Œuvres philosophiques (Hume)/Réflexions sur les passions

RÉFLEXIONS

SUR LES

PASSIONS.

I.

Il y a des objets, qui en vertu de la constitution primitive de nos organes, produisent immédiatement une sensation agréable : ces objets sont appellés des BIENS : il y en a qui excitent immédiatement une sensation désagréable : on les nomme des MAUX. La chaleur tempérée est une sensation agréable, & par conséquent un bien ; la chaleur excessive est une sensation désagréable, & par conséquent un mal. il y a d’autres objets qui nous causent du plaisir ou de la peine, & sont des biens ou des maux pour nous, en tant qu’ils sont conformes ou contraires à nos passions. Le malheur qui arrive à nos ennemis est un bien pour nous, parce qu’il contente le desir que nous avions d’être vengés d’eux ; la maladie d’un ami est un mal, parce qu’étant contraire aux vœux que nous formons pour lui, elle nous cause de la peine.

2. Les biens & les maux nous affectent différemment, & font naître différentes passions, selon le point de vue sous lequel on les envisage.

Lorsqu’un bien est certain, ou fort probable, il produit la JOIE ; le mal qui trouve dans le même cas, excite la TRISTESSE, ou le CHAGRIN.

Lorsqu’un bien ou un mal est incertain, il fait naître la CRAINTE ou l’ESPÉRANCE, l’une & l’autre en proportion du degré d’incertitude.

Le DÉSIR naît d’un bien, & l’AVERSION d’un mal, considérés simplement comme tels. La VOLONTÉ agit toutes les fois que l’on peut se procurer la présence d’un bien, ou l’absence d’un mal, par un mouvement du corps, ou par une opération de l’esprit.

3. De toutes les passions, je ne vois que l’espérance & la crainte qui puissent donner lieu à des réflexions intéressantes : ces passions, sont mixtes, elles découlent de la probabilité du bien & du mal : & c’est à ce titre qu’elles méritent notre attention.

La PROBABILITÉ vient d’un conflit d’accidens ou de causes contraires qui ne permet à l’esprit de se fixer de part ni d’autre, qui le ballotte continuellement entre les deux côtés opposés, qui tantôt le détermine à regarder une chose comme réelle, tantôt comme dépourvue de réalité. Votre imagination, ou, si vous aimez mieux, votre entendement flotte entre deux points de vue contrastés : il se peut que vous ayez plus de pente vers l’un que vers l’autre ; mais tant que dure l’opposition des causes ou des cas fortuits, il n’est pas possible que vous trouviez du repos dans aucun des deux : le pour & le contre prévalent alternativement, & l’esprit, qui suit les objets dans cette alternative, y trouve une contrariété qui détruit toute certitude, & l’empêche de se décider.

Supposons que l’objet qui fait naître ces doutes, nous inspire du défit ou de l’aversion : il est clair que suivant que l’esprit se tourne de côté & d’autre, il doit ressentir une impression momentanée de joie ou de tristesse. Un objet dont nous désirons l’existence, nous donne du plaisir, toutes les fois que nous songeons aux causes qui le produisent ; & par la même raison il nous inquiete & nous attriste, lorsque nous songeons aux causes qui l’empêchent d’exister. Dans les questions qui sont du ressort de la probabilité l’entendement se partage entre des vues, & le cœur entre des émotions contraires.

L’esprit humain, considéré par rapport aux passions, ne ressemble pas à un orgue, dont le son s’arrête subitement dès qu’on cesse de soufler ; il ressemble à un instrument à cordes, qui après chaque coup qu’on lui imprime conserve ses vibrations pendant un certain tems, & dont le son se perd par des degrés insensibles. Rien n’est si vif ni si agile que l’imagination ; les passions sont plus lentes & plus tardives : en supposant donc un objet propre à faire naître, dans l’une différentes vues, & différentes émotions dans les autres, qu’arrivera-t-il ? l’imagination passera d’une vue à l’autre avec beaucoup de rapidité ; mais chacun de ses changemens ne produira pas une passion claire & distincte ; il résultera du tout un mélange de passions confondues les unes avec les autres. Selon que la probabilité est plus forte pour le bien ou pour le mal, une passion gaie ou une passion triste prédominera dans ce mélange : Si lorsque les vues opposées que l’imagination présente tour-à-tour, entrémêlent ces deux sortes de passions leur combinaison produira ou la crainte ou l’espérance.

4. Cette théorie étant évidente d’elle-même, nous n’avons pas besoin de longs raisonnemens pour la prouver. La crainte & l’espérance peuvent naître lorsque le hasard est égal de côté & d’autre, & qu’il n’y a point de raison de préférence, elles ont même dans cette situation d’autant plus de force que l’esprit ne peut faire fonds sur rien, & qu’il est au comble de l’incertitude. Mettez un degré de probabilité de plus du côté de la tristesse ; vous la verrez immédiatement se répandre sur tout le mélange, & lui donner la teinture de la crainte : augmentez cette probabilité, la tristesse augmentera, & la crainte avec elle : la joie diminuera dans la même proportion ; & à la fin il ne restera que la tristesse toute seule. Alors faites l’opération contraire, diminuez la probabilité qui se trouve du côté de la tristesse, vous verrez peu-à-peu les nuages s’éclaircir, jusqu’à ce que la passion devienne espérance ; celle-ci se changera en joie par des nuances imperceptibles, à mesure que vous augmenterez cette partie de la composition, en augmentant la probabilité. N’est-ce pas une preuve bien claire que l’espérance & la crainte sont des mélanges de joie & de tristesse ? N’est-ce pas ainsi qu’on prouve qu’un rayon, rompu dans le prisme, est formé de deux rayons ? ne le conclut-on pas de ce qu’en diminuant, ou en augmentant la quantité de l’un des deux, on trouve une diminution ou une augmentation proportionnelle dans le composé ?

5. Il y a deux sortes de probabilités : la premiere a lieu lorsque la chose est incertaine en elle-même, & n’attend sa détermination que du hasard : la seconde, lorsque la chose déjà déterminée, n’est incertaine que relativement à notre esprit, qui voit un grand nombre de preuves & de présomptions en faveur du pour & du contre. Comme ces deux genres de probabilité produisent également la crainte & l’espérance, il faut que ces passions résultent de ce qu’il y a de commun entre eux, je veux dire de l’incertitude & de l’état flottant qui naît des vues contraires que l’un & l’autre présente également.

6. Communément c’est le bien ou le mal probable qui cause l’espérance & la crainte ; comme la probabilité nous présente les objets dans un état vague & inconstant, il est naturel que le mélange de passions qui en naît se ressente de cet état : cependant ce même mélange peut résulter d’autres causes : & alors l’espérance & la crainte, existent sans être produites par la probabilité.

7. Nous craignons souvent un mal que nous ne concevons que comme possible, cela arrive sur-tout si c’est un grand mal : l’idée des douleurs & des tourmens nous fait déjà trembler, pour peu qu’il y ait de risque que nous puissions y être exposés : en ce cas la grandeur du mal compense le défaut de probabilité.

Les maux même qui sont impossibles nous font peur : nous frissonnons sur le bord d’un précipice, quoique nous sachions que nous sommes en parfaite sûreté, & qu’il ne dépend que de nous de faire un pas en avant ou en arrière. C’est que la présence immédiate du mal influe sur l’imagination, & y produit une espece de croyance, mais qui ne dure pas long-tems : c’est ici le même cas que celui où nous avons vu que la contrariété des événemens fortuits produit des passions contraires.

Les maux certains font quelquefois le même effet que les maux possibles ou impossibles : un prisonnier étroitement gardé, & qui n’a pas la moindre espérance de se sauver, tremble en pensant à la question qu’il doit subir par ordre de son juge : ici le mal est indubitable en lui-même ; mais l’esprit n’a pas le courage de s’y fixer ; & cette fluctuation produit un état qui ressemble à la crainte.

