Œuvres poétiques de Chénier (Moland, 1889)/Le Mendiant
VI[1]
LE MENDIANT
C’était quand le printemps a reverdi les prés.
La fille de Lycus, vierge aux cheveux dorés,
Sous les monts Achéens, non loin de Cérynée,
....................
....................
Errait à l’ombre, aux bords du faible et pur Crathis ;
Car les eaux du Crathis, sous des berceaux de frêne,
Entouraient de Lycus le fertile domaine.
....... Soudain, à l’autre bord,
Du fond d’un bois épais, un noir fantôme sort,
Tout pâle, demi-nu, la barbe hérissée :
Il remuait à peine une lèvre glacée ;
Des hommes et des dieux implorait le secours,
Et dans la forêt sombre errait depuis deux jours.
Il se traîne, il n’attend qu’une mort douloureuse ;
Il succombe. L’enfant, interdite et peureuse,
À ce hideux aspect sorti du fond du bois,
Veut fuir ; mais elle entend sa lamentable voix.
Il tend les bras, il tombe à genoux ; il lui crie
Qu’au nom de tous les dieux il la conjure, il prie,
Et qu’il n’est point à craindre, et qu’une ardente faim
L’aiguillonne et le tue, et qu’il expire enfin.
« Si, comme je le crois, belle dès ton enfance,
C’est le dieu de ces eaux qui t’a donné naissance,
Nymphe, souvent les vœux des malheureux humains
Ouvrent des immortels les bienfaisantes mains.
Ou si c’est quelque front porteur d’une couronne
Qui te nomme sa fille et te destine au trône,
Souviens-toi, jeune enfant, que le ciel quelquefois
Venge les opprimés sur la tête des rois.
Belle vierge, sans doute enfant d’une déesse,
Crains de laisser périr l’étranger en détresse ;
L’étranger qui supplie est envoyé des dieux. »
Elle reste. À le voir elle enhardit ses yeux,
. . . . . . . . . . . et d’une voix encore
Tremblante : « Ami, le ciel écoute qui l’implore.
Mais ce soir, quand la nuit descend sur l’horizon,
Passe le pont mobile, entre dans la maison ;
J’aurai soin qu’on te laisse entrer sans méfiance.
Pour la douzième fois célébrant ma naissance,
Mon père doit donner une fête aujourd’hui.
Il m’aime, il n’a que moi ; viens t’adresser à lui,
C’est le riche Lycus. Viens ce soir ; il est tendre,
Il est humain : il pleure aux pleurs qu’il voit répandre, »
Elle achève ces mots, et, le cœur palpitant,
S’enfuit ; car l’étranger sur elle, en l’écoutant,
Fixait de ses yeux creux l’attention avide.
Elle rentre, cherchant dans le palais splendide
L’esclave près de qui toujours ses jeunes ans,
Trouvent un doux accueil et des soins complaisants.
Cette sage affranchie avait nourri sa mère ;
Maintenant sous des lois de vigilance austère,
Elle et son vieil époux, au devoir rigoureux
Rangent des serviteurs le cortège nombreux.
Elle la voit de loin dans le fond du portique,
Court, et posant ses mains sur ce visage antique :
« Indulgente nourrice, écoute ; il faut de toi
Que j’obtienne un grand bien. Ma mère, écoute-moi
Un pauvre, un étranger, dans la misère extrême,
Gémit sur l’autre bord, mourant, affamé, blême…
Ne me décèle point. De mon père aujourd’hui
J’ai promis qu’il pourrait solliciter l’appui.
Fais qu’il entre ; et surtout, ô mère de ma mère !
Garde que nul mortel n’insulte à sa misère.
— Oui, ma fille ; chacun fera ce que tu veux,
Dit l’esclave en baisant son front et ses cheveux ;
Oui, qu’à ton protégé ta fête soit ouverte.
Ta mère, mon élève (inestimable perte !)
Aimait à soulager les faibles abattus :
Tu lui ressembleras autant par tes vertus
Que par tes yeux si doux et tes grâces naïves. »
Mais cependant la nuit assemble les convives :
En habits somptueux d’essences parfumés,
Ils entrent. Aux lambris d’ivoire et d’or formés,
Pend le lin d’Ionie en brillantes courtines ;
Le toit s’égaye et rit de mille odeurs divines.
La table au loin circule, et d’apprêts savoureux
Se charge. L’encens vole en longs flots vaporeux,
Sur leurs bases d’argent, des formes animées
Élèvent dans leurs mains des torches enflammées ;
Les figures, l’onyx, le cristal, les métaux
En vases hérissés d’hommes ou d’animaux,
Partout sur les buffets, sur la table étincellent ;
Plus d’une lyre est prête ; et partout s’amoncellent
Et les rameaux de myrte et les bouquets de fleurs.
