus on a des passions ardentes et plus on peut avoir eu une jeunesse fougueuse et des égarements terribles.

Les mêmes passions générales forment la constitution générale des hommes, mais ces passions modifiées par la constitution particulière des individus, et prenant le cours que leur indique une éducation vicieuse, produisent le crime ou la vertu, la lumière ou la nuit. Ce sont mêmes plantes qui nourrissent l’abeille et la vipère ; dans l’une elles font du miel, dans l’autre du poison. Un vase corrompu aigrit la plus douce liqueur… L’étude du cœur de l’homme est notre plus digne étude :


Assis au centre obscur de cette forêt sombre
Qui fuit et se partage en des routes sans nombre,
Chacune autour de nous s’ouvre ; et, de toute part,
Nous y pouvons au loin plonger un long regard.


Quelquefois l’instinct naturel des hommes est étouffé par des circonstances étrangères ; mais il reparaît bientôt. Comme le Nil, le Rhône, je ne sais quel fleuve d’Espagne, etc… s’ensevelissent sous terre pendant quelque temps.

Horace (vers 163[10]) :
Cereus in vitium flecti.


Cire flexible et molle à se plier au vice.


Tous les hommes ont le même fonds dégoûts, de passions, de sentiments, qui se façonnent différemment dans chacun. Ils sont donc tous assez semblables pour être la même race, assez divers pour n’être pas le même individu. Il en est de même des visages.

Le législateur sait que les passions sont bonnes en elles-mêmes, qu’elles ne nuisent que mal dirigées, mais que, poussées comme il convient, elles concourent au même but. Il fait bon usage même des faiblesses humaines.


Pour fruit de leurs travaux, il présente à leurs yeux
La gloire, des humains idole impérieux[11] :
Après l’art d’être sage, elle est leur bien suprême,
Le seul prix des vertus après les vertus même,
Et dans un cœur méchant, mais d’orgueil combattu.
Peut même quelquefois tenir lieu de vertu.


FORMATION DES LANGUES.


Sons, accents, organes naturels… les mots… rapides Protées, ils revêtent la teinture de tous nos sentiments. Ils dissèquent et étalent toutes les moindres de nos pensées, comme un prisme fait les couleurs.

Les grammairiens, hommes dont les travaux sont très-utiles lorsqu’ils se bornent à expliquer les lois du langage et qu’ils n’ont pas la prétention de les fixer.

La langue française a peur de la poésie, et la poésie a peur de la langue anglaise.


LES CAUSES.


Tout accident naturel dont la cause était inconnue, un ouragan, une inondation, une éruption de volcan, une tempête étaient des prodiges regardés comme une vengeance céleste… et les vices de ces anarchies primitives étaient un préjugé assez raisonnable en faveur de cette opinion qui peut, d’ailleurs, être alléguée en preuve de la conscience.

En poursuivant dans toutes les actions humaines les causes que j’ai assignées à ces actions, souvent je perds le fil ; mais je le retrouve.


Ainsi, dans les sentiers d’une forêt naissante,
A grands cris élancée, une meute pressante,
Aux vestiges connus dans les zéphyrs errants.
D’un agile chevreuil suit les pas odorants.
L’animal, pour tromper leur course suspendue,
Bondit, s’écarte, fuit ; et la trace est perdue.
Furieux, de ses pas cachés dans ces déserts,
Leur narine inquiète interroge les airs,

Par qui bientôt frappés de sa trace nouvelle
Ils volent à grands cris sur sa route fidèle.


La plupart des fables furent sans doute des emblèmes et des apologues des sages. (Expliquer cela comme Lucrèce au liv. III[12].) C’est ainsi que l’on fit tels et tels dogmes, tels et tels dieux… mystères… initiations. Le peuple prit au propre ce qui était dit au figuré… C’est ici qu’il faut traduire une belle comparaison du poète Lucile conservée par Lactance, Divinæ institutiones, lib. 1 :


Ut pueri infantes credunt signa omnia ahena
Vivere et esse homines : sic istic omnia ficta
Vera putant
, etc.


Sur quoi le bon Lactance, qui ne pensait pas se faire son procès à lui-même, ajoute, avec beaucoup de sens, que les enfants sont plus excusables que les hommes faits :


Illi enim simulacra homines putant esse, hi Deos.


L’homme juge toujours des choses par les rapports qu’elles ont avec lui. C’est bête… Le jeune homme se perd dans un tas de projets comme s’il devait vivre mille ans… Le vieillard qui a usé la vie est inquiet et triste. Son importune envie ne voudrait pas que la jeunesse l’usât à son tour… Il crie : Tout est vanité ! — Oui, tout est vain sans doute… et cette manie, cette inquiétude, cette fausse philosophie venue malgré toi, lorsque tu ne peux plus remuer, est plus vaine encore que tout le reste.

Des opinions puissantes, un vaste échafaudage politique ou religieux a souvent été produit par une idée sans fondement, une rêverie, un vain fantôme,

Comme on feint qu’au printemps d’amoureux aiguillons
La cavale agitée erre dans les vallons,
Et, n’ayant d’autre époux que l’air qu’elle respire,
Devient épouse et mère au souffle du zéphire.


Une des causes des erreurs primitives, c’est que l’on prend pour principe ce qui ne l’est pas.

Ne pas oublier de parler de la magie et des sorciers qui ont été mis à mort comme tels et de leur aveu.

