Œuvres poétiques de Chénier (Moland, 1889)
Œuvres poétiques, Texte établi par Louis MolandGarnierVolume 1 (p. v-xii).


NOTICE BIOGRAPHIQUE




André de Chénier naquit à Constantinople le 30 octobre 1762. Sa mère était Grecque, originaire de l’île de Chypre, de la famille Santi l’Homaka, qui descendait, dit-on, des Lusignan.

Louis de Chénier, le père, consul général de France, revint à Paris, avec sa femme et ses enfants, à la fin de 1765. Il fut ensuite chargé d’affaires auprès de l’empereur du Maroc ; mais il y alla seul, laissant sa femme et ses enfants à Paris, et il en revint vers 1784. André avait trois frères, deux plus âgés que lui : Constantin-Xavier, et Louis-Sauveur, un plus jeune, Marie-Joseph, et une sœur qui épousa le comte Latour de Saint-Igest.

Un seul fait de l’enfance d’André mérite d’être relevé ici, parce qu’il a laissé une trace dans ses œuvres : vers huit ans, il alla passer quelques mois dans le Bas-Languedoc chez une tante. Il avait conservé le souvenir d’une fontaine proche de la ville de Limoux ; plus tard il se proposait d’arranger quelque part une fontaine de la même manière, avec des statues et des inscriptions. On trouvera ce souvenir d’enfance dans les mélanges en prose.

Vers 1773, il fut mis avec ses frères au collège de Navarre. Il remporta le premier prix de discours français au concours général de 1778. C’est pendant ses années de collège qu’il se lia particulièrement avec les Trudaine et les de Pange qui restèrent ses plus intimes amis.

Il sortit du collège en 1781. Déjà il cultivait la poésie. Le 23 avril 1782, avant d’aller à l’opéra, il écrivit une pièce de quatre-vingt-dix vers et la fit suivre de quelques notes critiques[1]. Par la suite il remania cette pièce avec une grande supériorité.

Déjà aussi il avait ressenti les atteintes de la maladie (la gravelle) dont il souffrit toujours et dont il se plaignit souvent dans ses vers.

Il fut attaché, cette même année, en qualité de cadet-gentilhomme au régiment d’infanterie d’Augoumois, et envoyé en garnison à Strasbourg. Il y poursuivit ses études poétiques, et s’y lia avec le marquis de Brazais, capitaine au régiment de Dauphin-Cavalerie, qui avait les mêmes goûts que lui.

Avant le départ d’André pour Strasbourg, le poète Ecouchard Le Brun, Le Brun-Pindare, déjà âgé de cinquante-trois ans, lui avait adressé l’épître qui est reproduite dans l’Appendice à la fin du tome second des poésies. André lui répondit par le morceau qui est dans les Élégies[2], et par l’épître à Le Brun et au marquis de Brazais.

Au bout de six mois, fatigué de la vie de garnison, il quittait le régiment. Il revint à Paris où il retrouva de brillantes relations. On cite parmi les personnes distinguées qu’il voyait soit chez lui, soit chez les Trudaine et les de Pange : Lavoisier, Palissot, Suard, David le peintre, Lesueur le musicien, Vigée, Brunck (le savant éditeur des Analecta), Malesherbes, le chevalier de La Luzerne, le poète polonais Niemcewicz, Grimod de La Reynière, etc.

Il partit pour la Suisse et pour l’Italie avec les frères Trudaine. Ils devaient aller en Grèce, en Orient ; on devait rester deux ans absent, mais au bout d’une année, vers la fin de 1784 ou dans les premiers mois de 1785, on revint sans avoir dépassé les frontières italiennes.

Les années 1785, 1786, 1787 furent des années d’étude et de production poétique, de plaisirs aussi. Il dit dans un de ses ouvrages en prose où il traite de la perfection et de la décadence des lettres : « Choqué de voir les lettres si prosternées et le genre humain ne pas songer à relever sa tête, je me livrai souvent aux distractions et aux égarements d’une jeunesse forte et fougueuse ; mais toujours dominé par l’amour de la poésie, des lettres et de l’étude, souvent chagrin et découragé par la fortune et par moi-même, toujours soutenu par mes amis, je sentis au moins dans moi que mes vers et ma prose, goûtés ou non, seraient mis au rang du petit nombre d’ouvrages qu’aucune bassesse n’a flétris. »

