Œuvres poétiques de Chénier (Moland, 1889)/La Liberté
III[1]
LA LIBERTÉ
Berger, quel es-tu donc ? qui t’agite ? et quels dieux
De noirs cheveux épars enveloppent tes yeux ?
Blond pasteur de chevreaux, oui, tu veux me l’apprendre ;
Oui, ton front est plus beau, ton regard est plus tendre.
Quoi ! tu sors de ces monts où tu n’as vu que toi,
Et qu’on n’approche point sans peine et sans effroi !
Tu te plais mieux sans doute aux bois, à la prairie ;
Tu le peux. Assieds-toi parmi l’herbe fleurie ;
Moi, sous un antre aride, en cet affreux séjour,
Je me plais sur le roc à voir passer le jour.
Mais Cérès a maudit cette terre âpre et dure ;
Un noir torrent pierreux y roule une onde impure ;
Tous ces rocs, calcinés sous un soleil rongeur,
Brûlent et font hâter les pas du voyageur.
Point de fleurs, point de fruits, nul ombrage fertile
N’y donne au rossignol un balsamique asile.
Quelque olivier au loin, maigre fécondité,
Y rampe et fait mieux voir leur triste nudité.
Comment as-tu donc su d’herbes accoutumées
Nourrir dans ce désert tes brebis affamées ?
Que m’importe ? est-ce à moi qu’appartient ce troupeau ?
Je suis esclave.
Au moins un rustique pipeau
A-t-il chassé l’ennui de ton rocher sauvage ?
Tiens, veux-tu cette flûte ? Elle fut mon ouvrage.
Prends : sur ce buis, fertile en agréables sons,
Tu pourras des oiseaux imiter les chansons.
Non, garde tes présents. Les oiseaux de ténèbres,
La chouette et l’orfraie, et leurs accents funèbres :
Voilà les seuls chanteurs que je veuille écouter ;
Voilà quelles chansons je voudrais imiter.
Ta flûte sous mes pieds serait bientôt brisée :
Je bais tous vos plaisirs. Les fleurs et la rosée,
Et de vos rossignols les soupirs caressants,
Rien ne plaît à mon cœur, rien ne flatte mes sens ;
Je suis esclave.
Hélas ! que je te trouve à plaindre !
Oui, l’esclavage est dur ; oui, tout mortel doit craindre
De servir, de plier sous une injuste loi,
De vivre pour autrui, de n’avoir rien à soi.
Protège-moi toujours, ô Liberté chérie !
mère des vertus, mère de la patrie !
Va, patrie et vertu ne sont que de vains noms.
Toutefois tes discours sont pour moi des affronts :
Ton prétendu bonheur et m’afflige, et me brave ;
Comme moi, je voudrais que tu fusses esclave.
Et moi, je te voudrais libre, heureux comme moi.
Mais les dieux n’ont-ils point de remède pour toi ?
Il est des baumes doux, des lustrations pures
Oui peuvent de notre âme assoupir les blessures,
Et de magiques chants qui tarissent les pleurs.
Il n’en est point ; il n’est pour moi que des douleurs :
Mon sort est de servir, il faut qu’il s’accomplisse.
Moi, j’ai ce chien aussi qui tremble à mon service ;
C’est mon esclave aussi. Mon désespoir muet
Ne peut rendre qu’à lui tous les maux qu’on me fait.
La terre, notre mère, et sa douce richesse
Ne peut-elle, du moins, égayer ta tristesse ?
Vois combien elle est belle ! et vois l’été vermeil,
Prodigue de trésors, brillants fils du soleil,
Qui vient, fertile amant d’une heureuse culture.
Varier du printemps l’uniforme verdure ;
Vois l’abricot naissant, sous les yeux d’un beau ciel,
Arrondir son fruit doux et blond comme le miel ;
Vois la pourpre des fleurs dont le pêcher se pare
Nous annoncer l’éclat des fruits qu’il nous prépare.
Au bord de ces prés verts regarde ces guérets,
De qui les blés touffus, jaunissantes forêts,
Du joyeux moissonneur attendent la faucille.
D’agrestes déités quelle noble famille !
La Récolte et la Paix, aux yeux purs et sereins,
Les épis sur le front, les épis dans les mains,
Qui viennent, sur les pas de la belle Espérance,
Verser la corne d’or où fleurit l’Abondance.
Sans doute qu’à tes yeux elles montrent leurs pas ;
Moi, j’ai des yeux d’esclave, et je ne les vois pas.
Je n’y vois qu’un sol dur, laborieux, servile,
Que j’ai, non pas pour moi, contraint d’être fertile ;
Où, sous un ciel brûlant, je moissonne le grain
Qui va nourrir un autre, et me laisse ma faim.