Après une courte mais brûlante description des cruautés superstitieuses, s’écrier avec une impitoyable ironie : Bien, bien, mes amis, égorgez vos frères parce qu’ils ne pensent pas comme vous, que… un torrent de bêtises.

Origine des sottises religieuses… L’homme, égaré de la voie, effrayé de quelques phénomènes terribles, se jetant dans toutes les superstitions. Le feu, les démons. Cornes, griffes, queue… Ainsi, le voyageur, dans les terreurs de la nuit, regarde et voit dans les nuages des centaures, des lions, des dragons et mille autres formes fantastiques. Les superstitions prirent la teinture de l’esprit des peuples, c’est-à-dire des climats. Rapide multitude d’exemples. Mais l’imitation et l’autorité changent le caractère ; de là souvent un peuple qui aime à rire ne voit que diables et qu’enfer.

Lorsqu’il sera question des sacrifices humains, ne pas oublier ce que l’on a partout appelé les jugements de Dieu. Les fers rouges, l’eau bouillante, les combats particuliers. Que d’hommes dans tous les pays ont été immolés pour un éclat de tonnerre ou telle autre cause ! Cette manie de croire que les dieux avaient l’œil sur toutes leurs petites disputes, et qu’aux plus frivoles occasions un miracle viendrait violer les lois de la nature.


Partout sur des autels j’entends mugir Apis,
Bêler le dieu d’Ammon, aboyer Anubis.

Les premiers hommes sacrifiaient de l’herbe. — V. Grævius sur Hésiode, p. 40. Et là même un morceau du livre de Porphyre : de l’abstinence de la chair des animaux.


La vie humaine errante, et vile, et méprisée,
Sous la religion gémissait écrasée.
....................
De son horrible aspect menaçait les humains.
Un Grec[13] fut le premier dont l’audace affermie
Leva des yeux mortels sur l’idole ennemie.
Rien ne put l’étonner. Et ces Dieux tout-puissants,
Cet Olympe, ces feux, et ces bruits menaçants
Irritaient son courage à rompre la barrière
Où, sous d’épais remparts obscure et prisonnière,
La nature en silence étouffait sa clarté.
Ivre d’un feu vainqueur, son génie indompté,
Loin des murs enflammés qui enferment le monde,
Perça tous les sentiers de cette nuit profonde,
Et de l’immensité parcourut les déserts.
Il nous dit quelles lois gouvernent l’univers,
Ce qui vit, ce qui meurt, et ce qui ne peut être.
La religion tombe et nous sommes sans maître ;
Sous nos pieds à son tour elle expire ; et les cieux
Ne feront plus courber nos fronts victorieux.




Les hommes réunis en société commencèrent à avoir des lois simples… Pour les mariages entre autres ; car auparavant l’homme…


Et quand sa faim vorace au pied d’un chêne antique
Avait su du vil gland tombé de ses rameaux

Disputer la pâture aux plus vils animaux,
Un besoin plus terrible, une faim plus brûlante
Livrait à ses efforts une esclave tremblante
Qui bientôt de ses bras chassée avec horreur
Allait d’un nouveau maître assouvir la fureur.
Mais sitôt que Cérès par des lois salutaires
Des humains réunis fit un peuple de frères,
Alors..................
Une foi mutuelle unit les hyménées.

À la fin…

Cérès, Triptolème, Osiris, etc… Bacchus.

Plenis spumat vindemia labris[14].

Cérès législatrice. Legiferæ Cereri. Virg.[15].

(Tout à la fin)


La guerre, affreux objet des larmes maternelles.


Insolabiliter deflebimus, etc… Parler là ou ailleurs au second chant de tous les rites mortuaires, cheveux coupés sur la tombe, effusions de vin, etc.


SUPERSTITION.


Ἐν τῷ περὶ δεισιδαιμονίας… Mais quoi ! tant de grands hommes ont cru tout cela… — Avez-vous plus d’esprit, de sens, de savoir ?… — Non ; mais voici une source d’erreur bien ordinaire… Beaucoup d’hommes, invinciblement attachés aux préjugés de leur enfance, mettent leur gloire, leur piété à prouver aux autres un système avant de se le prouver à eux-mêmes. Ils disent : Ce système, je ne veux point l’examiner pour moi… Il est vrai, il est incontestable, et, de manière ou d’autre, il faut que je le démontre… Alors… plus ils ont d’esprit, de pénétration, de savoir, plus ils sont habiles à se faire illusion, à inventer, à unir, à colorer des sophismes, à tordre et à défigurer tous les faits pour en étayer leur échafaudage… et pour ne citer qu’un exemple et un grand exemple, il est bien clair que dans tout ce qui regarde la métaphysique et la religion, Pascal n’a jamais suivi d’autre méthode.

Superstition… de lucis. (Voy. Pline.)


Les oracles des dieux, le destin, l’avenir,
Vont habiter l’Épire et ses chênes prophètes.

L’Imaüs et l’Atlas, le Caucase aux cent têtes.


(Ce vers, qui rime avec l’autre, peut le suivre en commençant une autre phrase, ou être mis ailleurs comme je l’ai indiqué).

Parmi les phénomènes naturels dont ils avaient peur et les moyens ridicules qu’ils imaginèrent pour s’en délivrer, ne pas oublier le bruit qu’on faisait pour secourir la lune, dans ses éclipses.


TROISIÈME CHANT


LES SOCIÉTÉS


Comparer les premiers hommes civilisés, qui vont civiliser leurs frères sauvages, aux éléphants privés qu’on envoie apprivoiser les farouches, et par quels moyens ces derniers.