On s’étend sur les lits teints de mille couleurs ;
Près de Lycus, sa fille, idole de la fête,
Est admise. La rose a couronné sa tête.
Mais, pour que la décence impose un juste frein,
Lui-même est par eux tous élu roi du festin.
Et déjà vins, chansons, joie, entretiens sans nombre,
Lorsque, la double porte ouverte, un spectre sombre
Entre, cherchant des yeux l’autel hospitalier.
La jeune enfant rougit. Il court vers le foyer ;
Il embrasse l’autel, s’assied parmi la cendre ;
Et tous, l’œil étonné, se taisent pour l’entendre.
« Lycus, fils d’Événon, que les dieux et le temps
N’osent jamais troubler tes destins éclatants !
Ta pourpre, tes trésors, ton front noble et tranquille,
Semblent d’un roi puissant, l’idole de sa ville.
À ton riche banquet un peuple convié
T’honore comme un dieu de l’Olympe envoyé.
Regarde un étranger qui meurt dans la poussière
Si tu ne tends vers lui la main hospitalière.
Inconnu, j’ai franchi le seuil de ton palais :
Trop de pudeur peut nuire à qui vit de bienfaits.
Lycus, par Jupiter, par ta fille innocente
Qui m’a seule indiqué ta porte bienfaisante !…
Je fus riche autrefois : mon banquet opulent
N’a jamais repoussé l’étranger suppliant.
Et pourtant aujourd’hui la faim est mon partage,
La faim qui flétrit l’âme autant que le visage,
Par qui l’homme, souvent importun, odieux,
Est contraint de rougir et de baisser les yeux !
— Étranger, tu dis vrai, le hasard téméraire
Des bons ou des méchants fait le destin prospère.
Mais sois mon hôte. Ici l’on hait plus que l’enfer
Le public ennemi, le riche au cœur de fer,
Enfant de Némésis, dont le dédain barbare
Aux besoins des mortels ferme son cœur avare.
Je rends grâce à l’enfant qui t’a conduit ici.
Ma fille, c’est bien fait ; poursuis toujours ainsi.
Respecter l’indigence est un devoir suprême.
Souvent les immortels (et Jupiter lui-même)
Sous des haillons poudreux, de seuil en seuil traînés,
Viennent tenter le cœur des humains fortunés. »
D’accueil et de faveur un murmure s’élève.
Lycus descend, accourt, tend la main, le relève :
« Salut, père étranger ; et que puissent tes vœux
Trouver le ciel propice à tout ce que tu veux !
Mon hôte, lève-toi. Tu parais noble et sage ;
Mais cesse avec la main de cacher ton visage.
Souvent marchent ensemble Indigence et Vertu ;
Souvent d’un vil manteau le sage revêtu,
Seul, vit avec les dieux et brave un sort inique.
Couvert de chauds tissus, à l’ombre du portique,
Sur de molles toisons, en un calme sommeil,
Tu peux, ici dans l’ombre, attendre le soleil.
Je te ferai revoir tes foyers, la patrie,
Tes parents, si les dieux ont épargné leur vie.
Car tout mortel errant nourrit un long amour
D’aller revoir le sol qui lui donna le jour.
Mon hôte, tu franchis le seuil de ma famille
À l’heure qui jadis a vu naître ma fille.
Salut ! Vois, l’on t’apporte et la table et le pain :
Sieds-toi. Tu vas d’abord rassasier ta faim.
Puis, si nulle raison ne te force au mystère,
Tu nous diras ton nom, ta patrie et ton père. »
Il retourne à sa place après que l’indigent
S’est assis. Sur ses mains de l’aiguière d’argent
Par une jeune esclave une eau pure est versée.
Une table de cèdre, où l’éponge est passée,
S’approche, et vient offrir à son avide main
Et les fumantes chairs sur le disque d’airain.
Et l’amphore vineuse, et la coupe aux deux anses.
« Mange et bois, dit Lycus ; oublions les souffrances.
Ami, leur lendemain est, dit-on, un beau jour. »
....................
Bientôt Lycus se lève et fait emplir sa coupe,
Et veut que l’échanson verse à toute la troupe :
« Pour boire à Jupiter qui nous daigne envoyer
L’étranger devenu l’hôte de mon foyer. »
Le vin de main en main va coulant à la ronde ;
Lycus lui-même emplit une coupe profonde,
L’envoie à l’étranger. « Salut, mon hôte, bois.
De la ville bientôt tu reverras les toits,
Fussent-ils par delà les glaces du Caucase. »
Des mains de l’échanson l’étranger prend le vase,
Se lève et sur eux tous il invoque les dieux.
