Œuvres poétiques de Chénier (Moland, 1889)/À l’heure où quelque amant

Œuvres poétiques, Texte établi par Louis MolandGarnierVolume 1 (p. 283-285).

LXXII[1]


À l’heure où quelque amant inquiet, agité,
Sur sa couche déserte où son amour s’ennuie,
Qu’habitent les désirs et la triste insomnie.
Non sans plaisir, de loin, écoute les doux sons
Du clavier barbaresque aux nocturnes chansons ;
Quand, partout dans Paris, seul, attendant l’aurore.
Dans ses pipeaux d’airain, charge utile et sonore,

Un vagabond Orphée incliné sous le poids,
Du vent mélodieux fait résonner la voix…




Il rêve sous les bois ; il les peuple de belles.
À ses jeunes chansons il sait donner des ailes,
Pour voler, enflammé d’amour et de désirs.
Porter à la beauté son âme et ses soupirs.




Ni l’art de Machaon, ni la plante divine,
Qui ranime le flanc des biches de Gortine[2],
Ni les chants de Circé qui font pâlir le jour,
N’ont pouvoir de guérir la blessure d’amour.
Des bois américains l’écorce bienfaisante
N’éteint pas les accès de cette fièvre ardente.
Ils redoublent souvent.




Le guerrier Scandinave, effroi du nord barbare,
N’osa point regarder la belle Konismare[3] ;

Il osait bien marcher d’un œil calme et serein
Contre les feux tonnants et les bouches d’arain.




.....mes plaisirs veulent un peu de gloire.
J’aime qu’à votre amour je doive ma victoire.
Votre bouche dit non ; votre voix et vos yeux
Disent un mot plus doux, et le disent bien mieux.
Craignant de vous livrer, craignant de vous défendre,
Vous ne m’accordez rien et me laissez tout prendre.
La molle résistance, aux timides refus,
Est pour un cœur sensible une faveur de plus.

  1. Éd. G. de Chénier.
  2. Le dictame, cette plante de Crète, qui, dit Virgile (Enéide, XII, 414) « n’est point ignorée des chèvres sauvages, lorsqu’une flèche rapide s’est arrêtée dans leur flanc. » (B. de F.)
  3. Charles XII, roi de Suède. On lit dans l’histoire de ce roi, par Voltaire : » Le roi (Auguste de Pologne) se détermina à demander la paix au roi de Suède. L’affaire était délicate ; il s’en reposa sur la comtesse de Kœnigmaark, Suédoise d’une grande naissance, à laquelle il était attaché… Charles XII refusa constamment de la voir. Elle prit le parti de se trouver sur son chemin, dans les fréquentes promenades qu’il faisait à cheval. Effectivement, elle le rencontra un jour dans un sentier fort étroit ; elle descendit de carrosse dès qu’elle l’aperçut : le roi la salua sans lui dire un seul mot, tourna la bride de son cheval, et s’en retourna dans l’instant ; de sorte que la comtesse de Kœnigsmark ne remporta de son voyage que la satisfaction de pouvoir croire que le roi de Suède ne redoutait qu’elle. »