Les pagodes souterraines, sur lesquelles il faut voir M. Sonnerat[16], sont les habitacles des Septentrionaux qui arrivaient dans le Midi et fuyaient sous terre les terreurs du soleil.


AGRICULTURE[17]


Que l’agriculture est la seule vraie richesse… Sachez découvrir les vérités que les antiques sages ont couvertes de l’enveloppe des fables. Rappelez-vous Érysichthon, l’ennemi de Cérés. Il outragea la déesse, il la bannit de ses États. Il défendit à la faux de couper le froment, au soc de tracer des sillons fertiles, aux champs de se couvrir des moissons dorées… Bientôt la dévorante faim… Il mangea, dévora, engloutit tout… Il fut réduit à vendre ses enfants… il fut réduit à se dévorer lui-même. Ainsi les États…

Après la description de la fête agricole de la Chine, s’écrier : peuples de la terre, accourez, venez vivre en famille, venez…

Exposé du contrat social et des principes des gouvernements. — Très-rapide.


MORALE[18]


Il croit (aveugle erreur !) que de l’ingratitude
Un peuple tout entier peut se faire une étude,
L’établir pour son culte, et de dieux bienfaisants
Blasphémer de concert les augustes présents.


LÉGISLATION


Avec l’explication du mécanisme de l’esprit humain… là gît… là, l’esprit des lois… là, dorment… Les lois… Ce sont elles qui sont rois : les rois sont leurs ministres.


Descends, œil éternel, tout clarté, tout lumière !
Viens luire dans son âme, éclairer sa paupière,
Pénétrer avec lui dans le cœur des humains ;
De ce grand labyrinthe ouvre-lui les chemins.
Qu’il aille interroger ses plus sombres retraites.
Voir de tous leurs pensers les racines secrètes.
Fais, de leurs passions, à ses doctes efforts,
Tenter, étudier, compter tous les ressorts.
Qu’un charme, en ses discours, flatte, entraîne, ravisse.
Fais régner sur les cœurs sa voix législatrice,
Pour qu’il les puisse instruire à vivre plus heureux :
Les unir de liens qui semblent nés pour eux ;
Étayer leur faiblesse et diriger leur force ;
De l’honnête et du beau leur présenter l’amorce.
Car si pour magistrats les lois ont des bourreaux.
Si leur siège sanglant est sur des échafauds,
La crainte sur les cœurs n’a qu’un pouvoir fragile.
Et qu’espérer de grand chez un peuple servile,
Lâche, à se mépriser en naissant façonné,
Avili par ses lois dès l’instant qu’il est né ?
Par ses lois ! Le poison, que son trépas va suivre,
Infecte l’aliment qui dût le faire vivre.
Toujours un grand supplice en amène un plus grand.
Plus la loi fait d’efforts, plus son pouvoir mourant

S’éteint. L’empire fuit dès que Thémis farouche
N’a que flammes, gibets, tortures à la bouche.
Elle lutte, on résiste. Et ce fatal combat
Use l’âme du peuple et les nœuds de l’État.
Sous une loi de sang un peuple est sanguinaire.
Quand d’un crime léger la mort est le salaire,
Tout grand forfait est sûr. Débile à se venger
La loi ne prévient plus même un crime léger.
La balance est en nous. Le pouvoir d’un caprice
N’a point fondé les droits, la raison, la justice :
Ils sont nés avec l’homme et ses premiers liens.
Tel crime nuit aux mœurs, aux droit des citoyens,
Trouble la paix publique, outrage la nature ;
À ce modèle inné que la loi les mesure :
Que le coupable ingrat soit exclu de jouir
De mêmes biens communs qu’il osait envahir ;
Qu’à tous les yeux, aux siens, par une loi certaine,
La nature du crime en indique la peine.
Clairvoyantes alors les lois dans le danger
N’apportent point au mal un remède étranger.
La peine, du forfait compagne involontaire,
N’est qu’un juste équilibre, un talion sévère
Que n’épouvante point le scélérat puissant,
Que n’ensanglante point la mort de l’innocent.

La loi dans les esprits se glisse, s’insinue,
Les fait penser comme elle et fascine la vue.
Ce qu’elle dit supplice est supplice tout prêt ;
Ce qu’elle nomme un prix est un prix en effet.
Je veux qu’aux citoyens la justice vengée,
L’honneur d’avoir bien fait, la patrie obligée,

Les regards du sénat, des enfants, des aïeux,
Soient un triomphe cher qui les élève aux cieux.
Je veux que leur bourreau soit la honte ennemie ;
Leurs peines, le mépris ; le blâme, l’infamie ;
Que l’arbre, le rocher, le ciel, les éléments,
Appelés à témoin de la foi des serments,
Soient les juges secrets qui, dans l’âme parjure.
Portent d’un long tourment l’implacable morsure.
Mais cet état surtout porte empreint sur le front
Du père de ses lois l’esprit vaste et profond,
Où par intérêt même on devient magnanime ;
Où la misère marche à la suite du crime ;
Où par la faim, la soif, le vice est combattu ;
Où l’on ne vit heureux qu’à force de vertu.


POLITIQUE


Les écrits des sages, des législateurs, guident leurs descendants dans l’étude du cœur humain. Comme un jour les pilotes auront la carte marine de leurs prédécesseurs qui leur indiqueront la route. Là est un courant dangereux, là un banc de sable, et là un écueil… C’est cette l’orme qu’il faut suivre.

