Œuvres poétiques de Chénier (Moland, 1889)/Sur un groupe de Jupiter et d’Europe

Œuvres poétiques, Texte établi par Louis MolandGarnierVolume 1 (p. 76-81).


XIV[1]

SUR UN GROUPE
DE JUPITER ET D’EUROPE


Des nymphes et des satyres chantent dans une grotte qu’il faut peindre bien romantique[2], pittoresque, divine, en soupant avec des coupes ciselées. Chacun chante le sujet représenté sur la coupe ; l’un : « Étranger, ce taureau…[3] » l’autre, Pasiphaé[4] ; d’autres, d’autres…

Étranger, ce taureau que tu vois fendre les flots et nager vers Crète, avec une jeune fille qui tient sa corne, qui tremble, qui cherche à voir sa patrie, qui appelle ses compagnes, tactumque vereri assilientis aquœ timidasque reducere plantas (Ovid., VI, v. 106), ce nageur mugissant, ce taureau, c’est un dieu… Dans ses traits de taureau, tu reconnais les traits de Jupiter amoureux d’Europe, de la fille d’Agénor ; il est descendu au rivage de Phénicie, beau, délicat, l’objet des vœux de toutes les génisses ; la fille d’Agénor a osé s’asseoir sur lui, il s’est lancé dans les flots, il nage, il a déjà passé Chypre et Rhodes…[5]

Étranger, ce taureau, qu’au sein des mers profondes
D’un pied léger et sûr tu vois fendre les ondes,
Est le seul que jamais Amphitrite ait porté.
Il nage aux bords crétois. Une jeune beauté
Dont le vent fait voler l’écharpe obéissante
Sur ses flancs est assise, et d’une main tremblante
Tient sa corne d’ivoire, et, les pleurs dans les yeux,
Appelle ses parents, ses compagnes, ses jeux ;
Et, redoutant la vague et ses assauts humides,
Retire et veut sous soi cacher ses pieds timides.

L’art a rendu l’airain fluide et frémissant.
On croit le voir flotter. Ce nageur mugissant,
Ce taureau, c’est un dieu ; c’est Jupiter lui-même.
Dans ses traits déguisés, du monarque suprême
Tu reconnais encore et la foudre et les traits.
Sidon l’a vu descendre au bord de ses guérets,
Sous ce front emprunté couvrant ses artifices,
Brillant objet des vœux de toutes les génisses.

La vierge tyrienne, Europe, son amour,
Imprudente, le flatte : il la flatte à son tour ;
Et, se fiant à lui, la belle désirée
Ose asseoir sur son flanc cette charge adorée.
Il s’est lancé dans l’onde ; et le divin nageur,
Le taureau roi des dieux, l’humide ravisseur,
À déjà passé Chypre et ses rives fertiles ;
Il s’approche de Crète, et va voir les cent villes.




AUTRE FRAGMENT
SUR L’ENLÈVEMENT D’EUROPE

 
....................
Telle éclate Vénus au milieu des trois sœurs.
Mais son sort n’était pas de n’aimer que les fleurs,
Et de garder toujours sa pudique ceinture.
Le roi des dieux l’a vue. Une active blessure
Le dévore, dompté sous l’arc insidieux
Du dieu qui peut dompter même le roi des dieux.
Mais, voulant la séduire, et de sa fière épouse,
Éviter, cependant, la colère jalouse,
Il sut cacher le Dieu sous le front d’un taureau
Non ressemblant à ceux qui, sous un lourd fardeau,
Rampent, traînant d’un char les axes difficiles,
Ou préparant la terre à des moissons fertiles.
Sur tout son corps s’étend un blond et pur éclat,
Une étoile d’argent sur son front délicat
Luit. D’amour, dans ses yeux, brille la flamme ardente ;
Un double ivoire enfin sur sa tête élégante
Se recourbe ; la nuit tel est le beau croissant
Que Phœbé dans les cieux allume en renaissant.
Il va sur la prairie, et de frayeur atteinte
Nulle vierge ne fuit. Elles courent, sans crainte,
Vers l’animal paisible, et qui, plus que les fleurs,
De l’ambroisie au loin exhale les odeurs.
Il s’avance à pas lents trouver la jeune reine.
Sur ses pieds délicats sa langue se promène.
Europe, de sa bouche, en le voyant si beau,
Vient essuyer l’écume, et baise le taureau.
Il mugit doucement : la flûte de Lydie

