Œuvres poétiques de Chénier (Moland, 1889)/Que sert des tours d’airain

Œuvres poétiques, Texte établi par Louis MolandGarnierVolume 1 (p. 275-276).

LVIII[1]


Que sert des tours d’airain tout l’appareil horrible ?
Que servit à Juno cet Argus si terrible,
Ce front, de jalousie armé de toutes parts,
Où veillaient à la fois cent farouches regards ?
Mais quoi que l’on oppose et d’adresse et de force,
Quand nul don, nul appât, nulle mielleuse amorce
Ne pourraient au dragon ravir l’or de ses bois,
Et du triple Cerbère assoupir les abois ;
On t’aime, garde-toi d’abandonner la place.
Il faut oser. L’amour favorise l’audace.
Si l’envie à te nuire aiguise tous ses soins,
Toi, pour te rendre heureux, tenterais-tu donc moins ?
Il faut savoir contre eux tourner leurs propres armes ;
Attacher leurs soupçons à de fausses alarmes ;
Semer toi-même un bruit d’attaque, de danger ;
Leur montrer sur ta route un flambeau mensonger.
Et tandis que par toi leur prudence égarée
Rit, s’applaudit de voir ton attente frustrée,
Aveugles, auprès d’eux ils laissent échapper
Tes pas, qu’ils défiaient de les pouvoir tromper.
Tel, car ainsi que toi c’est l’amour qui le guide,

Un fleuve, à pas secrets, des campagnes d’Élide,
Seul, au milieu des mers, se fraye un sentier sûr,
Parmi les flots salés garde un flot doux et pur,
Invisible, d’Enna va chercher le rivage,
Et l’amer Téthys ignore son passage[2].

  1. Édition de G. de Chénier.
  2. Plusieurs de ces vers ont été insérés à la fin du premier chant de l’Art d’aimer.