8. Ce n’est pas seulement l’incertitude de l’existence du bien & du mal, mais encore l’incertitude de leur genre, qui fait craindre ou espérer. Je suppose que l’on vienne annoncer à quelqu’un, qu’un des ses fils a été tué : la passion que cette nouvelle lui cause n’est pas d’abord de la douleur ; elle ne le devient que lorsqu’il apprend lequel de ses enfans il a perdu : quoique la même passion naisse, de quelque façon que ce doute soit levé ; il est pourtant sûr qu’elle ne saurait prendre une assiette fixe dans l’esprit, avant que le fait soit éclairci : avant ce tems l’imagination incertaine ne produit qu’une émotion indéterminée, une espece de tremblement vague semblable à cette collision de joie & de tristesse dont nous avons parlé.

9. C’est ainsi que tous les genres d’ incertitude touchent de bien près à la crainte ; & pour cela il n’est pas besoin qu’ils produisent un combat de passions en nous offrant des points de vue contraires. Je pars, & je laisse un de mes amis malade : son état me cause plus d’inquiétude pendant mon absence, que si j’étois autour de lui, quoique peut-être ma présence ne pût en rien contribuer à son soulagement, & que même je fusse incapable de juger du tour que prendra la maladie ; mais c’est qu’il y a mille petites circonstances dont je voudrois être instruit, & dont la connoissance me sauveroit cette fluctuation, cette incertitude qui est si voisine de la peur. Horace a observé ce phénomene.

Vt adfidens implumibus pullis avis

Serpentum allapsus timet

Magis relictis ; non, ut adsit, auxilî

Latura plus præsentibus.

Voyez cette jeune fille, comme elle s’inquiete & s’allarme entrant dans sa couche nuptiale ! Cependant elle n’attend que du plaisir ; mais c’est précisément ce plaisir inconnu, ce sont ces desirs confus, c’est la nouveauté & l’importance d’une situation dont elle n’a point d’idée qui cause son trouble, & qui embarrasse tellement son esprit qu’il ne sait à quelle image, ou à quelle passion il doit s’arrêter.

10. Nous pouvons observer en général par rapport à ce mélange de passions, que lorsque des passions contraires résultent d’objets qui n’ont aucune liaison entre eux, elles agissent tour-à-tour. Un homme est affligé de la perte d’un procès, & réjoui, en même tems, de la naissance d’un fils : son esprit passera & repassera de l’objet agréable à l’objet désagréable : & quelque rapides que puissent être ce partage & ce retour, il lui sera bien difficile de tempérer ces situations l’une par l’autre, & de demeurer entre deux dans un état d’indifférence.

Cela arrive plus aisément lorsqu’il ne se présente qu’un seul événement de nature mixte, c’est-à-dire, heureux à certains égards, & disgracieux à d’autres : en ce cas-là il arrive souvent que les deux passions, rapprochées par le moyen d’un rapport commun, se détruisent réciproquement, laissent l’ame dans une parfaite tranquillité.

Mais supposons que l’objet, au lieu d’être composé d’un bien & d’un mal actuel, ne soit envisagé que comme une chose probable ou non probable dans un certain degré : dans cette supposition, dis-je, l’ame renfermera tout-à la-fois deux passions contraires, qui au-lieu de se balancer & de s’adoucir mutuellement, subsisteront ensemble, & dont la réunion produira une troisieme impression, je veux dire l’espérance ou la crainte.

On voit dans tout ceci l’influence manifeste d’une relation d’idées, dont nous parlerons plus au long dans la suite. Lorsque les objets different du tout au tout, il en est des passions opposées comme de deux liqueurs contraires, contenues chacune dans un vase séparé, & qui par conséquent ne sauroient agir l’une sur l’autre. Lorsque les objets sont intimement unis, les passions ressemblent à l’alkali & à l’acide, dont le mélange est suivi d’une destruction réciproque. Lorsqu’enfin la relation, plus imparfaite, ne consiste que dans des vues contradictoires qui résultent du même objet, on peut comparer les passions à l’huile & au vinaigre, qui de quelque façon qu’on les mêle, ne s’unissent & ne se pénetrent jamais.

Nous expliquerons plus bas cet effet de mélange des passions, par lequel il arrive que la passion dominante absorbe les autres.

II.

1. Les passions dont nous venons de parler naissoient d’une recherche directe du bien, & d’une aversion directe pour le mal ; il y en a d’autres d’une nature plus compliquée, & qui sont produites par le concours de plusieurs vues, & de diverses considérations. l’orgueil est cet état ou l’homme, réfléchissant sur les perfections dont il se croit orné, ou sur les avantages dont il jouit, se sent satisfait de lui-même : l’humilité, celui où le sentiment de ses foiblesses, ou de ce qui lui manque, le rend mécontent de sa personne.

L’amour, ou l’amitié est cette satisfaction que nous causent les bonnes qualités que nous remarquons dans les autres, ou les services que nous en tirons. La haine est le contraire.

2. Dans ces deux sortes de passions, il se présente une distinction naturelle à faire entre l’objet & la cause. Nous sommes nous-mêmes les objets de l’orgueil & de l’humilité ; la cause de la premiere de ces passions, c’est quelque bonne qualité, de la seconde, quelque défaut. L’amour & la haine ont pour objets les autres hommes, & pour causes leurs perfections ou leurs défauts.

La cause est donc ce qui excite l’émotion, l’objet ce que l’esprit contemple lorsque l’émotion est excitée : notre mérite, par exemple, nous enorgueillit, il est de l’essence de l’orgueil de nous regarder nous-mêmes avec complaisance & avec satisfaction.

On voit par-là que ces passions, quoique leur objet soit simple & toujours le même, peuvent naître de plusieurs causes, & de causes extrêmement variables. C’est un sujet digne de notre curiosité de rechercher ce que toutes ces causes ont de commun, ou en d’autres termes, ce qui est la vraie cause efficiente de ces passions : commençons par l’orgueil & l’humilité. 3. Pour réussir dans cette recherche, il faut faire avant tout quelques réflexions sur certaines propriétés, dont l’influence se manifeste dans tous les actes de l’entendement, & dans toutes les passions, & qui cependant ont été à peine effleurées par les philosophes. La premiere, c’est l’association des idées, ou ce principe qui facilite le passage d’une idée à l’autre. Quelle que soit la variabilité & la vicissitude de nos pensées, le changement qu’elles subissent ne se fait pas absolument sans ordre & sans méthode : nous passons, pour l’ordinaire, d’une chose à celle qui lui est semblable, ou qui lui est contiguë, ou qui en est l’effet[1] : à une idée présente à l’imagination succede naturellement une autre idée, attachée à la premiere par un de ces trois rapports ; ce rapport applanit, pour ainsi dire, le chemin, & devient l’introducteur de l’idée.

La seconde propriété de l’esprit humain qui entre dans l’explication de notre sujet, c’est l’association des impressions, ou des émotions de cet esprit. Toutes les impressions qui se ressemblent sont liées : dès que l’une a paru, les autres suivent : le chagrin que nous cause un dessein manqué produit la colere ; la colere traîne l’envie à sa suite ; l’envie fait naître la haine, la haine reproduit le chagrin : de même une joie excessive qui s’empare de nos ames se change naturellement en amour, en générosité, en courage, en orgueil & en toutes les passions qui ressemblent à la joie.

Notre troisieme remarque c’est que ces deux sortes d’associations s’entr’aident, & se prêtent mutuellement des forces : lorsqu’elles concourent dans le même objet, le passage se fait plus promptement. Un homme qu’une injure reçue met de mauvaise humeur trouve par-tout des sujets de haine, de mécontentement, d’impatience, d’inquiétude, & d’autres passions désagréables ; sur-tout s’il peut découvrir quelque chose d’approchant, dans la personne, ou près de la personne qui a été l’objet de son premier mouvement. Ici les principes qui facilitent le passage des idées concourent avec ceux qui agissent sur les passions, & leur action réunie donne, pour ainsi dire à l’esprit une double impulsion.

