Œuvres complètes de Theophile (Jannet)/Élégie (Ne me fais point aymer avecques tant de peine)

ELEGIE.

Ne me fais point aimer avecques tant de peine ;
Dedans ma passion garde moy l’ame saine ;
Tiens le plaisir des vers dans la fureur d’Amour ;
Si j’ay souffert la nuict, console-moy le jour.
Quand tu m’auras blessé, permets que je souspire,
Et, quand j’ay souspiré, permets-moy de l’escrire.
Ce beau feu si subtil qui, pour nous faire aimer.
Vient dedans nostre sang afin de l’animer.
S’il est trop violent et s’il a trop de flame.
Il affoiblit le corps, il esblouyt nostre ame ;
Mais, lors qu’à petits traits le cœur en est espris,
Il nous en rend meilleurs les corps et les esprits.
Ainsi qui n’est saisi de cette rage extrême.
Qui prend la liberté de sçavoir ce qu’il aime,
Qui s’en fait obliger et ne se laisse pas
Abuser sottement à de légers appas.
Avec peu de travail il a bien tost sa proye,
Et de peu de souspirs il achepte sa joye.
Ainsi dans le tourment il trouve le bon heur,

Et dans la servitude il fait venir l’honneur.
Parfois sa passion se tient un peu cachée,
Pour avoir le plaisir de se voir recherchée ;
Et, s’il veut consentir de se voir mal traicté.
Ce n’est que pour le bien d’estre après regretté.
Moy qui, toute la nuict offusqué de tes charmes,
Les pavots du sommeil ay distillez en larmes,
Et qui, m’imaginant d’ouyr tes doux propos,
N’ay sceu prendre en dormant tant soit peu de repos.
Je meriterois bien que toute la journée
On flatast la douleur que la nuict m’a donnée,
Et que Cloris vint faire avec un doux baiser
De ses afflictions mon ame reposer.
On dit que le soleil, sortant du sein de l’onde
Pour rendre l’exercice et la lumière au monde.
Dissipe à son resveil cette confuse erreur
De songes de la nuict qui nous faisoient horreur.
Mais, quand nous guérissons à l’aspect de sa flame.
Ces petites frayeurs ne percent point dans l’ame ;
Ce n’est qu’un peu de bile et de froide vapeur
Qui peint légèrement des visions de peur :
Car une passion bien avant imprimée
Ne s’esvanouyt pas ainsi qu’une fumée.
Et ceux qui comme moy sont travaillez d’amour
Gardent leur resverie et la nuict et le jour.
Cloris est le soleil dont la clarté puissante
Console à son regard mon ame languissante,
Escarte mes ennuys, dissipe à son abord
Le chagrin de la vie et la peur de la mort ;
Mais depuis peu de jours sa flamme est si tardive,
Pour estre comme elle est si perçante et si vive,
Que l’ingratte me laisse à petit feu mourir,
Faute d’un seul regard qui me pourroit guérir.
Donne-moy la raison d’une amitié si lente,
Cloris ; aurois-tu peur que mon ame insolente

Offrist à ta beauté qu’un vœu respectueux ?
Mes désirs sont ardens, mais ils sont vertueux,
Et ce plaisir lascif où le brutal aspire
N’est pas le mouvement du feu que je souspire.
J’ayme à te regarder et d’estre tout un jour
Mourant auprès de toy sans te parler d’amour,
Si ce n’est que mes yeux, au desceu de mon ame,
Fassent etinceler quelque rayon de flame,
Et que mon cœur, surpris de tant de passion,
Lasche quelque souspir sans mon intention.
Mon pauvre esprit captif craint si fort ta cholere
Qu’il n’ose bazarder mesme de te complaire.
J’ayme mieux me fascher de n’avoir point osé
Que mourir dans l’affront de me voir refusé :
Car nier quelque chose à mon désir fidelle,
Ce seroit me donner une douleur mortelle,
Et, de regret contraint de me désespérer,
Je perdrois le plaisir que j’ay de t’adorer.
Il vaut mieux vivre encor en ceste incertitude,
Et, quoy que le destin garde à ma servitude,
Cependant cet amour me tient les sens ouverts
A la facilité de composer des vers.
J’en tire le plaisir de paindre en mon ouvrage
Tous les traicts de mon ame et de ton beau visage,
Et leurs lineamens, pourtraits dans mes escrits,
M’entretiennent tousjours les yeux et les esprits.
Puisque le Ciel t’a mis dedans la fantasie
Le bon heur de gouster un peu ma poésie,
Tu verras mon génie, à tes yeux complaisant.
T’en faire tous les jours quelque nouveau présent.
Ma passion destine une œuvre à ta louange
Qui te doit plaire mieux que les thresors du Gange,
Et, lorsque mon travail te fait songer à moy,
Je m’estime aussi riche et plus heureux qu’un roy.
Ce qu’on tient de Fortune est une fausse pompe

Où nostre infirmité se captive et se trompe ;
Un jugement bien sain y sent peu de plaisir,
Et n’y sousmet jamais son glorieux désir.
Ces métaux qu’un avare avidement enserre,
Comme indignes du jour sont cachez sous la terre ;
Si les thresors estoient comme on dit précieux,
Cloris, les diamans nous tomberoient des cieux ;
La perle descendroit avecques la rosée,
Elle ne seroit point aux ondes exposée ;
La mer, qui la vomit, la tiendroit chèrement,
La mer dont l’ambre mesme est comme un excrément ;
Le soleil, qui fait l’or, en auroit des couronnes.
Ainsi je ne veux point, Cloris, que tu me donnes,
Et tu sais bien aussi que je ne pense pas
Que des riches presens soient pour toy des appas :
Car un de mes souspirs que je te fais entendre,
Une goutte de pleurs que tu me vois respandre,
Peuvent plus sur ton ame et te font plus aymer
Que si je te donnois et la terre et la mer.
Je te proteste aussi de n’estre point avare
De tout ce que la mer et la terre ont de rare,
Et qu’un de tes regards me vaut mille fois mieux
Que le gouvernement de l’empire des cieux.