Quand les mœurs ont pris un mauvais cours, moyen de les changer imperceptiblement… Cela demande des efforts, mais ensuite cela va tout seul comme un fleuve que l’on fait changer de lit.

Il faudrait, quand les temps et les circonstances ont changé, changer quelque chose de la loi. C’est en suivre l’esprit. Comme les fleuves font des circuits quand ils rencontrent des angles.

Gardez que dans votre république il ne puisse s’élever des citoyens plus grands que les autres Gouffres usurpateurs qui dépeuplent, affament, engloutissent un État… Comme dans des forêts plantées de diverses sortes d’arbres, les chênes sucent la substance des arbrisseaux, les affament, les engloutissent, et sur leur ruine élèvent jusqu’au ciel d’ambitieux rameaux usurpateurs.


....................
....................
Chassez de vos autels, juges vains et frivoles,
Ces héros conquérants, meurtrières idoles ;
Tous ces grands noms, enfants des crimes, des malheurs,
De massacres fumants, teints de sang et de pleurs.
Venez tomber aux pieds de plus nobles images :
Voyez ces hommes saints, ces sublimes courages,
Héros dont les vertus, les travaux bienfaisants.
Ont éclairé la terre et mérité l’encens ;
Qui, dépouillés d’eux-même et vivant pour leurs frères.
Les ont soumis au frein des règles salutaires.
Au joug de leur bonheur ; les ont faits citoyens ;
En leur donnant des lois leur ont donné des biens.
Des forces, des parents, la liberté, la vie ;
Enfin qui d’un pays ont fait une patrie.
Et que de fois pourtant leurs frères envieux
Ont d’affronts insensés, de mépris odieux.
Accueilli les bienfaits de ces illustres guides,
Comme dans leurs maisons ces animaux stupides
Dont la dent méfiante ose outrager la main
Qui se tendait vers eux pour apaiser leur faim !
Mais n’importe ; un grand homme au milieu des supplices
Goûte de la vertu les augustes délices.
Il le sait : les humains sont injustes, ingrats.

Que leurs yeux un moment ne le connaissent pas ;
Qu’un jour entre eux et lui s’élève avec murmure
D’insectes ennemis une nuée obscure ;
N’importe, il les instruit, il les aime pour eux.
Même ingrats, il est doux d’avoir fait des heureux.
Il sait que leur vertu, leur bonté, leur prudence,
Doit être son ouvrage et non sa récompense,
Et que leur repentir, pleurant sur son tombeau,
De ses soins, de sa vie, est un prix assez beau,
Au loin dans l’avenir sa grande âme contemple
Les sages opprimés que soutient son exemple ;
Des méchants dans soi-même il brave la noirceur :
C’est là qu’il sait les fuir ; son asile est son cœur.
De ce faîte serein, son Olympe sublime,
Il voit, juge, connaît. Un démon magnanime
Agite ses pensers, vit dans son cœur brûlant,
Travaille son sommeil actif et vigilant,
Arrache au long repos sa nuit laborieuse,
Allume avant le jour sa lampe studieuse,
Lui montre un peuple entier, par ses nobles bienfaits,
Indompté dans la guerre, opulent dans la paix,
Son beau nom remplissant leur cœur et leur histoire,
Les siècles prosternés au pied de sa mémoire.

Par ses sueurs bientôt l’édifice s’accroît.
En vain l’esprit du peuple est rampant, est étroit,
En vain le seul présent les frappe et les entraîne,
En vain leur raison faible et leur vue incertaine
Ne peut de ses regards suivre les profondeurs,
De sa raison céleste atteindre les hauteurs ;
Il appelle les dieux à son conseil suprême.

Ses décrets, confiés à la voix des dieux même,
Entraînent sans convaincre, et le monde ébloui
Pense adorer les dieux en n’adorant que lui.
Il fait honneur aux dieux de son divin ouvrage.
C’est alors qu’il a vu tantôt à son passage
Un buisson enflammé receler l’Éternel ;
C’est alors qu’il rapporte, en un jour solennel,
De la montagne ardente et du sein du tonnerre,
La voix de Dieu lui-même écrite sur la pierre ;
Ou c’est alors qu’au fond de ses augustes bois
Une nymphe l’appelle et lui trace des lois,
Et qu’un oiseau divin, messager de miracles,
À son oreille vient lui dicter des oracles.
Tout agit pour lui seul, et la tempête et l’air,
Et le cri des forêts, et la foudre et l’éclair ;
Tout. Il prend à témoin le monde et la nature.
Mensonge grand et saint ! glorieuse imposture,
Quand au peuple trompé ce piège généreux
Lui rend sacré le joug qui doit le rendre heureux !


Il n’y a qu’un peuple vertueux qui puisse être et rester libre. Pour goûter la liberté, il ne faut pas aimer le repos et la mollesse. L’esclavage est plus paisible que la liberté.

Il serait même dangereux de donner des lois à un peuple qui ne serait pas mûr. On nourrit l’enfant avec du lait d’abord, et le lourd boucher ne charge point son bras. Après le morceau sur les législateurs, il faut observer qu’il est impossible d’avoir une bonne constitution sitôt qu’on est réuni en société ; qu’il serait nuisible qu’un grand législateur naquit alors ; que cela est même impossible, attendu qu’il ne naît point d’hommes d’un génie sublime et éclairé parmi des hommes absolument aveugles. Il y a un rapport… Il faut que tout un peuple se perfectionne et s’éclaire pour produire un individu plus parfait et plus éclairé.