Je crois qu’il sera à propos de placer ici un passage d’un de nos plus beaux écrivains[2] ; voici comme il s’exprime : «Comme l’imagination est agréablement affectée de tout ce qui est grand, beau, & singulier, & se plaît d’autant plus à une chose qu’elle y trouve ces perfections en plus grand nombre ; une nouvelle sensation, ajoutée à celles dont elle s’occupe, est aussi très-propre à augmenter son plaisir. Un son continu, le chant des oiseaux, le bruit d’une cascade, réveillent à chaque moment, l’ame du spectateur, & le rendent plus attentif à la beauté du spectacle qui s’offre à ses regards. Le parfum des fleurs, qui vient, le frapper, rehausse le plaisir de son imagination, lui fait paroître les couleurs du paysage plus gracieuses, & la verdure plus riante ; les perceptions» «qui naissent de ces deux sens à la fois se donnent réciproquement du relief ; elles seroient moins agréables si elles se présentoient séparément. C’est ainsi que l’ordonnance bien entendue des couleurs fait sortir avantageusement les diverses parties d’un tableau, & les met dans un plus beau jour». On voit dans ces phénomenes notre double association, celle des idées & celle des impressions, aussi bien que le secours qu’elles se prêtent l’une à l’autre.

4. Ce sont, si je ne me trompe, ces deux sortes de relations qui se réunifient dans les sentimens d’orgueil & d’humilité & qui en sont les vraies causes efficientes.

Quant à la relation des idées, on n’en sauroit douter. Nous ne pouvons nous enorgueillir de ce qui nous regarde en aucune façon ; c’est toujours, ou notre science, ou notre esprit, ou nos biens, ou notre famille qui nous donnent une haute opinion de nous-mêmes : ce moi qui est l’objet de cette passion, est toujours relatif à quelque qualité ou à quelques circonstances, qui en est la cause : & l’imagination doit trouver de l’objet à la cause un passage aisé, une certaine facilité de se transporter de l’un à l’autre : sans cette liaison l’orgueil ni l’Humilité ne sauroient naître, & plus cette liaison est foible, plus aussi ces passions s’affoiblissent.

5. Il ne reste donc plus qu’à savoir si un rapport semblable d’impressions ou de sentimens accompagne toujours l’humilité, l’orgueil, ou pour mieux dire, si la cause de ces passions commence par produire un sentiment qui leur ressemble, lequel ensuite, par une espece de transformation se change en elles-mêmes.

Le sentiment de l’orgueil est agréable ; celui de l’humilité est désagréable : la sensation relative, dont nous avons parlé, devroit donc de même être agréable pour le premier, désagréable pour le second : donc si l’examen nous découvre que tout ce qui inspire de l’orgueil produit aussi un plaisir séparé de celui de l’orgueil, & que tout ce qui nous humilie cause aussi une peine différente de celle qui naît de l’humilité, il faut convenir que notre théorie est prouvée, & l’existence de la double relation, je dis de celle des sentimens, sera établie d’une maniere incontestable.

6. Je commence par le mérite & le démérite personnel, qui sont les causes les plus ordinaires de l’orgueil & de l’humilité. Ce seroit sans doute ici un hors-d’œuvre de vouloir aller jusqu’à la source des distinctions morales ; il suffit d’observer que notre théorie de l’origine des passions subsiste dans toutes les hypotheses. Le systême le plus plausible concernant la différence qu’il y a entre le vice & la vertu est celui qui la déduit, soit d’une constitution primitive de la nature, soit d’un sentiment d’utilité publique ou particuliere, en vertu duquel certains caracteres nous déplaisent ; & d’autres nous charment dès que nous les appercevons : il est essentiel au vice & à la vertu de produire ce déplaisir dans ceux qui les contemplent : approuver un caractere c’est en recevoir une impression agréable : le désaprouver c’est en être désagréablement affecté. Le plaisir & la peine, étant donc, en quelque façon, la premiere source de l’approbation & du blâme, le doivent être aussi des effets qui en résultent, & par conséquent de l’orgueil & de l’humilité, qui en sont des suites inévitables.

Je suppose qu’on n’admette point cette théorie, qu’on ne reconnoisse point la peine & le plaisir pour fondemens des différences morales, au moins est-il manifeste que ces différences sont inséparables de la peine & du plaisir : un caractere noble & généreux nous frappe d’abord ; dans la fable même & dans la poésie il nous plaît & nous enchante ; la cruauté & la trahison au contraire nous révoltent : soit que nous les remarquions dans les autres, soit en nous-mêmes, il nous est impossible de les approuver. Donc la vertu produit toujours un plaisir à part, différent de l’orgueil ou de cette satisfaction que l’opinion de nos mérites nous fait goûter ; & le vice un déplaisir différent de l’humilité ou du remords.

Mais la bonne ou mauvaise opinion que nous avons de nous-mêmes ne vient pas seulement de ces qualités de l’esprit qui, dans les systêmes communs de morale, passent pour une partie de nos devoirs ; elle peut venir de toutes les autres qualités auxquelles le plaisir est attaché. Il n’y a rien qui flatte plus notre vanité que le talent de plaire par notre esprit, par notre belle humeur ou par quelqu’autre qualité de cette espece : rien qui nous chagrine d’avantage que de sentir que nous réussissons mal. Personne n’a encore pu donner une définition exacte de l’esprit, personne n’a pu faire voir pourquoi un certain arrangement de pensées mérite ce nom par préférence ; il n’y a point de regle pour en juger ; le goût seul en décide : mais qu’est-ce donc que ce goût qui donne également l’être au véritable esprit & à l’esprit faussement ainsi nommé ? ce n’est absolument que le plaisir que nous cause le premier, & le déplaisir que le second nous inspire, sans que nous soyions en état de rendre raison ni de l’un ni de l’autre : la faculté de produire ces deux sensations opposées est donc l’essence même de ces deux sortes d’esprit & par conséquent la cause de cette vanité ou de cette mortification qui en naissent.

7. Tout ce qui est beau nous plaît, tout ce qui est laid nous choque ; & il n’ importe dans quel sujet réside la beauté ou la laideur, dans un être animé ou dans un être inanimé. Si ces qualités se trouvent soit dans notre physionomie, soit dans notre figure, soit dans nos personnes, le plaisir ou le déplaisir se convertit en orgueil ou en humilité, parce que dans ces cas il y a tout ce qu’il faut pour ce partage de sensations que notre théorie établit.

Il semble que l’essence même de la beauté consiste dans le pouvoir de faire naître le plaisir : si cela est vrai, tous les effets qu’elle produit doivent couler de cette source : si la beauté rend l’homme vain, ce n’est que parce qu’elle lui fait plaisir.

On peut observer en général par rapport aux perfections corporelles, que notre orgueil se nourrit de tout ce qui se trouve en nous d’utile, de beau, ou de surprenant ; & que les qualités contraires à celles-ci nous humilient : or toutes ces qualités ne s’accordent qu’en ce que chacune d’elles nous cause du plaisir ou du déplaisir indépendamment de l’orgueil.

Nous nous enorgueillissons des aventures qui nous sont arrivées, des risques que nous avons courus, des périls dont nous sommes échappés, de nos exploits, & de tous nos actes de vigueur. De-là vient que le mensonge est si commun : on voit tous les jours des hommes, sans en espérer aucun avantage & par pure vanité, s’attribuer un tas d événemens extraordinaires qui ne se sont passés que dans leur cerveau, ou bien s’ils sont vrais, qu’ils n’ont fait qu’emprunter : leur imagination fertile leur fournit une grande variété d’aventures, ou si elle est trop seche pour inventer, ils s’approprient ce qui est arrivé à d’autres ; leur vanité y trouve toujours son compte ; il y a une liaison très-étroite entre cette passion & le sentiment du plaisir.