Chante une moins suave et tendre mélodie.
Il s’incline à ses pieds ; tient sur elle les yeux,
Lui montre la beauté de son flanc spacieux.
Soudain : « Venez, venez, ô mes chères compagnes,
Dit-elle ; de nos jeux égayons ces campagnes.
Sur ce taureau si doux nous allons nous asseoir ;
Son large dos pourra toutes nous recevoir,
Toutes nous emporter, comme un vaste navire.
C’est un esprit humain qui sans doute l’inspire.
Nul autre ne s’est vu qui pût lui ressembler.
Il lui manque une voix. Il voudrait nous parler. »
Elle dit et s’assied. La troupe à l’instant même
Vient ; mais se relevant sous le fardeau qu’il aime,
Le Dieu fuit vers la mer. L’imprudente soudain
Les appelle à grands cris, pleure, leur tend la main :
Elles courent ; mais lui, qui de loin les devance,
Comme un léger dauphin dans les ondes s’élance.
En foule, sur les flancs de leurs monstres nageurs,
Les filles de Nérée autour des voyageurs
Sortent. Le roi des eaux, calmant la vague amère,
Fraye, agile pilote, une voie à son frère ;
D’hyménée, auprès d’eux, les humides Tritons
Sur leurs conques d’azur répètent les chansons.
Sur le front du taureau la belle, palpitante
S’appuie, et l’autre main tient sa robe flottante
Qu’à bonds impétueux souillerait l’eau des mers.
Autour d’elle son voile épandu dans les airs,
Comme le lin qui pousse une nef passagère,
S’enfle, et sur son amant la soutient plus légère.
Mais, dès que nul rivage, à son timide effroi,
Nul mont ne s’offrit plus, qu’elle n’eût devant soi

Rien qu’une mer immense et le ciel sur sa tête,
Promenant autour d’elle une vue inquiète :
« Dieu taureau, quel es-tu ? Parle, taureau trompeur,
Où me vas-tu porter ? N’en as-tu point de peur,
De ces flots ? Car ces flots aux poupes vagabondes
Cèdent ; mais les troupeaux craignent les mers profondes.
Où sera la pâture, et l’eau douce pour toi ?
Es-tu dieu ? Mais des dieux que ne suis-tu la loi ?
La terre aux dauphins, l’onde aux taureaux est fermée.
Mais toi seul sur la terre et sur l’onde animée
Cours. Tes pieds sont la rame ouvrant le sein des mers ;
Et bientôt des oiseaux peut-être dans les airs
Iras-tu joindre aussi la volante famille
Ô palais de mon père ! ô malheureuse fille,
Qui pour tenter sur l’onde un voyage nouveau,
Seule, errante, ai suivi ce perfide taureau !
Et toi, maître des flots, favorise ma route !
Mon invisible appui se montrera sans doute ;
Sans doute ce n’est pas sans un pouvoir divin,
Que s’aplanit sous moi cet humide chemin. »
Elle dit. À ces mots, pour la tirer de peine,
Du quadrupède amant sort une voix humaine :
« Ô vierge, ne crains point les fureurs de la mer ;
Dans ce taureau nageur tu presses Jupiter.
Je me choisis en maître une forme, un visage ;
Mon amour, ta beauté m’ont sous ce corps sauvage,
Fait mesurer des flots cet empire inconstant.
La Crète, île fameuse, est le bord qui t’attend.
Il m’a nourri moi-même. Et là, ta destinée
Te promet de grands rois, fils de notre hyménée. »

Il dit ; le bord paraît. Les Heures, en ce lieu,
Ont préparé son lit… Il se relève dieu,
Détache la ceinture à la belle étrangère,
Et la vierge en ses bras devient épouse et mère.

  1. Édition 1819.
  2. J.-J. Rousseau avait déjà employé ce mot dans les Rêveries d’un Solitaire.
  3. C’est la pièce qui suit.
  4. C’est probablement le morceau qu’on trouvera un peu plus loin, n° XXVIII.
  5. Esquisse du morceau suivant.