Parmi les monuments de ces années heureuses pour le poète, M. Gabriel de Chénier cite quelques vers espagnols du chevalier de Florian, au bas desquels André a écrit : « Ces vers du chevalier de Florian m’ont été donnés par lui, hier mardi, 7 février 1786, après dîner chez le marquis de Moriolles. »

Il donne aussi un fragment de poésie française adressée à miss Cosway par le poète polonais Niemcewicz, avec cette souscription : « Niemcewicz sera toujours l’ami de Saint-André. » On appelait notre poète Chénier de Saint-André, ou Saint-André tout court, pour le distinguer de ses frères.

Le chevalier, devenu ensuite marquis de La Luzerne, fut nommé ambassadeur en Angleterre à la fin de 1787 ; André lui fut attaché en qualité de secrétaire particulier, et se rendit à Londres le 6 décembre, comme l’atteste la petite pièce :

Ainsi, lorsque souvent le gouvernail agile, etc.,


insérée dans les Poésies diverses.

Du mois de février 1788, nous avons une lettre de Marie-Joseph Chénier à son frère à Londres, qu’on trouvera dans les œuvres en prose, ainsi qu’une lettre d’André à Marie-Joseph qui est vraisemblablement de la même année, « Un des grands plaisirs que je puisse avoir, disait Marie-Joseph, est de recevoir de temps en temps de ces beaux vers que vous savez faire. »

Le séjour de Londres ne tarda pas à devenir très-pénible à André. Le fragment :

Sans parents, sans amis, et sans concitoyens, etc.,


recueilli dans les Poésies diverses, témoigne de la situation d’esprit où le jeta bientôt ce séjour.

Des vers grecs et latins en l’honneur d’Actius Sincerus (Sannazar) sont datés de Londres, 31 janvier 1789.

Une boutade tracée en une heure d’ennui et datée de London, Coveat-Garden, Hood’s tavern, vendredi, 3 avril 1789, à 7 heures du soir, figure dans les œuvres en prose.

Une épître en vers italiens du poète Alfieri à la date du 29 avril 1789 montre quel cas il faisait du talent de Chénier. Un autre témoignage des relations étroites qui existaient entre le tragique italien et le poète français, c’est la lettre écrite à ce dernier par la comtesse Alfieri, à la date du 5 mai 1790[3].

André Chénier revint bien peu de temps après à Paris, puisque l’Avis aux Français, son premier écrit politique, est daté de Passy, le 24 août 1790.

On ne peut négliger de signaler, parmi les documents qui nous restent de ce séjour en Angleterre, des vers grecs sur de belles Anglaises, qui prouvent que les distractions que prenait Chénier dans la nébuleuse Albion n’étaient pas toutes platoniques. Il s’agit de dessins faits d’après nature, car André Chénier cultivait le dessin avec quelque succès.

M. de La Lucerne, dont la santé était fort altérée, ayant été remplacé, André Chénier, qui, du reste, pendant sa mission, avait fait plus d’un voyage en France, revint définitivement à Paris, où les événements se précipitaient. Il demeura chez son père, qui habitait alors une maison de la rue du Sentier, et se fit inscrire à la section de la Fontaine Montmorency, qui devint successivement la section de la Fontaine Montmartre, la section de Molière et de La Fontaine, et enfin la section de Brutus.

De retour à Paris, il ne tarda pas, comme nous venons de le dire, à prendre la parole sur la situation, en publiant, dans les Mémoires de la Société de 1789 (n° 13), l’Avis au peuple français sur ses véritables ennemis, daté de Passy, 24 août 1790. Cet écrit frappa particulièrement le roi Stanislas-Auguste de Pologne, qui envoya une médaille d’or à l’auteur. André Chénier lui répondit, le 18 octobre 1790 (voyez la Correspondance).