8. Cependant, quoique les qualités de l’esprit & celles du corps, c’est à-dire les qualités qui sont proprement à nous, soient les causes naturelles & immédiates de l’orgueil & de l’humilité ; elles n’en sont pas les seules causes ; plusieurs autres objets peuvent produire ces passions : une maison, un jardin, un équipage, & d’autres choses externes sont des sujets de vanité, aussi bien que le mérite per formel ; mais il faut pour cela que ces choses ayent une relation particuliere avec nous-mêmes, & qu’elles s’associent à notre être : un beau poisson qui nage dans l’océan, un animal bien proportionné qui court dans la forêt, les choses en un mot qui ne sont pas à nous, ou qui ne nous regardent pas, quelque merveilleuses qu’elles soient & quelque étonnement qu’elles puissent nous causer, n’exciteront jamais notre vanité, il faut, pour la faire naître, quelque chose qui soit lié avec nous, dont l’idée touche, pour ainsi dire, l’idée de notre propre personne ; & il faut qu’il y ait un passage aisé d’une de ces idées à l’autre.

Les hommes sont fiers de la beauté de leur pays, de leur province, & même de leur paroisse. Ici il est évident que l’idée de la beauté produit le plaisir ; ce plaisir, est voisin de l’orgueil ; le sujet ou la cause de ce plaisir, par la supposition même, se rapporte à notre personne, qui est l’objet de l’orgueil : & l’ame passe par ce double rapport, dont l’un est un rapport d’idées, & l’autre un rapport de sentimens. Les hommes sont encore fiers de la température de leur climat, de la fertilité de leur sol natal, de la bonté des vins, des fruits, ou d’autres alimens qu’il produit, de la douceur ou de l’énergie de leur langue, & ainsi de suite. Ces objets se rapportent évidemment aux plaisirs des sens, on les regarde comme agréables au tact, au goût, à l’ouïe ; comment seroit-il possible qu’ils nous enorgueillirent, si ce n’étoit par ce moyen de transition que nous avons expliqué ?

Il est un orgueil d’un genre opposé : il y a des hommes qui affectent de dégrader leur patrie par des comparaisons désavantageuses avec les pays où ils ont voyagé ; étant chez eux, entourés de leurs compatriotes, ils ne comptent pour rien le rapport qui les lie à leur nation, il se perd pour eux dans le grand nombre avec lequel ils le partagent ; au-lieu que ce rapport éloigné à des contrées étrangeres qui ne consiste qu’à les avoir vues, & à y avoir vécu, leur paroît d’autant plus important qu’ils pensent que peu de personnes y participent : voilà pourquoi ils admirent sans cesse ce qu’ils ont vu dans ces contrées, qu’ils le trouvent plus beau, plus utile, plus rare, & supérieur à tous égards aux productions de la leur.

Si nous tirons vanité d’un pays, d’un climat, de toutes les choses inanimées qui ont de la relation avec nous faut-il être surpris que nous nous enflions des qualités de ceux qui nous sont unis par les liens du sang ou de l’amitié ? Les qualités qui nous donnent de l’orgueil, lorsqu’elles nous sont personnelles, nous en donnent encore, quoique dans un moindre degré, lorsque nous les remarquons dans nos amis, ou dans des personnes qui nous appartiennent : l’homme fier saisit avidement les occasions de prôner la beauté, l’adresse, le mérite, le crédit, les honneurs dont jouissent ses parens ; ce sont-là autant d’appuis de la bonne opinion qu’il a de lui-même.

Fiers de nos richesses, nous voudrions que tous ceux qui sont en relation avec nous fussent riches comme nous ; & nous avons honte de la pauvreté de nos parens & de nos amis, Comme l’on croit tenir de plus près à ses ancêtres qu’à ses connoissances ; il est naturel que l’on veuille passer pour être de bonne maison, & pour descendre d’une longue suite de personnes riches & respectées.

Ceux qui se glorifient de l’ancienneté de leur famille sont bien aises de pouvoir ajouter que, pendant plusieurs générations, leurs ancêtres ont possédé le même territoire, que leurs terres n’ont jamais été aliénées, & que depuis un tems immémorial leur famille habite la même province. Leur orgueil reçoit un nouvel accroissement, lorsqu’ils peuvent se vanter que leurs biens-fonds leur ont été transmis par une longue succession de mâles, & que l’héritage & les honneurs de leur maison n’ont jamais passé par la ligne féminine. Tâchons de réduire ces phénomenes à notre théorie.

L’orgueil des familles anciennes n’est pas uniquement fondé sur cette ancienneté & sur le grand nombre des ancêtres, à ces deux égards tous les hommes sont dans le même cas ; ce sont les richesses & le crédit de ces ancêtres dont leur postérité tire son lustre, à cause de la liaison qu’elle a avec eux : tout ce qui rend cette liaison plus étroite doit donc accroître l’orgueil à qui elle sert de fondement ; & tout ce qui l’affoiblit doit aussi diminuer cette passion : or on ne sauroit douter que l’idée d’une jouissance non interrompue des mêmes possessions ne renforce la relation d’idées qui résulte du sang & de là parenté, & que par ce moyen l’imagination ne passe, avec plus de facilité, de génération en génération, des ancêtres les plus reculés à leurs héritiers, & jusqu’à leurs derniers descendans. Par-là le sentiment se conserve mieux dans sa totalité, si j’ose me servir de cette expression, & produit, par conséquent, un plus haut degré d’orgueil.

Il en est de même des biens & des honneurs transmis par la ligne masculine. C’est une propriété de l’imagination de s’arrêter à tout ce qui lui paroît important & considérable ; lorsqu’un grand objet se présente à côté d’un petit objet, elle s’attache toute entiere au premier : c’est pour cette raison que les enfans portent le nom de leur pere, & que la famille paternelle décide de la noblesse, ou de la bassesse de leur extraction, dût la mere, comme il arrive, posséder des qualités infiniment supérieures, cela ne fait point exception à la regle générale ; cette regle subsiste, conformément à notre doctrine que nous expliquerons encore mieux dans la suite ; elle subsiste, dis-je, quelle que soit la supériorité de la mere, & lors même que pour de certaines raisons, les enfans se ressentent plus de la tige maternelle que de la paternelle ; elle a toujours assez de force pour se maintenir en dépit de cette relation, & pour faire une espece d’interruption dans la vraie généalogie. L’imagination est moins gênée, elle transporte plus aisément les dignités, & le crédit des ancêtres aux descendans du même nom, & de la même famille, lorsqu’elle peut observer cette regle, lorsqu’elle peut passer par la ligne masculine de pere en fils, ou de frere en frere.

9. Mais de tous les rapports qui influent sur cette passion celui de propriété est le plus efficace, parce que les biens que nous possédons en propre sont ceux sur lesquels nous avons le plus de pouvoir & d’autorité. Tout ce qui appartient à l’homme vain, est toujours dans son idée ce qu’il y a de mieux en chaque genre : ses maisons sont plus belles que celles des autres, son équipage est plus brillant, ses meubles sont mieux choisis, ses habits d’un plus grand goût, ses chevaux, & ses chiens de meilleure race : son vin, si vous l’en croyez, a le fumet plus agréable que celui de ses voisins, sa cuisine est meilleure, sa table mieux servie, ses domestiques sont plus adroits : l’air qu’il respire est plus sain, le terroir qu’il cultive plus fertile, ses fruits mûrissent les premiers, & sont les plus exquis. Cette piece, vous dira-t-il, est remarquable pour sa nouveauté, cette autre pour son antiquité ; celle-ci est le chef-d’œuvre d’un célebre artiste ; celle-là a appartenu à un tel prince ou à un tel grand seigneur. Toutes les choses, en un mot, qui sont belles, utiles, ou surprenantes deviennent, par ce moyen, des sujets d’orgueil : or la seule propriété qu’elles ayent en commun, c’est de produire le même effet, qui est de nous donner du plaisir : d’où il s’ensuit que le plaisir est la cause productrice de cette passion. Comme tous les exemples qu’on peut ici alléguer font preuve ; & qu’on en peut alléguer une infinité ; il me semble que ma théorie est suffisamment confirmée par l’expérience.