Le fisc insatiable engloutit les fortunes ;
Les lois...............
Leurs décrets sont la toile où l’avide Arachné
Arrête un faible insecte au passage enchaîné.
Un insecte plus fort, bravant son stratagème,
Vole, brise sa trame, et l’emporte elle-même.
....................
....................
Tels des insectes vils, la nuit, sortent sans nombre
Des retraites du bois d’un lit muet et sombre.
Et sur l’homme endormi, sur ses bras, sur son flanc.
Rampent, courent en foule, et lui sucent le sang.


Imprudent et malheureux l’État où il se fait différentes associations, différents corps dont les membres, en y entrant, prennent un esprit et des intérêts différents de l’esprit et de l’intérêt général. Heureux le pays où il n’y a d’autre association que l’État, d’autre corps que la patrie, d’autre intérêt que le bien commun ; où toutes les institutions rapprochent les hommes, sans qu’aucune les divise ; où chaque citoyen, à la fois sujet et souverain, portant tour à tour la balance des lois, l’encensoir et l’épée, ne transmet à ses enfants que l’exemple d’être citoyen[19].


… Comme celui qui va s’endormir… il a déjà la tête sur son oreiller, il va s’endormir ; une foule de pensers voltigent dans son cerveau. Tout à coup il se réveille, il veut les rattraper ; mais ils ont disparu sans laisser aucune trace. Il les cherche, les cherche, les poursuit ; mais il ne peut les atteindre ; et il s’endort, et elles sont perdues pour jamais[20].

Soyons lents à décider qu’une chose est impossible. Je me suis souvent occupé d’une rêverie… Si, lorsque les humains, mêlés avec les animaux et entièrement leurs égaux, rampaient et ne s’élevaient pas au-dessus de l’instinct le plus brute, si, dis-je, alors un ange, un esprit immortel était venu faire connaître à l’un d’eux que la terre où il était n’était pas une table, mais un globe qui faisait telle ou telle révolution, et, enfin, lui apprendre toutes les vérités physiques dont la nature a depuis accordé la découverte aux travaux des plus beaux génies…


Puis, s’il eût ajouté : « Tu vois tous ces secrets
Que toi-même étais né pour ne savoir jamais ;
Un jour tout ce qu’ici ma voix vient de te dire,
D’eux-mêmes, sans qu’un dieu soit venu les instruire.
Tes pareils le sauront. Tes pareils les humains
Trouveront jusque-là d’infaillibles chemins.
Ces astres que tu vois épars dans l’étendue,
Ces immenses soleils si petits à ta vue,
Ils sauront leur grandeur, leurs immuables lois.
Mesurer leur distance, et leur cours, et leur poids ;

Ils traceront leur forme, ils en feront l’histoire ; »
Jamais, je vous le jure, il ne l’eût voulu croire.


Oh ! puisse-t-elle donc venir cette paix, etc…


INVENTION DES SCIENCES


Que de générations l’une sur l’autre entassées, dont l’amas…


 
Sur les temps écoulés invisible et flottant
À tracé dans cette onde un sillon d’un instant !
...................
Avant que des États la base fût constante,
Avant que de pouvoir à pas mieux assurés,
Des sciences, des arts monter quelques degrés,
Du temps et du besoin l’inévitable empire
Dut avoir aux humains enseigné l’art d’écrire.
D’autres arts l’ont poli ; mais aux arts, le premier,
Lui seul des vrais succès put ouvrir le sentier,
Sur la feuille d’Égypte ou sur la peau ductile,
Même un jour sur le dos d’un albâtre docile,
Au fond des eaux formé des dépouilles du lin,
Une main éloquente, avec cet art divin,
Tient, fait voir l’invisible et rapide pensée,
L’abstraite intelligence et palpable et tracée ;
Peint des sons à nos yeux, et transmet à la fois
Une voix aux couleurs, des couleurs à la voix.
Quand des premiers traités la fraternelle chaîne
Commença d’approcher, d’unir la race humaine,
La terre et de hauts monts, des fleuves, des forêts,
Des contrats attestés garants sûrs et muets,

Furent le livre auguste et les lettres sacrées
Qui faisaient lire aux yeux les promesses jurées.
Dans la suite peut-être ils voulurent sur soi
L’un de l’autre emporter la parole et la foi ;
Ils surent donc, broyant de liquides matières,
L’un sur l’autre imprimer leurs images grossières,
Ou celle du témoin, homme, plante ou rocher,
Qui vit jurer leur bouche et leurs mains se toucher.
De là dans l’Orient ces colonnes savantes,
Rois, prêtres, animaux peints en scènes vivantes,
De la religion ténébreux monuments,
Pour les sages futurs laborieux tourments,
Archives de l’État, où les mains politiques
Traçaient en longs tableaux les annales publiques.
De là, dans un amas d’emblèmes captieux,
Pour le peuple ignorant monstre religieux,
Des membres ennemis vont composer ensemble
Un seul tout, étonné du nœud qui les rassemble :
Un corps de femme au front d’un aigle enfant des airs
Joint l’écaille et les flancs d’un habitant des mers.
Cet art simple et grossier nous a suffi peut-être
Tant que tous nos discours n’ont su voir ni connaître
Que les objets présents dans la nature épars,
Et que tout notre esprit était dans nos regards.
Mais on vit, quand vers l’homme on apprit à descendre,
Quand il fallut fixer, nommer, écrire, entendre,
Du cœur, des passions les plus secrets détours,
Les espaces du temps ou plus longs ou plus courts,
Quel cercle étroit bornait cette antique écriture.
Plus on y mit de soins, plus incertaine, obscure,
Du sens confus et vague elle épaissit la nuit.

