Œuvres poétiques de Chénier (Moland, 1889)/Ah ! tu ne m’entends point

Œuvres poétiques, Texte établi par Louis MolandGarnierVolume 1 (p. 273-274).

LVI[1]


Ah ! tu ne m’entends point. Vois, reconnais ce sein.
Vois, j’embrasse ton urne et je te parle en vain.
Mes soupirs et les pleurs d’une paupière aimée
Ne peuvent réchauffer ta cendre inanimée.
Portes d’enfer, cessez de me le retenir !
Une heure, un seul instant, laissez-le revenir
La nuit, voir celle couche, hélas ! qui fut la sienne !
Que je n’embrasse plus l’ombre invisible et vaine !
Qu’un instant je le voie ! Ah ! tu n’es plus à moi !
Et éternelle nuit me sépare de toi !
Et je suis seule au monde ! ô déités jalouses !
Ô dieux ! dieux de la mort ennemis des épouses,
Que vous avais-je fait ? À peine étais-je à lui !…
Trois mois coulaient à peine ! Ô solitaire ennui !
Ô tombe, ouvre tes bras à la veuve expirante !
Eh ! puisqu’il ne vit plus, comment suis-je vivante ?
— Elle pleurait ainsi, haletante, et ses mots
Expiraient sur sa bouche étouffés de sanglots.
Ses yeux gros d’amertume inondaient son visage.
J’aurai peut-être alors agité le feuillage ;

Elle lève la tête, elle voit un témoin ;
Elle crie, elle fuit. Elle était déjà loin.
Dans les champs bienheureux dors et repose en paix ![2]
Ta Clytie était là, pleurante, échevelée ;
Dans ses pleurs, malgré moi, c’est moi qui l’ai troublée.
....................
Je n’ose te verser et le miel et le lait ;
Car votre amour jaloux verrait avec colère,
........une main étrangère
....................
....................
Écrit ces mots :…… « Jeune et belle infortunée.
L’étranger dont l’aspect t’a fait fuir aujourd’hui
À pleuré sur ton sort… Adieu, pardonne-lui. »
Il remonte à pas lents et la tête baissée ;
Il s’éloigne.

  1. Éd. G. de Chénier.

    Le poète à développé dans ce morceau le canevas tracé dans les Bucoliques, n° xli, Mes mânes à Clytie. La jeune veuve parle d’abord.

  2. C’est le jeune voyageur qui parle à son tour.