Les richesses, en nous mettant en état de nous procurer toutes sortes d’agrémens, renferment un grand nombre de sujets de vanité, & par conséquent doivent être comptées pour une des causes principales de cette passion.

10. La société & la sympathie ont beaucoup d’empire sur toutes nos opinions : il n’est gueres possible de maintenir un principe ou un sentiment, lorsqu’on se voit contredit par tous ses amis, ou par toutes les personnes de sa connoissance. Mais de toutes nos opinions, celles que nous formons en notre propre faveur, quoique les plus hautes & les plus présomptueuses, sont cependant les moins fiables, & celles que la contradiction ébranle le plus facilement : le grand intérêt que nous y prenons jette l’allarme dans nos esprits, & fait que nous nous mettons en garde contre nous-mêmes : nous savons que nous sommes des juges partiaux, & par-là sujets à nous méprendre : nous savons combien il est difficile de juger d’une chose qui n’est pas à une certaine distance & dans son vrai point de vue, c’est ce qui nous fait prêter l’oreille, en tremblant, à ce que pensent de nous les autres hommes, qui sont plus capables de nous apprécier. Et c’est là la véritable origine du désir de la renommée ; si nous cherchons à être applaudis, ce n’est pas par une passion primordiale ; ce n’est que pour fixer & pour confirmer la bonne opinion que nous avons de nous-mêmes : il en est de nous, à cet égard, comme d’une belle femme, qui aime à voir ses charmes avantageusement réfléchis dans le miroir.

Dans les sujets de spéculation il est souvent fort difficile de distinguer ce qui produit un effet de ce qui ne fait que l’augmenter ; cependant les phénomenes me paroissent ici bien clairs, & bien propres à établir mon principe.

L’approbation des personnes que nous estimons nous flatte bien d’avantage que les louanges de ceux pour qui nous avons du L’estime qui ne nous est accordée qu’après une longue familiarité, pendant laquelle on a eu occasion de nous connoître intimement, a pour nous une douceur tout-à-fait particulière.

Le suffrage de ceux qui sont avares de louanges, nous est doublement précieux.

Lorsqu’un grand seigneur est connu pour être délicat dans le choix de ses favoris ; on s’empresse d’autant plus à mériter ce titre.

Les éloges ne nous flattent gueres lorsqu’ils ne s’accordent pas avec notre propre opinion, lorsqu’ils ne tombent point sur les qualités dans lesquelles nous prétendons exceller.

Ces phénomenes ne semblent-ils pas prouver que nous ne regardons l’opinion favorable que les autres conçoivent de nous que comme un témoignage rendu, ou un sceau apposé à notre propre opinion ? & si l’opinion d’autrui a plus d’influence en cette rencontre qu’elle n’en a pour l’ordinaire, la nature même du sujet nous en fait voir la raison. 11. Un objet peut se rapporter à nous très-intimement, il peut être très-agréable par lui même, sans que cependant notre amour propre en soit fort flatté, ou notre orgueil excité, si nous ne le voyons pas recherché, ou du moins approuvé par d’autres. Cette paix, ce contentement d’une ame résignée aux ordres de la providence, qui la tranquillise au milieu des troubles & des plus grands malheurs, est assurément la plus desirable de toutes les dispositions ; cependant c’est-là de toutes les vertus, de toutes les perfections, car on ne sauroit lui refuser ce nom, celle dont on s’applaudit s’enorgueillit le moins ; c’est que renfermé dans le cœur qu’elle charme, elle n’a point cet éclat extérieur par où l’on brille dans la conversation & dans le commerce du monde. Plusieurs autres qualités, tant de l’esprit que du corps, & plusieurs situations, où l’on peut se trouver par rapport à la fortune, étant précisément dans le même cas, on ne sauroit se dispenser de reconnoître que l’opinion d’autrui entre, aussi-bien que la double relation dont nous avons parlé, & même pour beaucoup dans la production de l’orgueil & de l’humilité.

Une seconde circonstance qui influe sur ces passions, c’est la durée des choses qui en sont les objets. Ce qui est casuel & passager jusqu’à un certain point, nous donne peu de joie & encore moins d’orgueil : comment tirerions-nous un nouveau degré de vanité d’une chose déjà peu satisfaisante par elle-même, dont nous prévoyons la perte prochaine, & qui comparée à notre propre être nous paroît d’autant plus inconstant que celui-ci nous paroît plus durable ? N’est-il pas ridicule de se passionner si fort pour un bien qui dure si peu, & qui ne nous accompagne que pendant quelques momens de notre existence.

Je remarque en troisieme lieu, que pour qu’un objet flatte notre orgueil ou notre amour propre, il faut qu’il nous soit particuliérement affecté, ou du moins que le nombre de ceux avec qui nous le partageons, ne soit pas considérable. La jouissance du beau tems, d’un air pur, d’un climat heureux ne nous donne aucune supériorité sur nos voisins ; nous n’en pouvons rien conclure à notre avantage particulier, rien qui nous mette au-dessus de nos amis, ou des personnes de notre connoissance.

Nous flottons tous entre la maladie & la santé : il n’y a personne qui se porte toujours bien, ou qui soit toujours malade : ce sont-là des biens & des maux accidentels, que nous regardons, en quelque maniere, comme détachés de nous-mêmes, & qui ne peuvent ni nous enorgueillir, ni nous humilier. Cependant, lorsqu’une maladie est tellement enracinée dans notre tempérament que nous n’espérons pas d’en revenir, elle mortifie notre amour-propre : on le voit dans les vieillards ; rien ne les rend si chagrins que de penser à leur âge & leurs infirmités : ils cachent, aussi long-tems qu’il leur est possible, la foiblesse de leur vue & de leur ouïe, leur goutte & leurs fluxions, & n’en conviennent jamais sans répugnance : & quoique les jeunes gens ne se fassent point de peine d’avouer un mal de tête ou un catarrhe, il est pourtant sûr qu’en général on ne sauroit penser aux foiblesses où la vie humaine est exposée à chaque moment, sans prendre mauvaise opinion de la nature de l’homme, & sans rabattre de son orgueil. Cela suffit pour prouver que les douleurs & les maux de corps sont des causes propres à produire l’humilité ; mais comme pour l’ordinaire nous jugeons moins des choses parce qu’elles sont en elles mêmes, que parce qu’elles sont comparativement, nous négligeons, dans l’estimation de notre caractere & de notre mérite, de tenir compte de ces calamités communes.

Nous avons honte des maladies qui, étant fort dangereuses ou fort dégoûtantes, frappent fortement ceux qui nous voient, du haut mal, par exemple, parce que la vue d’un épileptique cause de l’horreur ; de la gale, parce qu’elle est contagieuse, des écrouelles, parce que souvent elles sont héréditaires. L’homme ne juge jamais de lui même, sans avoir égard au sentiment des autres hommes.

Ce qui, en quatrieme lieu, influe sur les passions dont nous faisons l’examen, ce sont les regles générales sur lesquelles nous établissons la différence des rangs & des conditions : les richesses ou le pouvoir sont les mesures de cette différence : la santé ou le tempérament n’entrent ici pour rien ; lors même que leur mauvais état empêche l’homme de jouir de ses autres avantages ; on ne les lui décompte pas. Dans nos passions, aussi-bien que dans nos raisonnemens, l’habitude nous emporte au-delà des justes bornes.