Quelque peuple à la fin, par le travail instruit,
Compte combien de mots l’héréditaire usage
À transmis jusqu’à lui pour former un langage.
Pour chacun de ces mots un signe est inventé,
Et la main qui l’entend des lèvres répété
Se souvient d’en tracer cette image fidèle ;
Et sitôt qu’une idée inconnue et nouvelle
Grossit d’un mot nouveau ces mots déjà nombreux,
Un nouveau signe accourt s’enrôler avec eux.

C’est alors, sur des pas si faciles à suivre,
Que l’esprit des humains est assuré de vivre.
C’est alors que le fer à la pierre, aux métaux,
Livre, en dépôt sacré pour les âges nouveaux,
Nos âmes et nos mœurs fidèlement gardées,
Et l’œil sait reconnaître une forme aux idées.
Dès lors des grands aïeux les travaux, les vertus
Ne sont point pour leurs fils des exemples perdus.
Le passé du présent est l’arbitre et le père,
Le conduit par la main, l’encourage, l’éclaire.
Les aïeux, les enfants, les arrière-neveux,
Tous sont du même temps, ils ont les mêmes vœux,
La patrie, au milieu des embûches, des traîtres,
Remonte en sa mémoire, a recours aux ancêtres,
Cherche ce qu’ils feraient en un danger pareil,
Et des siècles vieillis assemble le conseil.


On peut comparer les sages instruits et savants, qui éclairent ceux qui viennent après, à la queue étincelante des comètes.

L’homme après l’invention de la navigation et du commerce :

La terre est son domaine et, possesseur ardent,
Il court, juge, voit tout comme le fils prudent
Qui va de ses aïeux visiter l’héritage
Et parcourt tous les biens laissés pour son partage.


Parler enfin prophétiquement de la découverte du nouveau monde. destins, hâtez-vous d’amener ce grand jour qui… qui… ; mais non ; destins, éloignez ce jour funeste, et, s’il se peut, qu’il n’arrive jamais ce jour qui… qui… etc.

En parlant du passage de Gama aux Indes,


En vain...............
Des derniers Africains le cap noir de tempêtes.


On erre longtemps, on est curieux, on lit des fables, on en est content, on s’en dégoûte, on cherche la vérité, on la trouve enfin.


............La science
Porte ........ son austère compas ;
La balance à la main, le doute suit ses pas ;
L’expérience alors, de siècles entourée.
S’avance lentement........


Cherche, examine, pose une loi première, évidente à tous les hommes, et on tient un anneau de la chaîne.

Le génie invente un système… et cherche à le poser sur des fondements solides…


Et l’étude aux yeux creux, au front chargé de rides,
Y promène longtemps son austère compas.


La science veut, non contente d’admirer et la forme et l’ouvrage,


Connaître la matière et voir agir la main.

Quand plusieurs observations astronomiques eurent été faites et confirmées par les sages qui étaient toujours les prêtres des dieux, dans l’Orient, on en fit des représentations dans les temples. C’est-à-dire que dans des danses sacrées on imita la direction, la figure et les diverses évolutions de cette danse céleste… Depuis il y a eu de même les chœurs des tragédies grecques et la danse des derviches.


Mais ces soleils assis dans leur centre brûlant,
Et chacun roi d’un monde autour de lui roulant,
Ne gardent point eux-même une immobile place.
Chacun avec son monde emporté dans l’espace,
Ils cheminent eux-même : un invincible poids
Les courbe sous le joug d’irrésistibles lois,
Dont le pouvoir sacré, nécessaire, inflexible.
Leur fait poursuivre à tous un centre irrésistible.
....................
....................
L’océan éternel où bouillonne la vie.




Ainsi, quand de l’Euxin la déesse étonnée
Vit du premier vaisseau son onde sillonnée.
Aux héros de la Grèce, à Colchos appelés,
Orphée expédiait[21] les mystères sacrés

Dont sa mère immortelle avait daigné l’instruire.
Près de la poupe assis, appuyé sur sa lyre,
Il chantait quelles lois à ce vaste univers
Impriment à la fois des mouvements divers ;
Quelle puissance entraîne ou fixe les étoiles ;
D’où le souffle des vents vient animer les voiles ;
Dans l’ombre de la nuit, quels célestes flambeaux
Sur l’aveugle Amphitrite éclairent les vaisseaux.
Ardents à recueillir ces merveilles utiles,
Autour du demi-dieu les princes immobiles
Aux accents de sa voix demeuraient suspendus,
Et l’écoutaient encor quand il ne chantait plus.


 
Dans nos vastes cités, par le sort partagés,
Sous deux injustes lois les hommes sont rangés :
Les uns, princes et grands, d’une avide opulence
Étalent sans pudeur la barbare insolence ;
Les autres, sans pudeur, vils clients de ces grands,
Vont ramper sous les murs qui cachent leurs tyrans.
Admirer ces palais aux colonnes hautaines
Dont eux-mêmes ont payé les splendeurs inhumaines,
Qu’eux-mêmes ont arrachés aux entrailles des monts,
Et tout trempés encor des sueurs de leurs fronts.