Voilà quelle est la terre. Elle n’est point ma mère,
Elle est pour moi marâtre ; et la nature entière
Est plus nue à mes yeux, plus horrible à mon cœur,
Que ce vallon de mort qui te fait tant d’horreur.
Le soin de tes brebis, leur voix douce et paisible,
N’ont-ils donc rien qui plaise à ton âme insensible ?
N’aimes-tu point à voir les jeux de tes agneaux ?
Moi, je me plais auprès de mes jeunes chevreaux ;
Je m’occupe à leurs jeux, j’aime leur voix bêlante ;
Et quand sur la rosée et sur l’herbe brillante
Vers leur mère en criant je les vois accourir,
Je bondis avec eux de joie et de plaisir.
Ils sont à toi : mais moi j’eus une autre fortune ;
Ceux-ci de mes tourments sont la cause importune.
Deux fois, avec ennui, promenés chaque jour,
Un maître soupçonneux nous attend au retour.
Rien ne le satisfait : ils ont trop peu de laine ;
Ou bien ils sont mourants, ils se traînent à peine ;
En un mot, tout est mal. Si le loup quelquefois
En saisit un, l’emporte et s’enfuit dans les bois,
C’est ma faute ; il fallait braver ses dents avides.
Je dois rendre les loups innocents et timides.
Et puis, menaces, cris, injure, emportements,
Et lâches cruautés qu’il nomme châtiments.
Toujours à l’innocent les dieux sont favorables ;
Pourquoi fuir leur présence, appui des misérables ?
Autour de leurs autels, parés de nos festons,
Que ne viens-tu danser, offrir de simples dons,
Du chaume, quelques fleurs, et, par ces sacrifices,
Te rendre Jupiter et les nymphes propices ?
Non : les danses, les jeux, les plaisirs des bergers,
Sont à mon triste cœur des plaisirs étrangers.
Que parles-tu de dieux, de nymphes et d’offrandes ?
Moi, je n’ai pour les dieux ni chaume ni guirlandes :
Je les crains, car j’ai vu leur foudre et leurs éclairs ;
Je ne les aime pas, ils m’ont donné des fers.
Eh bien ! que n’aimes-tu ? Quelle amertume extrême
Résiste aux doux souris d’une vierge qu’on aime ?
L’autre jour, à la mienne, en ce bois fortuné,
Je vins offrir le don d’un chevreau nouveau-né.
Son œil tomba sur moi, si doux, si beau, si tendre !…
Sa voix prit un accent !… Je crois toujours l’entendre.
Eh ! quel œil virginal voudrait tomber sur moi ?
Ai-je, moi, des chevreaux à donner comme toi ?
Chaque jour, par ce maître inflexible et barbare,
Mes agneaux sont comptés avec un soin avare.
Trop heureux quand il daigne à mes cris superflus
N’en pas redemander plus que je n’en reçus.
Ô juste Némésis ! si jamais je puis être
Le plus fort à mon tour, si je puis me voir maître,
Je serai dur, méchant, intraitable, sans foi,
Sanguinaire, cruel comme on l’est avec moi !
Et moi, c’est vous qu’ici pour témoins j’en appelle,
Dieux ! de mes serviteurs la cohorte fidèle
Me trouvera toujours humain, compatissant,
à leurs justes désirs facile et complaisant,
Afin qu’ils soient heureux et qu’ils aiment leur maître,
Et bénissent en paix l’instant qui les vit naître.
Et moi, je le maudis, cet instant douloureux
Qui me donna le jour pour être malheureux ;
Pour agir quand un autre exige, veut, ordonne ;
Pour n’avoir rien à moi, pour ne plaire à personne ;
Pour endurer la faim, quand ma peine et mon deuil
Engraissent d’un tyran l’indolence et l’orgueil.
Berger infortuné ! ta plaintive détresse
De ton cœur dans le mien fait passer la tristesse.
Vois cette chèvre mère et ces chevreaux, tous deux
Aussi blancs que le lait qu’elle garde pour eux ;
Qu’ils aillent avec toi, je te les abandonne.
Adieu. Puisse du moins ce peu que je te donne
De ta triste mémoire effacer tes malheurs
Et, soigné par tes mains, distraire tes douleurs !
Oui, donne et sois maudit ; car si j’étais plus sage,
Ces dons sont pour mon cœur d’un sinistre présage :
De mon despote avare ils choqueront les yeux.
Il ne croit pas qu’on donne : il est fourbe, envieux ;
Il dira que chez lui j’ai volé le salaire
Dont j’aurai pu payer les chevreaux et la mère ;
Et, d’un si bon prétexte ardent à se servir,
C’est à moi que lui-même il viendra les ravir.
Commencé le vendredi au soir 16, et fini le dimanche au soir 18 mars 1787[2].