On boit ; il se rassied. Et jusque sur les yeux
Ses noirs cheveux toujours ombrageant son visage,
De sourire et de plainte il mêle son langage.
« Mon hôte, maintenant que sous tes nobles toits
De l’importun besoin j’ai calmé les abois,
Oserai-je à ma langue abandonner les rênes ?
Je n’ai plus ni pays, ni parents, ni domaines.
Mais écoute : le vin, par toi-même versé,
M’ouvre la bouche. Ainsi, puisque j’ai commencé
Entends ce que peut-être il eût mieux valu taire.
Excuse enfin ma langue, excuse ma prière ;
Car du vin, tu le sais, la téméraire ardeur
Souvent à l’excès même enhardit la pudeur.
Meurtri de durs cailloux ou de sables arides,
Déchiré de buissons ou d’insectes avides.
D’un long jeûne flétri, d’un long chemin lassé,
Et de plus d’un grand fleuve en nageant traversé,
Je parais énervé, sans vigueur, sans courage ;
Mais je suis né robuste et n’ai point passé l’âge.
La force et le travail, que je n’ai point perdus,
Par un peu de repos me vont être rendus.
Emploie alors mes bras à quelques soins rustiques.
Je puis dresser au char tes coursiers olympiques,
Ou sous les feux du jour, courbé vers le sillon,
Presser deux forts taureaux du piquant aiguillon.
Je puis même, tournant la meule nourricière,
Broyer le pur froment en farine légère.
Je puis, la serpe en main, piauler et diriger
Et le cep et la treille, espoir de ton verger.
Je tiendrai la faucille ou la faux recourbée,
Et devant mes pas l’herbe ou la moisson tombée
Viendra remplir ta grange en la belle saison ;
Afin que nul mortel ne dise en ta maison,
Me regardant d’un œil insultant et colère :
Ô vorace étranger, qu’on nourrit à rien faire !
— Vénérable indigent, va, nul mortel chez moi
N’oserait élever sa langue contre toi.
Tu peux ici rester, même oisif et tranquille,
Sans craindre qu’un affront ne trouble ton asile.
— L’indigent se méfie. — Il n’est plus de danger.
— L’homme est né pour souffrir. — Il est né pour changer.
— Il change d’infortune ! — Ami, reprends courage :
Toujours un vent glacé ne souffle point l’orage.
Le ciel d’un jour à l’autre est humide ou serein,
Et tel pleure aujourd’hui qui sourira demain.
— Mon hôte, en tes discours préside la sagesse.
Mais quoi ! la confiante et paisible richesse
Parle ainsi. L’indigent espère en vain du sort ;
En espérant toujours il arrive à la mort.
Dévoré de besoins, de projets, d’insomnie,
Il vieillit dans l’opprobre et dans l’ignominie.
Rebuté des humains durs, envieux, ingrats,
Il a recours aux dieux qui ne l’entendent pas.
Toutefois la richesse accueille mes misères ;
Et puisque ton cœur s’ouvre à la voix des prières,
Puisqu’il sait, ménageant le faible humilié,
D’indulgence et d’égards tempérer la pitié,
S’il est des dieux du pauvre, ô Lycus ! que la vie
Soit un objet pour tous et d’amour et d’envie.
— Je te le dis encore, espérons, étranger.
Que mon exemple au moins serve à t’encourager.
Des changements du sort j’ai fait l’expérience.
Toujours un même éclat n’a point à l’indigence
Fait du riche Lycus envier le destin :
J’ai moi-même été pauvre et j’ai tendu la main.
Cléotas de Larisse, en ses jardins immenses,
Offrit à mon travail de justes récompenses.
« Jeune ami, j’ai trouvé quelques vertus en toi ;
Va, sois heureux, dit-il, et te souviens de moi. »
Oui, oui, je m’en souviens : Cléotas fut mon père ;
Tu vois le fruit des dons de sa bonté prospère.
À tous les malheureux je rendrai désormais
Ce que dans mes malheurs je dus à ses bienfaits.
Dieux, l’homme bienfaisant est votre cher ouvrage,
Vous n’avez point ici d’autre visible image ;
Il porte votre empreinte, il sortit de vos mains
Pour vous représenter aux regards des humains.
Veillez sur Cléotas ! Qu’une fleur éternelle,
Fille d’une âme pure, en ses traits étincelle.
Que nombre de bienfaits, ce sont là ses amours,
Fassent une couronne à chacun de ses jours ;
Et quand une mort douce et d’amis entourée
Recevra sans douleur sa vieillesse sacrée,
Qu’il laisse avec ses biens ses vertus pour appui
À des fils, s’il se peut, encor meilleurs que lui.
— Hôte des malheureux, le sort inexorable
Ne prend point les avis de l’homme secourable.