Moi, je me plus toujours, client de la nature,
À voir son opulence et bienfaisante et pure,
Cherchant loin de nos murs les temples, les palais
Où la Divinité me révèle ses traits,
Ces monts, vainqueurs sacrés des fureurs du tonnerre,
Ces chênes, ces sapins, premiers-nés de la terre.

Les pleurs des malheureux n’ont point teint ces lambris.
D’un feu religieux le saint poète épris
Cherche leur pur éther et plane sur leur cime.
Mer bruyante, la voix du poète sublime
Lutte contre les vents ; et tes flots agités
Sont moins forts, moins puissants que ses vers indomptés.
À l’aspect du volcan, aux astres élancée,
Luit, vole avec l’Etna, la bouillante pensée.

Heureux qui sait aimer ce trouble auguste et grand :
Seul, il rêve en silence à la voix du torrent
Qui le long des rochers se précipite et tonne ;
Son esprit en torrent et s’élance et bouillonne.
Là, je vais dans mon sein méditant à loisir
Des chants à faire entendre aux siècles à venir ;
Là, dans la nuit des cœurs qu’osa sonder Homère,
Cet aveugle divin et me guide et m’éclaire.
Souvent mon vol, armé des ailes de Buffon,
Franchit avec Lucrèce, au flambeau de Newton,
La ceinture d’azur sur le globe étendue.
Je vois l’être et la vie et leur source inconnue,
Dans les fleuves d’éther tous les mondes roulants,
Je poursuis la comète aux crins étincelants,
Les astres et leurs poids, leurs formes, leurs distances ;
Je voyage avec eux dans leurs cercles immenses.
Comme eux, astre, soudain je m’entoure de feux ;
Dans l’éternel concert je me place avec eux :
En moi leurs doubles lois agissent et respirent ;
Je sens tendre vers eux mon globe qu’ils attirent.
Sur moi qui les attire ils pèsent à leur tour.
Les éléments divers, leur haine, leur amour,

Les causes, l’infini s’ouvre à mon œil avide.
Bientôt redescendu sur notre fange humide,
J’y rapporte des vers de nature enflammés,
Aux purs rayons des dieux dans ma course allumés.
Écoutez donc ces chants d’Hermès dépositaires,
Où l’homme antique, errant dans ses routes premières,
Fait revivre à vos yeux l’empreinte de ses pas.
Mais dans peu, m’élançant aux armes, aux combats,
Je dirai l’Amérique à l’Europe montrée ;
J’irai dans cette riche et sauvage contrée
Soumettre au Mançanar le vaste Maragnon[22].
Plus loin dans l’avenir je porterai mon nom,
Celui de cette Europe en grands exploits féconde,
Que nos jours ne sont loin des premiers jours du monde.


Emblèmes antiques, dont on peut choisir quelques-uns pour les employer in Δ. (dans Hermès.)

Apollo pacifer in inscript, antiq. (V. Broukus. in Tib. p. 269[23].)


Apollon bâtisseur de villes. (Spanheim dans ses Commentaires sur Callimaque, p. 8[24].


Bacchus, fils de Cérès, dans les vers orphiques. Id, p. 705[25].

Bacchus, regardé comme l’inventeur des semailles et de la charrue… Les Achéens lui sacrifiaient avec une couronne d’épis sur la tête. Id., ibid[26].


Δημήτηρ θεσμοφόροςLegiferæ Cereri. Virg. Spanh.

La paix couronnée d’épis : At nobis, pax alma, veni spicamque teneto. Et dans une médaille que cite Spanheim sur Callimaque.

Euripide et Hésiode appellent la paix κουροτρόφον, qui nourrit la jeunesse.


Épilogue[27]


Ô mon Hermès, ô toi que j’ai travaillé pendant plusieurs années avec tant de plaisir… mon compagnon sur terre et sur mer, aujourd’hui quel sera ton destin ? Une mère longtemps déguisant ses alarmes veut elle-même armer son fils…


Mais quand il faut partir, ses bras, ses faibles bras
Ne peuvent sans terreur l’envoyer aux combats.


Seul chez moi, jadis enfant, tu pouvais donner un libre cours à ta langue libre et naïve. Mais


Le mensonge est puissant ;
Il règne ; dans ses mains luit un fer menaçant,

De la vérité pure il déteste l’approche.
Il craint que son regard ne lui fasse un reproche,


Que ses traits, sa candeur…


Tout mensonge qu’il est, ne le fassent pâlir.
Mais la vérité seule est constante, éternelle.


Le mensonge change et les hommes errent de mensonge en mensonge… Mais quand le temps aura précipité dans l’abîme ce qui est aujourd’hui sur le faite et que plusieurs siècles se seront écroulés l’un sur l’autre dans l’oubli, avec tout l’attirail des préjugés qui appartiennent à chacun d’eux, pour faire place à des siècles nouveaux et à des erreurs nouvelles… alors peut-être… on verra si… ; et si en écrivant j’ai connu d’autre passion


Que l’amour des humains et de la vérité.