C’est ici le lieu d’observer que le pouvoir que les maximes générales exercent sur les passions, sert à dégager, pour ainsi dire, les passions du mécanisme intérieur, & à faciliter l’opération de tous ces principes qui sont ici l’objet de nos recherches. Supposons qu’un homme fait, mais qui ne se fût pas encore servi de ses facultés, parût subitement dans notre monde ; cet homme trouveroit bien de l’embarras à se démêler des objets dont il se verroit environné : il ne sauroit d’abord où placer son amour ou sa haine : il ne distingueroit pas les objets propres à lui inspirer de l’orgueil, de l’humilité, ou quelque autre émotion que ce fût. Ce qui paroît une minutie est souvent un principe capable de donner un tour différent à nos passions, & ces sortes de principes, dans les premiers essais qu’on en fait, n’agissent point avec régularité, ce n’est qu’après que l’habitude & l’exercice les ont développés, que nous sommes en état de fixer la valeur des objets, en la réduisant à des regles générales. On voit donc combien ces regles contribuent à la naissance des passions, on voit qu’elles seules déterminent les degrés de préférence que nous donnons à une chose sur une autre chose. Cette remarque est encore fort propre à lever les difficultés de ceux qui sentiroient de la peine à concevoir que les causes que notre théorie assigne aux passions de l’orgueil & de l’humilité, que dis-je, des causes aussi subtiles puissent avoir une influence aussi universelle & aussi infaillible

qu’elles en ont en effet.

III.

1. Si nous nous rappellons toutes les circonstances qui produisent l’orgueil & l’humilité, nous verrons que ces mêmes circonstances, envisagées dans les autres hommes, nous inspirent pour eux de l’amour ou de la haine, de l’estime ou du mépris. Nous prenons une idée avantageuse des personnes à qui nous remarquons des vertus, de la beauté, de la naissance, des richesses ou de l’autorité, au-lieu que le vice, la folie, la laideur, la pauvreté, la bassesse d’extraction nous donnent des sentimens défavorables. La double relation, celle des impressions celle des idées, agit ici sur l’amour & la haine, comme nous l’avons vu agir sur l’orgueil & l’humilité : tout objet qui considéré à part nous cause du plaisir ou de la peine, dès qu’il vient à se rapporter à une personne différente de nous-mêmes, nous donne pour elle de l’affection ou du dégoût.

De-là vient que les injures & les mépris reçus sont des sources secondes de haine, comme les marques d’estime les services rendus sont des sources d’amitié.

2. Il se peut que nous prenions quelqu’un en affection, à cause du rapport que nous lui trouvons avec nous-mêmes ; mais il faut que ce rapport idéal soit joint à une relation de sentimens ; sans quoi il ne fera aucun effet[3].

Nous nous familiarisons aisément avec les personnes qui nous sont alliées par le sang, avec nos compatriotes, avec les gens de notre profession, avec ceux qui nous ressemblent, soit par leur fortune, soit par les événemens de leur vie : nous recherchons leur compagnie, parce que nous entrons, sans contrainte dans leurs idées & leurs sentimens, rien de singulier ou de nouveau ne nous arrête : notre imagination trouve une espece de douceur à passer de notre propre personne qui est toujours le point dont elle part, à une personne qui nous est si étroitement unie ; la sympathie est parfaite ; cette personne est un objet immédiatement agréable, un objet aisé à concevoir ; il n’y a point de distance qui nous en sépare, nous pouvons nous y livrer sans réserve.

La parenté produit ici le même effet que l’habitude & la familiarité ont coutume de produire ; & cet effet résulte des mêmes causes : dans l’un & l’autre cas, la satisfaction & le plaisir que nous fait goûter le commerce de nos semblables, sont la source de l’amitié que nous prenons pour eux.

3. Les passions d’amour & de haine sont toujours suivies, ou plutôt accompagnées de bienveillance & d’aversion, & c’est par-là qu’elles différent de l’orgueil & de l’humilité : ces derniers mouvemens sont purs, ils n’excitent aucun desir, & ne nous portent point à l’action ; au-lieu que les premiers ne se renferment point en eux-mêmes, & qu’ils produisent toujours de nouvelles vues dans l’esprit : l’amour nous fait desirer le bonheur de l’objet aimé, & fait que l’idée de son malheur nous cause de la peine ; la haine, au contraire, nous fait desirer le malheur de l’objet haï, & nous fait souffrir en pensant qu’il est heureux : ces desirs opposés paroissent être essentiellement unis à ces deux passions ; ainsi l’a voulu la nature, c’est tout ce que nous en savons.

4. Nous compâtissons souvent au sort d’un malheureux, sans avoir pour lui ni estime ni amitié : la compassion est la peine que nous causent les souffrances d’autrui ; il semble qu’elle doive son origine à une conception forte de ces souffrances ; notre imagination s’élève, par degrés, de l’idée vive au sentiment réel de la misere des autres hommes.

Il en est de même de la malice & de l’envie : quoiqu’il soit évident qu’elles tendent au même but que la colere, & la mauvaise volonté ; elles ne sont pourtant pas toujours précédées de la haine ou du ressentiment : elles naissent de la comparaison de notre état avec celui des autres, plus ils sont infortunés, plus nous sommes contens ; il nous semble que nous gagnons à leur malheur. 5. Comme la compassion tend au même but que la bienveillance, & l’envie au même but que le ressentiment, il en résulte de là une relation bien étroite entre ces différentes passions ; mais elle n’est pas du genre de celle que nous avons expliquée ; ce n’est pas ici une ressemblance de sentimens, mais une ressemblance de directions, s’il m’est permis de m’exprimer ainsi. Cependant l’effet est le même, il consiste également à réunir & à associer diverses passions : la pitié existe rarement, ou peut-être n’existe-t-elle jamais sans un mélange de tendresse ou de sympatie ; la colere & la mauvaise volonté sont les compagnes les plus ordinaires de l’envie : lorsque par quelque motif que ce soit on desire le bonheur de quelqu’un, on est déjà tout disposé à l’aimer : lorsqu’on se réjouit de sa misere, on ne manquera gueres de le prendre en aversion.

Dans les cas même où l’intérêt s’en mêle, ces conséquences ne laissent pas d’avoir lieu : nous avons naturellement de l’affection pour nos associés, de la haine pour nos rivaux.

6. La pauvreté, la bassesse, les mauvais succès excitent de l’aversion & du mépris ; cependant lorsque ces malheurs sont fort grands, ou nous sont représentés sous de vives couleurs, ils produisent la compassion, l’attendrissement, l’amitié ; comment concilier cette contradiction ? elle n’est qu’apparente ; la pauvreté & la misere, considérées en gros, nous font de la peine ; & cela vient d’une espece de sympathie imparfaite qu’elles nous font éprouver : cette peine se change en aversion ou en dégoût, parce que ces sentimens se ressemblent mais lorsque nous entrons d’avantage dans la situation des malheureux, lorsque nous commençons à leur souhaiter du bien, lorsque nous sentons le contre-coup de leur triste sort, ces dispositions se changent en amitié & en bienveillance, affections qui sont dirigées vers le même but.

7. Le respect est un mélange d’humilité & d’estime ou d’affection ; le mépris un mélange d’orgueil & d’aversion.

Le plaisir que cause la vue du beau, l’appétit sensuel, l’amitié ou l’affection, voilà les trois ingrédiens dont résulte l’amour, qui unit les deux sexes. On voit sans peine qu’il subsiste une relation étroite entre ces trois choses, & qu’en vertu de cette relation elles dépendent l’une de l’autre. N’y eût-il que ce seul phénomene ; il suffiroit pour démontrer la vérité de notre théorie.

IV.

1. On a vu que notre théorie des passions étoit fondée sur un double rapport, celui des idées & celui des sentimens, & sur le secours mutuel que se prêtent ces deux rapports. Voici encore quelques exemples propres à répandre du jour sur ces principes.