Une lettre de M. de Chénier père à sa fille, Mme  Latour de Saint-Igest, à la date du 14 décembre, indique la situation des esprits dans la famille Chénier, où le père avec André penchait vers les idées modérées, tandis que Mme  de Chénier faisait cause commune avec Marie-Joseph plus hardiment révolutionnaire. La politique, il n’en pouvait guère être autrement dans un moment pareil, envahit la vie d’André. Il publia en brochure, à la date du 3 mai 1791, les Réflexions sur l’esprit de parti. Il se prononça avec énergie contre la fête donnée aux soldats de Châteauvieux, dont son frère Marie-Joseph Chénier était un des promoteurs. Ce fut le premier brandon de discorde au moins publique jeté entre ces deux poètes par les événements. Un débat plus vif eut lieu entre eux l’année suivante, à propos de la Société des Amis de la Constitution ou des Jacobins, attaquée par l’un, défendue par l’autre. C’est à ce moment qu’André se sépara aussi du peintre David qu’il avait chanté autrefois.

Le 10 août 1792 met hors de lutte André Chénier et tous ceux du même parti. André Chénier s’éloigne de Paris ; il va passer quelques jours à Luciennes et à Saint-Germain, Il voyage en Normandie, il est à Rouen le 12 septembre, puis au Havre. La réputation poétique d’André, quoiqu’il n’eût presque rien mis au jour, était déjà tellement répandue que Wieland, l’auteur d’Obéron, demandait à cette date des nouvelles de lui à une Française qui voyageait en Allemagne. On trouvera dans les œuvres en prose la lettre que le poète écrivit à ce sujet à M. Brodelet, le père de la voyageuse en question.

Lors du procès de Louis XVI, André aida-t-il Malesherbes dans la défense du roi, comme l’a dit Chateaubriand ? Y eut-il entre eux échange de vues sur le but à atteindre et sur les moyens à employer ? Cela est probable, si l’on se tient dans ces derniers termes, mais sans qu’il reste de preuves positives de son intervention. Il ressort des projets manuscrits trouvés dans ses papiers, qu’il conserva jusqu’au dernier moment l’espoir que l’Appel au peuple serait voté par l’Assemblée. Marie-Joseph Chénier vota, comme on sait, la mort du roi.

Après le 21 janvier 1793, André se réfugia à Versailles, protégé peut-être par le nom de Marie-Joseph Chénier, représentant de Seine-et-Oise. Il y habita une petite maison située à l’extrémité de la rue de Satory et qui porte le no 69[4]. Il y passa l’année 1793 dans le silence et dans l’étude. Il venait rarement à Paris, allait quelquefois à Luciennes, chez Mme Pourrat qui y demeurait avec ses deux filles, Mme Hocquart et Mme  Laurent Lecoulteux (cette dernière chantée par André sous le nom de Fanny).

Le 17 ventôse an II (7 mars 1794) André Chénier fut arrêté fortuitement. Un nommé Gennot, agent du Comité de sûreté générale, porteur d’un mandat d’arrêt contre M. Pastoret, se présenta chez Mme  Piscatory, la belle-mère de M. Pastoret, à Passy, à dix heures moins un quart du soir (M. Pastoret étant absent), y rencontra André Chénier et le mit en état d’arrestation comme suspect. Le lendemain, après interrogatoire, il fut conduit à la prison du Luxembourg, refusé par le concierge, ramené à Gennot qui le fit conduire à Saint-Lazare où il fut incarcéré. L’écrou est du 19 ventôse. André ayant été arrêté en vertu d’un ordre général, le Comité de sûreté générale fit confirmer et maintenir cette arrestation à la date du 7 (ou 18) prairial an II.

Pendant une détention qui dura quatre mois et vingt jours, André Chénier composa la Jeune captive, l’ode à son frère, et les iambes. Ces pièces parvenaient successivement à M. de Chénier père, cachées, paraît-il, dans le linge.

Dans les iambes, quelques mots étaient déguisés soit sous une forme grecque, soit d’autre façon, de crainte que ces vers ne tombassent entre les mains de ceux contre qui ils étaient dirigés.

Impliqué dans la fausse conspiration des prisons, il fut traduit devant le tribunal révolutionnaire, le 7 thermidor, condamné et exécuté le même jour, à l’âge de trente et un ans. Deux jours plus tard, le gouvernement des terroristes était renversé. L. M.

  1. Page 213
  2. Page 238.
  3. Et non 1791, rectification due à M. Becq de Fouquières.
  4. Voyez l’Histoire des rues de Versailles, et de ses places et avenues, par M. J.-A. Le Roy, deuxième édition. Versailles, A. Montalant, 1861, 1 vol. in-8, p. 417.