Œuvres poétiques, Texte établi par Louis MolandGarnierVolume 1 (p. 266-268).

LI[1]


Je suis en Italie, en Grèce. Ô terres ! mères des arts, favorables aux vertus. Ô beaux-arts ! de ceux qui vous aiment délicieux tourments ! Seul au milieu d’un cercle nombreux, tantôt


De vivantes couleurs une toile enflammée


— s’offre tout à coup à mon esprit.

Raphaël, Jules, Corrége, etc… qui ont porté au plus haut point de perfection cet art divin, mort depuis tels et tels, etc.,


Que, de ces grands pinceaux émule inattendu,
Le pinceau de David à la France a rendu
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...Ma main veut fixer ces rapides tableaux,
Et frémit et s’élance et vole à ses pinceaux.
Tantôt, m’éblouissant d’une clarté soudaine,
La sainte poésie et m’échauffe et m’entraîne,
Et ma pensée, ardente à quelque grand dessein,
En vers tumultueux bouillonne dans mon sein.
Ou bien dans mon oreille un fils de Polymnie,
À qui Naple enseigna la sublime harmonie,
À laissé pour longtemps un aiguillon vainqueur,
Et son chant retentit ....dans mon cœur.

Alors mon visage s’enflamme, et celui qui me voit me dit que ma raison a besoin d’ellébore. Mais des choses bien plus importantes… je parcours le Forum, le sénat ; j’y suis entouré d’ombres sublimes. J’entends la voix des Gracchus, etc… Cincinnatus, Caton, Brutus… Je vois les palais qu’ont habités Germanicus et sa femme… Thraséas…, Soranus, Sénécion, Rustique.

En Grèce, tous les peuples différents, chacun avec son front, son visage, sa physionomie, passent en revue devant mes yeux. Chacun est conduit par ses héros qu’il faut nommer. (Comme l’énumération d’Homère.) Périssent ceux qui traitent de préjugé l’admiration pour tous ces modèles antiques, et qui ne veulent point savoir que les grandes vertus, constantes et solides, ne sont qu’aux lieux où vit la liberté. Hos utinam inter heroas tellus me prima tulisset ! Si j’avais vécu dans ces temps…[2]


Des belles voluptés la voix enchanteresse
N’aurait point entraîné mon oisive jeunesse.
Je n’aurais point en vers de délices trempés,
Et de l’art des plaisirs mollement occupés.
Plein des douces fureurs d’un délire profane,
Livré nue aux regards ma muse courtisane.
J’aurais, jeune Romain, au sénat, aux combats,
Usé pour la patrie et ma voix et mon bras ;
Et si du grand César l’invincible génie
À Pharsale eût fait vaincre enfin la tyrannie,
J’aurais su, finissant comme j’avais vécu,
Sur les bords africains, défait et non vaincu,

Fils de la liberté, parmi ses funérailles,
D’un poignard vertueux déchirer mes entrailles !
Et des pontifes saints les bancs religieux
Verraient même aujourd’hui vingt sophistes pieux
Prouver en longs discours appuyés de maximes
Que toutes mes vertus furent de nobles crimes ;
Que ma mort fut d’un lâche, et que le bras divin
M’a gardé des tourments qui n’auront point de fin.


Mais, mes deux amis, mes compagnons, je ne veux point souhaiter un monde meilleur où vous ne seriez pas ! Plût au ciel que nous y eussions été ensemble. Nous aurions formé un triumvirat plus vertueux que celui… Mais vivons comme ces grands hommes. Que la fortune en agisse avec nous comme il lui plaira : nous sommes trois contre elle. Tout cela doit être fait de verve et sur les lieux[3].

  1. Revue de Paris, 1839
  2. Voici le canevas en prose du passage suivant :

    « Si j’avais vécu dans ces temps, je n’aurais point fait des Arts d’aimer, des poésies molles, amoureuses. Ma muse courtisane n’aurait point… J’aurais mené la vie d’un jeune Romain. Au barreau, dans le Sénat, j’aurais défendu la liberté, ou je serais mort à Utique d’un coup de poignard.

  3. Ainsi cette pièce a été ébauchée avant le voyage en Italie, vers 1784 ; elle devait être terminée pendant le voyage.