2. Les vertus, les talens, les perfections, les biens de la fortune nous donnent de l’amour & de l’estime pour ceux qui les possedent. D’un côté, ces objets excitent une sensation agréable qui a du rapport avec l’amour ; & de l’autre ils se rapportent aussi à la personne à qui ils appartiennent : la liaison d’idées facilite la liaison des sentimens, comme nous l’avons prouvé plus haut.

Mais supposons que la personne que nous aimons nous soit encore unie par les liens du sang, de la patrie ou de l’amitié : il est clair que dans ces cas-là les perfections ou ses avantages nous inspireront une espece d’orgueil, à cause de cette double relation dont nous avons tant parlé. Premiérement la personne se rapporte à nous, son idée réveille naturellement celle de nous-mêmes : en second lieu ses vertus ou ses prérogatives excitent un sentiment agréable qui se rapporte à l’orgueil. Aussi rien n’est-il plus commun que de voir les hommes s’enorgueillir des bonnes qualités, ou de la haute fortune de leurs amis, & de leurs compatriotes.

3. Mais cet effet n’a pas lieu dans le sens contraire : nous ne passons pas de la vanité à l’affection, comme nous passons de l’affection à la vanité, quoique les relations soient parfaitement les mêmes dans les deux cas : nous n’aimons pas les personnes de notre connoissance à cause de notre mérite, quoique ces personnes se glorifient de notre mérite ; quelle est la raison de cette différence ; la voici. L’imagination se transporte toujours facilement à nous-mêmes des objets qui nous sont relatifs : ce passage est aisé, tant parce que la relation elle-même le favorise, que parce qu’il se fait d’un objet éloigné à un objet qui nous touche de près : la premiere de ces circonstances subsiste à la vérité, lorsque de nous-mêmes nous passons aux objets qui ont de rapport avec nous ; mais elle ne peut opérer, parce que la seconde manque : & voilà pourquoi l’orgueil ne produit pas si facilement l’amour que l’amour produit l’orgueil.

4. Les vertus dont un homme est orné, les services qu’il a rendus, les biens dont il jouit nous font, pour l’ordinaire, aimer & considérer ceux qui sont en relation avec lui ; le fils de notre ami a droit à notre amitié, les parens d’un grand homme s’estiment & sont estimés à ce titre : ici la double relation se montre dans toute sa force.

5. Voici des cas d’un ordre différent, où cependant l’influence de nos principes se retrouve. La supériorité des autres nous cause de l’envie, mais seulement lorsqu’elle n’est pas trop grande, je veux dire lorsqu’elle est telle que nous en approchons. encore : trop de disproportion fait disparoître le rapport des idées, ou nous ne nous comparons point du tout avec ce qui est à une si grande distance de nous ; ou du moins cette comparaison ne produit que de foibles effets.

Le poëte n’est pas jaloux du philosophe, ni même du poëte qui travaille dans un genre différent, qui est d’une autre nation, qui a vécu dans un autre siecle. Si ces différences n’empêchent pas qu’on se compare, elles affoiblissent pourtant la comparaison, & par conséquent la passion qui en est le résultat.

Ceci explique encore pourquoi tous les objets que nous nommons grands ou petits, ne le sont que comparativement à des objets de la même espece. Une montagne à côté d’un cheval ne nous fait paroître celui-ci ni plus grand ni plus petit ; tandis qu’en voyant un cheval flamand à côté d’un cheval Italien, l’un nous paroîtra toujours plus grand, & l’autre plus petit que lorsque nous les regardons séparément.

Les historiens ont observé que dans des guerres civiles, ou des divisons factieuses, chaque parti aime mieux appeller un ennemi étranger dans le pays, au risque même de devenir sa proie, que de se soumettre à des concitoyens. Guicciardin applique cette remarque aux guerres d’Italie, où à proprement parler, il n’y a entre les différens états d’autres relations que des relations de nom, de langue, ou de voisinage ; cependant ces relations, jointes à l’idée de supériorité, en rendant la comparaison plus naturelle, la rendent aussi plus odieuse, & font rechercher plutôt une supériorité qui n’implique aucun rapport dont l’influence se fasse moins sentir à l’imagination. Toutes les fois que nous ne pouvons pas détruire la liaison, nous voulons au moins en écarter la supériorité : voilà pourquoi les voyageurs, prodigues de louanges envers les Chinois & les Persans, tâchent de ravaler les nations voisines & rivales de la leur.

6. Les beaux arts fournissent une nouvelle preuve de nos principes. Un auteur qui seroit un livre moitié sérieux & profond, moitié frivole & badin, seroit universellement blâmé ; cette bigarrure, contraire à toutes les regles de l’art & du goût, paroîtroit choquante. Nous ne blâmons point Prior pour avoir publié dans le même volume son Alma & son Salomon ; quoique l’une soit dans le genre léger, l’autre dans le genre grave, & que dans l’un & l’autre cet élégant poëte ait également excellé : quand même nous lirions ces deux pieces tout de suite & sans interruption, ce changement de passions ne nous choqueroit gueres ; pourquoi ? c’est que considérant ces deux ouvrages comme détachés, nous détruisons tout rapport d’idées entr’eux, & que par conséquent les affections, ne tenant plus ensemble, ne sauroient se trouver en conflit.

Des figures héroiques & des figures grotesques, rassemblées dans le même tableau, paroîtroient une chose monstrueuse ; au lieu qu’elles ne choquent point dans des tableaux séparés, quoiqu’ils soient placés dans le même cabinet, & même l’un à côté de l’autre.

7. Il n’est pas étonnant que ce passage aisé de l’imagination ait tant d’empire sur toutes nos passions ; puisque ce passage est précisément ce qui constitue le rapport & la liaison des objets. Nous n’avons point de notion d’une liaison réelle, tout ce que nous savons, c’est que certaines idées sont associées dans notre esprit, & que l’imagination passe facilement de l’une à l’autre : nous avons vû d’ailleurs que le passage qui se fait d’idée en idée, & celui qui se fait de sentiment en sentiment, nous avons vû, dis-je, que ces deux sortes de passage s’entr’aident ; d’où l’on peut déjà présumer que ce principe de transition doit avoir beaucoup d’influence sur toutes nos affections, & sur tous les mouvemens de notre ame : & l’expérience est d’accord avec cette théorie.

Pour ne pas répéter les exemples précédens, arrêtons-nous à celui-ci. Je parcours, avec un compagnon de voyage, une contrée où nous sommes tous deux étrangers : elle nous offre des perspectives riantes, des routes commodes, des campagnes industrieusement cultivées : cela m’inspire de la joie, & me met de bonne humeur vis-à-vis de mon compagnon, mais comme cette contrée n’a de rapport à aucun de nous deux, elle ne peut me donner ni de l’amour propre, ni de l’estime pour mon ami : l’émotion que je ressens n’est pas une passion dans les formes ; ce ne sont que les saillies d’un heureux tempérament, ou les mouvemens d’un cœur humain & sociable : pour en faire une passion il faut que l’objet qui les fait naître nous touche, l’un ou l’autre, de plus près. Supposons que ce pays dont la vue nous charme soit la patrie d’un de nous deux ; ce nouveau rapport donnera une nouvelle direction au plaisir que nous goûtons ; & le changera, selon les circonstances, en estime ou en vanité. Je ne crois pas que cette spéculation souffre de grandes difficultés.

V.

1. Si par raison on entend, selon la propriété de l’expression, ce jugement de l’homme qui décide du vrai ou du faux ; il me paroît clair comme le jour que la raison ne peut jamais influer elle-même, & comme motif, sur la volonté ; & qu’elle ne le peut que par l’intervention de quelque penchant ou de quelque passion. Les relations abstraites des idées ne sont pas des objets de volition ; ce ne sont que des objets de curiosité : & les choses de fait, d’un autre côté, lorsqu’elles ne sont ni bonnes ni mauvaises, lorsqu’elles ne sont suivies ni de desir ni d’aversion, nous sont tout-à-fait indifférentes ; connues ou ignorées, bien ou mal apperçues, nous n’y trouvons aucun motif qui nous excite à agir.