[partie de ce canevas exécutée]


 
Ô mon fils, mon Hermès, ma plus belle espérance ;
Ô fruit des longs travaux de ma persévérance,
Toi, l’objet le plus cher des veilles de dix ans,
Qui m’as coûté des soins et si doux et si lents ;
Confident de ma joie et remède à mes peines ;
Sur les lointaines mers, sur les terres lointaines,
Compagnon bien-aimé de mes pas incertains,
Ô mon fils, aujourd’hui quels seront tes destins ?
Une mère long-temps se cache ses alarmes ;
Elle-même à son fils veut attacher ses armes

Mais, quand il faut partir, ses bras, ses faibles bras
Ne peuvent sans terreur l’envoyer aux combats.
Dans la France, pour toi, que faut-il que j’espère ?
Jadis, enfant chéri, dans la maison d’un père
Qui te regardait naître et grandir sous ses yeux,
Tu pouvais sans péril, disciple curieux,
Sur tout ce qui frappait ton enfance attentive
Donner un libre essor à ta langue naïve.
Plus de père aujourd’hui ! Le mensonge est puissant ;
Il règne. Dans ses mains luit un fer menaçant.
De la vérité sainte il déteste l’approche.
Il craint que son regard ne lui fasse un reproche ;
Que ses traits, sa candeur, sa voix, son souvenir,
Tout mensonge qu’il est, ne le fassent pâlir.
Mais la vérité seule est une, est éternelle.
Le mensonge varie, et l’homme trop fidèle,
Change avec lui : pour lui les humains sont constants,
Et roulent, de mensonge en mensonge flottants.
....................
....................
Perdu, n’existant plus qu’en un docte cerveau,
Le français ne sera dans ce monde nouveau
Qu’une écriture antique et non plus un langage.
Ô si tu vis encore, alors peut-être un sage
Près d’une lampe assis, dans l’étude plongé,
Te retrouvant poudreux, obscur, demi-rongé,
Voudra creuser le sens de tes lignes pensantes.
Il verra si, du moins, tes feuilles innocentes
Méritaient ces rumeurs, ces tempêtes, ces cris,
Qui vont sur toi, sans doute, éclater, dans Paris.

  1. Le canevas de ce poème et les morceaux qui le composent ont reçu des développements successifs depuis l’édition de 1819 jusqu’à celle de M. de Chénier, plus complète que les précédentes.

    Voyez l’étude de Sainte-Beuve, dans le tome premier.

  2. M. Becq de Fouquières croit à un quatrième chant, dont tous les éléments auraient été transportés dans le poème de l’Amérique.
  3. Essais, liv. III, chap. ii.
  4. « J’entends par matière vive, non-seulement tous les êtres qui vivent ou végètent, mais encore toutes les molécules organiques vivantes dispersées ou répandues dans les détriments ou résidus des corps organisés : je comprends encore dans la matière vive celle de la lumière, du feu, de la chaleur, en un mot toute matière qui nous parait être active par elle-même. » Buffon, Introduction à l’histoire des minéraux.
  5. Métamorph. liv. xv, v. 265.
  6. Lucrèce, de Natura rerum, liv. V, v. 785.
  7. Virgile, Géorg. liv. I, v. 325.
  8. Édition d’Ennius, in-4o, 1707, commentée par Guillaume Colonne.
  9. Perse, satire V, v. 160.
  10. Art poétique.
  11. André Chénier fait ici idole du masculin, comme P. Corneille :

    Et Pison ne sera qu’un idole sacré, etc.
    (Othon, acte III, scène i.)

    comme La Fontaine :

    Jamais idole, quel qu’il fût,
    N’avait eu cuisine si grasse. (Liv. IV, fable 8.)
  12. Vers 991 et suiv.
  13. Épicure. Ce morceau est imité et presque traduit de Lucrèce.
  14. Virgile, Géorg., liv. II, v. 6.
  15. Énéide, liv. IV, v. 58.
  16. Voyage aux Indes occidentales et à la Chine. Paris, 1782, 2 vol. in-4o avec figures.
  17. L’auteur a ainsi marqué : γεωπον., le manuscrit qui contient le thème de ce qu’il devait dire sur l’agriculture : γεωπονία.
    (G. de Chénier.)
  18. Le manuscrit porte : Sur les Éthiop. (G. de Chénier.)
  19. Vient ensuite la comparaison suivante, qui se rattache à un morceau que l’auteur ayant alors dans l’esprit et qu’il n’a point écrit.
    (G. de Chénier.)
  20. Tout ce qui concerne la politique devait être terminé par un morceau sur la paix générale ; mais avant, l’auteur devait employer le fragment qui suit, en tête duquel il a écrit entre parenthèses : Ce morceau doit être placé immédiatement avant le dernier sur la paix générale.
    (G. de Chénier.)
  21. Le poète a passé un trait sur ce mot, mais sans le remplacer.
    (G. de Chénier)
  22. Le Maranon ou Maragnon est le fleuve des Amazones.
  23. Il renvoie à l’édition de Tibulle donnée par Broukusius, in-4, 1708, où l’on trouve, à la page indiquée, deux inscriptions antiques dans lesquelles Apollon est appelé pacifer, pacificateur : Apollini pacifero. (G. de Chénier.)
  24. De l’édition en 3 volumes in-8, de 1697, et page 114 de l’édition de 1761. (G. de Chénier)
  25. C’est-à-dire Commentaires de Spanheim sur Callimaque, p. 703 de l’édition de 1697, et p. 793 de l’édition de 1761. (G. de Chénier.)
  26. Voyez les Commentaires de Spanheim sur Callimaque à la page déjà citée. (G. de Chénier.)
  27. Le poème d’Hermès devait être terminé par l’épilogue dont nous donnons d’abord le canevas en prose, canevas qui fut ensuite presque en entier écrit en vers.