Œuvres poétiques de Chénier (Moland, 1889)/La jeune Locrienne
XXX[1]
LA JEUNE LOCRIENNE
« Fuis, ne me livre point. Pars avant son retour ;
Lève-toi, pars, adieu ; qu’il n’entre, et que ta vue
Ne cause un grand malheur, et je serais perdue !
Tiens, regarde, adieu, pars : ne vois-tu pas le jour ? »
Nous aimions sa naïve et riante folie,
Quand soudain, se levant, un sage d’Italie,
Maigre, pâle, pensif, qui n’avait point parlé,
Pieds nus, la barbe noire, un sectateur zélé
Du muet de Samos qu’admire Métaponte,
Dit : « Locriens perdus, n’avez-vous pas de honte ?
Des mœurs saintes jadis furent votre trésor.
Vos vierges, aujourd’hui riches de pourpre et d’or,
Ouvrent leur jeune bouche à des chants adultères.
Hélas ! qu’avez-vous fait des maximes austères
De ce berger sacré que Minerve autrefois
Daignait former en songe à vous donner des lois ? »
Disant ces mots, il sort… Elle était interdite,
Son œil noir s’est mouillé d’une larme subite ;
Nous l’avons consolée, et ses ris ingénus,
Ses chansons, sa gaîté, sont bientôt revenus.
Un jeune Thurien, aussi beau qu’elle est belle
(Son nom m’est inconnu), sortit presque avec elle :
Je crois qu’il la suivit et lui fit oublier
Le grave Pythagore et son grave écolier.
- ↑ Notice de Sainte-Beuve, 1839. Le titre n’est pas de la main de l’auteur.