Tous, par sa main de fer en aveugles poussés,
Nous vivons ; et tes vœux ne sont point exaucés.
Cléotas est perdu ; son injuste patrie
L’a privé de ses biens, elle a proscrit sa vie.
De ses concitoyens dès longtemps envié,
De ses nombreux amis en un jour oublié,
Au lieu de ces tapis qu’avait tissus l’Euphrate,
Au lieu de ces festins brillants d’or et d’agate
Où ses hôtes, parmi les chants harmonieux,
Savouraient jusqu’au jour les vins délicieux,
Seul maintenant, sa faim, visitant les feuillages,
Dépouille les buissons de quelques fruits sauvages,
Ou, chez le riche altier apportant ses douleurs,
Il mange un pain amer tout trempé de ses pleurs.
Errant et fugitif, de ses beaux jours de gloire
Gardant, pour son malheur, la pénible mémoire,
Sous les feux du midi, sous le froid des hivers,
Seul, d’exil en exil, de déserts en déserts,
Pauvre et semblable à moi, languissant et débile,
Sans appui qu’un bâton, sans foyer, sans asile,
Revêtu de ramée ou de quelques lambeaux,
Et sans que nul mortel attendri sur ses maux
D’un souhait de bonheur le flatte et l’encourage,
Les torrents et la mer, l’aquilon et l’orage,
Les corbeaux et des loups les tristes hurlements
Répondant seuls la nuit à ses gémissements ;
N’ayant d’autres amis que les bois solitaires,
D’autres consolateurs que ses larmes amères,
Il se traîne ; et souvent sur la pierre il s’endort
À la porte d’un temple, eu invoquant la mort.
— Que m’as-tu dit ? La foudre a tombe sur ma tête.
Dieux ! ah ! grands dieux ! partons. Plus de jeux, plus de fête,
Partons. Il faut vers lui trouver des chemins sûrs ;
Partons. Jamais sans lui je ne revois ces murs.
Ah ! dieux ! quand dans le vin, les festins, l’abondance,
Enivré des vapeurs d’une folle opulence,
Celui qui lui doit tout chante et s’oublie et rit,
Lui peut-être il expire, affamé, nu, proscrit.
Maudissant, comme ingrat, son vieil ami qui l’aime.
Parle : était-ce bien lui ? le connais-tu toi-même ?
En quels lieux était-il ? où portait-il ses pas ?
Il sait où vit Lycus, pourquoi ne vient-il pas ?
Parle : était-ce bien lui ? parle, parle, te dis-je ;
Où l’as-tu vu ? — Mon hôte, à regret je t’afflige.
C’était lui, je l’ai vu ..........
....................
....... Les douleurs de son âme
Avaient changé ses traits. Ses deux fils et sa femme,
À Delphes, confiés au ministre du dieu,
Vivaient de quelques dons offerts dans le saint lieu.
Par des sentiers secrets fuyant l’aspect des villes,
On les avait suivis jusques aux Thermopyles.
Il en gardait encore un douloureux effroi.
Je le connais ; je fus son ami comme toi.
D’un même sort jaloux une même injustice
Nous a tous deux plongés au même précipice.
Il me donna jadis (ce bien seul m’est resté)
Sa marque d’alliance et d’hospitalité.
Vois si tu la connais. » De surprise immobile,
Lycus a reconnu son propre sceau d’argile ;
Ce sceau, don mutuel d’immortelle amitié,
Jadis à Cléotas par lui-même envoyé.
Il ouvre un œil avide, et longtemps envisage
L’étranger. Puis enfin sa voix trouve un passage.
« Est-ce toi, Cléotas ? toi qu’ainsi je revois ?
Tout ici t’appartient. Ô mon père ! est-ce toi ?
Je rougis que mes yeux aient pu te méconnaître.
Cléotas ! ô mon père ! ô toi qui fus mon maître,
Viens ; je n’ai fait ici que garder ton trésor,
Et ton ancien Lycus veut te servir encor.
J’ai honte à ma fortune en regardant la tienne. »
Et dépouillant soudain la pourpre tyrienne
Que tient sur son épaule une agrafe d’argent,
Il l’attache lui-même à l’auguste indigent.
Les convives levés l’entourent ; l’allégresse
Rayonne en tous les yeux. La famille s’empresse ;
On cherche des habits, on réchauffe le bain.
La jeune enfant approche ; il rit, lui tend la main :
« Car c’est toi, lui dit-il, c’est toi qui la première,
Ma fille, m’as ouvert la porte hospitalière. »
- ↑ Édition 1819. Ce morceau avait paru, par fragments, en 1816, dans le recueil intitulé Mélanges littéraires, etc., édité par M. Fayolle.