Œuvres poétiques de Chénier (Moland, 1889)/C’est cet amour profond

Œuvres poétiques, Texte établi par Louis MolandGarnierVolume 2 (p. 214-216).

IX[1]


C’est cet amour profond que la patrie inspire
Qui, sur soi, pour longtemps assied un vaste empire ;
Qui, seul, en demi-dieux transforme les soldats,
Qui, seul, avec vigueur fait mouvoir les États,
Fait durer leur jeunesse et d’une main divine
Les relève déjà penchants vers leurs ruines.
L’or offrirait en vain des secours opulents ;
En vain même le ciel formerait des talents.

Français, notre salut n’a point d’autre espérance ;
Français, nous périssons si vous n’aimez la France :
Si vous ne l’aimez plus que......
Si le bonheur commun n’est pas votre bonheur.
Rien, rien que cet amour fraternel et sublime
Sous nos pas raffermis pourra combler l’abîme.
Que la France, partout, du jeune homme pieux
Occupe à tout moment et le cœur et les yeux ;
Qu’il la voie et lui parle et l’écoute sans cesse ;
Qu’elle soit son trésor, son ami, sa maîtresse ;
Que même au sein des nuits, d’un beau songe charmé.
Il serre dans ses bras ce simulacre aimé.


Ô chose sinistre ! quand un peuple s’abandonne et est indifférent à la chose publique !… honte ! ô douleur ! quand il admire follement ses ennemis et se méprise lui-même.


Français, rougirez-vous de cette humble infamie ?
Faudra-t-il voir toujours une race ennemie


Qui vous a fait tout le mal possible, etc… faudra-t-il voir toujours vos théâtres stupides retentir d’inepties aussi indignes du goût que du bon citoyen ?…


Il faut être juste, il est beau d’admirer les vertus même d’un ennemi ; mais il faut qu’il les ait, ces vertus ; et il est honteux d’inventer à sa gloire des mensonges pompeux… J’ai habité parmi ces Anglais… Français, votre jeunesse n’apprend rien de bon chez eux… qu’à faire courir des chevaux, des paris ruineux… un jeu !… Laissons là les Anglais.


Laissons leur jeunesse...mélancolique
Au sortir du gymnase, ignorante et rustique,

De contrée en contrée aller au monde entier
Offrir sa joie ignoble et son faste grossier ;
Promener son ennui, ses travers, ses caprices ;
À ses vices, partout, ajouter d’autres vices ;
Et présenter aux ris du public indulgent
Son insolent orgueil fondé sur son argent[2].


Ils ont une bonne constitution, il faut l’imiter… pourvu que nous n’imitions pas son indifférence à la chose publique… Quand tous les membres sont vendus, les citoyens se partagent en factions ; l’un est pour celui-ci, pour celui-là, nul n’est pour la patrie… l’argent effronté, la corruption ouverte et avouée…


Nation toute à vendre à qui peut la payer.


… Ô puissions-nous… ô puissé-je Vivre assez pour voir la France… les provinces les plus éloignées se tenir par la main, par une douce opulence et un commerce de frères ! Mais si cela ne doit pas arriver, ô que ce moment m’ouvre le tombeau !

  1. Édition G de Chénier.
  2. Ce morceau, depuis ces mots : J’ai habité parmi ces Anglais, a paru dans la Revue de Paris, 1830.