Œuvres poétiques de Chénier (Moland, 1889)
Œuvres poétiques, Texte établi par Louis MolandGarnierVolume 1 (p. 18-21).


HYMNE


SUR L’ENTRÉE TRIOMPHALE DES SUISSES


RÉVOLTÉS DU RÉGIMENT DE CHATEAUVIEUX
FÊTÉ À PARIS SUR UNE MOTION DE COLLOT D’HERBOIS[1]


 
Salut, divin triomphe ! entre dans nos murailles !
Rends-nous ces guerriers illustrés
Par le sang de Désille et par les funérailles
De tant de Français massacrés.
Jamais rien de si grand n’embellit ton entrée :
Ni quand l’ombre de Mirabeau
S’achemina jadis vers la voûte sacrée
Où la gloire donne un tombeau ;
Ni quand Voltaire mort et sa cendre bannie
Rentrèrent aux murs de Paris,
Vainqueurs du fanatisme et de la calomnie
Prosternés devant ses écrits.
Un seul jour peut atteindre à tant de renommée,
Et ce beau jour luira bientôt ;
C’est quand tu conduiras Jourdan[2] à notre armée,
Et Lafayette à l’échafaud !
Quelle rage à Coblentz ! quel deuil pour tous ces princes,
Qui, partout diffamant nos lois,
Excitent contre nous et contre nos provinces
Et les esclaves et les rois !

Ils voulaient nous voir tous à la folie en proie ;
Que leur front doit être abattu !
Tandis que parmi nous quel orgueil, quelle joie,
Pour les amis de la vertu,
Pour vous tous, ô mortels, qui rougissez encore
Et qui savez baisser les yeux,
De voir des échevins que la Râpée honore[3]
Asseoir sur un char radieux
Ces héros que jadis sur les bancs des galères
Assit un arrêt outrageant,
Et qui n’ont égorgé que très peu de nos frères,
Et volé que très peu d’argent !
Eh bien, que tardez-vous, harmonieux Orphées ?
Si sur la tombe des Persans
Jadis Pindare, Eschyle, ont dressé des trophées,
Il faut de plus nobles accents.
Quarante meurtriers, chéris de Robespierre,
Vont s’élever sur nos autels.
Beaux-arts, qui faites vivre et la toile et la pierre,
Hâtez-vous, rendez immortels
Le grand Collot d’Herbois, ses clients helvétiques,
Ce front que donne à des héros
La vertu, la taverne et le secours des piques !
Peuplez le ciel d’astres nouveaux.
Ô vous, enfants d’Eudoxe et d’Hipparque et d’Euclide,
C’est par vous que les blonds cheveux,
Qui tombèrent du front d’une reine timide,
Sont tressés en célestes feux[4] ;

Pour vous l’heureux vaisseau des premiers Argonautes[5]
Flotte encor dans l’azur des airs ;
Faites gémir Atlas sous de plus nobles hôtes,
Comme eux dominateurs des mers.
Que la nuit de leurs noms embellisse ses voiles,
Et que le nocher aux abois
Invoque en leur galère, ornement des étoiles,
Les Suisses de Collot d’Herbois.


Au reste, puisque tous les magistrats de la capitale nous assurent que cette fête n’est rien qu’une fête privée et particulière, et qu’elle n’a aucun des caractères d’une fête publique, on ne peut rien faire de mieux que de les croire. Ainsi, il faut soigneusement prévenir tous les citoyens qui pourraient s’égarer en s’abandonnant imprudemment à un peu de logique, il faut, dis-je, les prévenir de ne point manquer de foi ; et que, malgré toutes les apparences, les ordres qui interrompent le cours habituel des choses, comme celui de ne point sortir en carrosse, de ne point porter d’armes, etc., ne sont point des caractères de fête publique.

Les discussions au sujet de cette fête, outre quelques lettres d’un magistrat qui égayeront un jour les lecteurs par leur bon sens et leur dialectique, ont du moins produit ce bien-ci : c’est de faire connaître, par la franchise et la vigueur avec lesquelles plusieurs citoyens ont défendu l’honnêteté publique, que des siècles d’esclaves, et les efforts sans nombre qu’on met tous les jours en œuvre pour corrompre et anéantir toutes les idées morales dans l’esprit de la nation, n’ont pas pu réussir à nous ôter le sentiment de ce qui est bon et vrai.

Il est bien fâcheux que l’on ne se soit pas arrêté dès l’origine à une fête en l’honneur de la liberté ; fête avec laquelle les Suisses de Châteauvieux n’auraient rien eu de commun. Alors cette fête n’aurait point dû être et n’aurait point été une fête privée, mais publique. L’allégresse générale, l’assentiment de tous les citoyens, le concours de toutes les autorités, les talents de David et des autres artistes, alors bien employés, lui auraient donné tout ce qu’elle devait avoir de grand et d’auguste ; et tous les bons Français, en adorant la statue de leur déesse, n’auraient pas eu le chagrin de la voir en pareille compagnie.

  1. Publié pour la première fois dans le Journal de Paris du 15 avril 1792.
  2. Mathieu-Jouve Jourdan, surnommé Coupe-Tête.
  3. Pétion et ses collègues de la Commune avaient paru se faire honneur, dans les journaux de leur parti, d’une petite débauche qu’ils avaient faite dans un cabaret de la Râpée (avril 1792).
  4. La constellation de Bérénice.
  5. La constellation Argo.