Œuvres poétiques de Chénier (Moland, 1889)/Avant-propos
AVANT-PROPOS
Un arrêt de la cour d’appel de Paris, à la date du 29 mars 1878, arrêt fortement motivé, a prononcé que les œuvres d’André Chénier sont dans le domaine public depuis 1863. MM. Garnier frères, libraires-éditeurs, résolurent de profiter de la déclaration judiciaire et d’insérer ces Œuvres dans leurs collections. Le recueil des Poésies d’André Chénier se trouvait précisément à reconstituer. M. Gabriel de Chénier, neveu du poète, dans une édition donnée à la librairie Alph. Lemerre en 1874, a, d’après les manuscrits dont il était possesseur, accru de près du double ce que l’on connaissait de l’œuvre poétique d’André Chénier.
Cette édition annulait par cela même toutes les éditions antérieures. Mais, d’autre part, M. Gabriel de Chénier ayant passé sa longue existence dans des travaux qui ne le préparaient point suffisamment à une publication de cette sorte, n’y apporta pas toute l’expérience spéciale qu’elle eût réclamée. C’est ce que M. Becq de Fouquières, dans un volume publié ad hoc (Documents nouveaux sur André Chénier et examen critique de la nouvelle édition de ses œuvres) a fait ressortir avec beaucoup de sagacité, non toute fois sans un peu d’acrimonie. M. Gabriel de Chénier, en livrant ainsi à la publicité l’œuvre entière de son oncle, jusque dans ses moindres reliquia, avait rendu un grand service aux lettres françaises, et tous les admirateurs du poète devaient lui en savoir gré.
Ainsi, en même temps qu’il était reconnu licite à tout le monde (et cela depuis quinze ans) de mettre au jour les poésies d’André Chénier, l’œuvre du poète était en quelque sorte (c’est M. Becq de Fouquières qui le dit) « rentrée dans le chaos » ; le monument était à reconstruire avec l’ensemble des matériaux maintenant livrés au public. C’est ce que MM. Garnier frères me décidèrent à entreprendre sous une double forme, d’une part dans une édition de luxe, commentée, riche d’études accessoires, destinée à prendre place dans la Collection des chefs-d’œuvre de la Littérature française, et d’autre part dans une édition plus sobre, capable de contenter l’esprit des lecteurs sans le surcharger, et visant à devenir pour le public ce que fut longtemps l’édition de Henri de Latouche. C’est celle-ci que nous faisons paraître aujourd’hui.
Elle est précédée d’une courte biographie d’André Chénier, retraçant les faits connus de l’existence du poète tels qu’ils ont été déterminés exactement par les recherches dont il a été le plus récemment l’objet. Viennent ensuite les belles études publiées sur André Chénier par M. Sainte-Beuve en 1839 et en 1851.
Elle est suivie d’un appendice contenant les vers de la jeunesse d’André Chénier ; les vers latins, grecs, italiens, composés en Angleterre ; et quelques pièces adressées par les contemporains au poète qui avait su leur donner déjà une si haute opinion de son talent. Une notice bibliographique qui la termine indique par quels progrès constants, depuis bientôt un siècle, ces poésies se sont divulguées. En tête de chaque morceau nous avons soin, du reste, de désigner, dans une première note, la date et l’édition où il a paru pour la première fois, de sorte que le lecteur peut se rendre compte des alluvions successives, si l’on nous passe l’expression, qui ont formé l’œuvre actuelle.
Nous avons autant que possible conservé l’ordre dans lequel on est accoutumé de trouver ces poésies, celui qu’offraient les premières éditions, et que M. Gabriel de Chénier a lui-même suivi. Nous évitons ainsi l’inconvénient de déconcerter et de dépayser le lecteur sans grande utilité. Dans la partie nouvelle, composée surtout de canevas, d’esquisses, de fragments souvent très-courts, nous n’avons pas essayé d’établir des catégories rigoureuses, soit d’après l’état des pièces : pièces terminées, pièces non terminées, débuts, conclusions, etc., soit d’après la nature du sujet : les mœurs, les usages, les animaux, les arbres, les fleurs ; ou, du moins, nous ne nous sommes servi de ce moyen de classement que pour rattacher les uns aux autres quelques vers isolés. En voulant être trop méthodique, ou dénaturerait, croyons-nous, cette production ébauchée au caprice de l’inspiration et des lectures. Il suffit que le lecteur passe d’un fragment à un autre par une association d’idées assez facile et ne soit pas trop cahoté.
Nous avons, dans cette édition, élagué quelques brouillons trop informes, quelques variantes insignifiantes, quelques notes de lecture formant broussailles, qui ne sauraient avoir d’intérêt que pour des Chéniéristes fervents, et qui seraient capables de rebuter, au contraire, beaucoup de lecteurs. Nous n’avons pas voulu non plus répéter scrupuleusement tout ce qu’a dit M. Sainte-Beuve, dans l’étude que nous reproduisons plus loin. Mais nous avons été dominé, nous l’avouons, bien moins par la crainte de fatiguer l’attention que par celle d’omettre rien qui puisse exciter le plus léger regret.
L’Examen critique de M. Becq de Fouquières, qui témoigne d’une connaissance si intime et si approfondie du poète, nous a été grandement utile ; nous avons tenu compte de la plupart de ses remarques. Nous ne savons si nous serions parvenu à résoudre les quelques problèmes, à trouver le mot des quelques énigmes que présentait l’œuvre d’André Chénier telle que l’a donnée le dernier éditeur ; mais M. Becq de Fouquières avait éclairci presque toutes les difficultés, il nous fournissait les solutions les plus satisfaisantes, et nous n’avions d’autre parti à prendre que celui de les accepter.
On trouvera en tête du volume des œuvres en prose divers autres renseignements et documents qui seront là mieux à leur place.