Œuvres poétiques, Texte établi par Louis MolandGarnierVolume 2 (p. 172-176).

LA SUPERSTITION.


Il faut faire, et le plus tôt possible, un poème sur la superstition. Environ cent cinquante vers.

Notre siècle n’a pas tant à se glorifier… Il semble que tous les hommes soient destinés à être superstitieux… Chaque siècle l’est à sa manière… détailler cela… Il y a maintenant en Europe un germe de fanatisme… Dans les glaces du Nord des cerveaux brûlants… magnétisme… martinisme… Swedenboerg… Gagliostro…[1].

Mais j’entends celui-ci m’objecter : Mais Dieu ne peut-il pas ?… Dieu ne peut pas ce qui… Tu fais de plats systèmes… Tu crois peut-être que Dieu fera des miracles pour t’empêcher d’avoir été un sot…


....................
..........Thaumaturge imbécile
....................
Sois absurde, ignorant, quadrupède à ton gré.
....................
....................
........et qui fait des miracles
N’aura que mes mépris et mon inimitié ;
Qui les croit et les aime excite ma pitié.


L’avide charlatan peut tout ce qu’il veut… Il suffit qu’il ait la vogue. Alors, sans esprit, sans idée… Si même il écorche le français, cela n’en vaut que mieux… Le capable auditeur qui se croit du génie voit du génie aussi dans…


Il trouve, il reconnaît mille sens au lieu d’un
Dans cet amas de mots qui n’en forment aucun.

Et de ce noir chaos plus la nuit est grossière,
Plus son œil trouble et louche y croit voir de lumière.


Je ne veux point sur eux, toutefois, invoquer les châtiments…

Ne scutica dignum horrible sectere flagella[2].


Les persécuter, c’est les rendre intéressants même à ceux qui les méprisent.


Que le glaive des lois frappe le malfaiteur,
C’est à nous de punir le prophète menteur ;
Voulant nous abuser, c’est nous seuls qu’il outrage.
Arabe vagabond, s’il ose, à chaque page,
Enfler de contes vains ses orgueilleux récits.
Et frapper sur l’épaule à des rois ses amis ;
S’il étale partout, dans sa plate éloquence.
Des temps, des lieux, des mœurs une absurde ignorance.
Aussitôt contre lui l’équitable raison
S’arme du ridicule et non de la prison.
Mais si l’on vient...... avec scandale
L’immoler aux abois d’une plume vénale.


Si l’on veut le perdre sans un crime prouvé


Et presque sur sa tête attirer le supplice,
Les gens de bien alors sauront avec justice.
Et séparant en lui sa vie et son malheur,
Rire de ses travers, mais plaindre sa douleur.


Oh ! combien ces charlatans, seuls, à souper avec leurs confidents, doivent rire en se rappelant…

Un jeune homme ayant retenu quelque phrase de Voltaire se moque de tous ces rêves sacrés qu’enfanta le Jourdain… puis il vous dit tranquillement ceci et cela… il croit tout cela moins ridicule que l’eau changée en vin… Une jolie femme… écoutant des expressions de métaphysique vous prouve… elle voit des esprits… elle vous en fera voir… soit, j’y consens pour moi. Tout ce qu’elle voudra me montrer, je le verrai avec plaisir. Quelque prestige que nous…


Un jeune homme orgueilleux, et docte réputé,
Tout plein de quelque auteur au hasard feuilleté,
Étonne un cercle entier de sa haute sagesse ;
Il se joue avec grâce aux dépens de la messe ;
Il plaisante le pape et siffle avec dédain
Tous ces livres sacrés qu’enfanta le Jourdain.
Et puis d’un ton d’apôtre, empesé, fanatique.
Il prêche les vertus du baquet magnétique.
Et ces doigts qui de loin savent bien vous toucher.
Et font signe à la mort de n’oser approcher.
Un tel conte à ses yeux est moins plat, moins indigne
Que ce vin frauduleux, étranger à la vigne,
Par qui sont de Cana les festins égayés,
Ou ces diables pourceaux dans le fleuve novés.
C’est que son jugement n’est rien que sa mémoire ;
S’il croit même le vrai, c’est qu’il est né pour croire.
Ce n’est point que le vrai saisisse son esprit.
Mais que Bayle ou Voltaire ou Jean-Jacques l’a dit.
....................
....................
..........Et le pauvre hébété
N’est incrédule enfin que par crédulité.


Oui, partout invoquant le sceptre ou la tiare,
Partout de l’ignorance appui lâche et barbare.
Partout, d’un fer obscur armant ses viles mains.
Partout, au nom des dieux écrasant les humains,
La stupidité règne, insolente, impunie,
Tourmente les talents, opprime le génie,

Punit la vérité du courageux affront
Qui, sous le diadème, a fait rougir son front.

  1. Le poète a répété ici les deux fragments, l’un de six, l’autre de quatre vers, qui commencent l’épître à M. Bailly. Voy. p. 18.
  2. Horace, satire iii du premier livre, v. 119.