2. Ce que dans un sens populaire on nomme raison, cette raison que les docteurs de morale exaltent si fort, n’est au fond qu’une passion moins turbulente que les autres, qui embrasse un plus grand nombre d’objets, & qui voyant ces objets de plus loin entraîne la volonté par une pente plus douce & moins sensible. Cet homme disons-nous, est assidu à l’exercice de sa profession, par un principe de raison ; mais ce principe n’est autre chose qu’un desir tranquille de s’enrichir, & de prospérer : être juste par raison, c’est l’être parce qu’on veut avoir un caractere & une bonne réputation.

3. Ce qui est un objet de raison, est aussi un objet de passion, toutes les fois que nous l’envisageons de plus près, ou sous un aspect plus avantageux, ou enfin de maniere à lui trouver plus de conformité avec notre constitution interne : dans tous ces cas-là, dis-je l’émotion devient plus forte & plus marquée. Je tâche de prévenir un mal qui me menace de loin : c’est, dit-on la raison qui me fait agir ainsi : je vois un mal qui pend, pour ainsi dire, sur ma tête ; l’aversion, l’horreur, la crainte s’emparent de mon esprit ; ne sont-ce pas-là des passions ?

4. L’erreur la plus commune des métaphysiciens c’est de n’admettre qu’un de ces principes comme principe moteur de la volonté, & de refuser à l’autre jusqu’à la moindre influence. Les hommes agissent souvent contre ce qu’ils savent être de leur intérêt ; ce n’est donc pas toujours le plus grand bien possible qui les détermine ; souvent aussi on les voit dompter des passions violentes en considération d’un bien caché dans l’avenir ; ce n’est donc pas la seule inquiétude présente qui les fait sortir de l’inaction. L’un & l’autre de ces principes agit sur la volonté : lorsqu’ils se trouvent en concurrence, le plus foible cede ; & le plus foible c’est le moins bien assorti au caractere général, ou seulement à la disposition actuelle : la force d’esprit consiste à faire dominer les passions calmes sur les passions tumultueuses ; mais où est la vertu qui puisse constamment résister à la violence & à l’impétuosité des desirs & des passions ; C’est à cause de cette variabilité d’humeur qu’il est si difficile de juger des desseins & des actions futures des hommes, & que toutes les fois qu’il y a des motifs ou des passions qui se contrarient, on risque de se tromper dans les conjectures.

VI.

1. Je ferai ici le dénombrement de quelques-unes des circonstances qui hâtent ou qui rallentissent les mouvemens de l’ame, qui augmentent ou qui affoiblissent le feu des passions.

Tout mouvement de l’ame qui accompagne une passion, dût-il non-seulement en différer, mais y être même contraire par sa nature, se change pourtant aisément en cette passion. Il est vrai que sans le double rapport dont, nous avons expliqué la théorie cette union ne sauroit devenir parfaite au point que les passions soient produites l’une par l’autre ; cependant il arrive moyennant un seul rapport, & là même où il n’y en a point, il arrive, dis-je, que deux passions dont chacune vient d’une cause séparée, mais existant à la fois dans l’ame, se mêlent & se confondent : la passion dominante absorbe celle qui est plus foible, & la convertit, pour ainsi dire, en sa substance. Lorsque les esprits animaux sont une fois excités, il est facile d’en changer la direction, & il est naturel de penser que la passion dominante doit opérer ce changement : quelques diverses que paroissent deux passions, il y a souvent plus d’affinité entre elles qu’il n’y en a entre l’une des deux, & l’indifférence.

Les défauts & les petits caprices d’une belle, les jalousies & les querelles, si communes en amour, semblent d’abord approcher de la haine & de la colere, & devoir nous causer bien du désagrément ; ce sont pourtant là dans un cœur tendrement épris autant de nouvelles amorces propres à augmenter sa flamme. Quel est l’artifice dont se sert le politique qui veut vous intéresser à un récit ? Il commence par piquer votre curiosité ; & il attend à la satisfaire que vous soyiez au comble de l’impatience ou de l’inquiétude ; ce n’est qu’alors qu’il fait tomber le voile : il sait qu’ainsi il vous amènera à ses fins, & qu’en vous rendant curieux il vous jetera dans la passion qu’il s’est proposé de faire naître en votre ame : il sait que votre curiosité aidera sa narration à produire l’effet qu’il desire qu’elle produise. Un soldat, qui marche au combat, se sent animé de courage & de confiance en pensant à ses camarades ; l’idée des ennemis lui donne de la frayeur : toutes les nouvelles émotions qui résultent de la premiere de ces pensées augmentent son courage ; tandis que les mêmes émotions, en résultant de la seconde, le rendent plus craintif. Voilà pourquoi la discipline militaire exige de l’uniformité, & de la propreté dans les vêtemens, des tailles avantageuses, des évolutions régulieres : l’éclat & la dignité qu’on met dans l’art de la guerre encourage nos armées & celles de nos alliés ; mais ces mêmes objets, quoique agréables & beaux par eux-mêmes, nous effrayent quand nous les remarquons dans l’armée ennemie.

L’espérance est de sa nature une passion agréable, elle tient à la bienveillance & à l’amitié : avec tout cela elle sert à échauffer la bile, lorsque la colere est la passion dominante de l’ame,

Spes addita fuscitat iras.

dit Virgile.

2. Nous venons de voir que deux passions, indépendantes l’une de l’autre, se changent pourtant l’une dans l’autre, lorsqu’elles agissent en même tems. De-là il s’ensuit que toutes les fois que les biens ou les maux, outre le desir & l’aversion, qui en sont les effets naturels, produisent encore une impression particuliere ; cette derniere ajoute au desir ou à l’aversion une nouvelle force, & en augmente l’impétuosité.

3. Cela arrive souvent lorsque l’ame est en proie à des passions contraires ; car il faut bien observer que cette contrariété cause une nouvelle fermentation dans les esprits, & qu’elle excite plus de désordre que ne seroient deux passions d’égale force, agissantes de concert : la nouvelle émotion se mêle avec son antagoniste ; & souvent elle lui communique un degré de véhémence, qui sans ce choc n’auroit jamais pu avoir lieu. Nous desirons naturellement tout ce qui est défendu, & les actions interdites par les loix sont celles pour lesquelles nous avons le plus de penchant : le souvenir de nos devoirs est souvent trop foible pour surmonter nos passions ; & alors ce combat que nos principes leur livrent les irritent, au lieu de les calmer.

4. Cet effet est le même, soit que l’opposition naisse de motifs intérieurs, soit des obstacles de dehors : dans l’un & l’autre cas la passion augmente : les efforts que nous faisons pour triompher des obstacles agitent les esprits ; la passion en devient plus vive.

5. L’incertitude a les mêmes suites. L’agitation de la pensée qui passe, tour-à-tour, d’un point de vue à l’autre, & la variété des passions qui se succedent mettent le trouble dans l’esprit, & ce trouble tourne au profit de la passion dominante.

La sécurité, au contraire, affoiblit les passions : l’ame abandonnée à elle-même tombe dans un état de langueur, son feu s’éteint aussi-tôt que le souffle des passions cesse de le ranimer. Ces raisons ayant encore lieu dans le désespoir, les effets en sont les mêmes ; que ceux de la sécurité, quoique d’ailleurs ces deux situations soient diamétralement opposées.

6. Il y a un art de déguiser les choses qui produit de grandes passions : on couvre une partie de l’objet d’une ombre légère, qui en laisse entrevoir assez pour prévenir en sa faveur, & qui en cache assez pour donner carrière à l’imagination. Deux choses contribuent ici à accélérer le mouvement des esprits, & à donner plus de vie à la passion : la premiere c’est l’incertitude, compagne inséparable de l’obscurité, la seconde, l’effort de l’imagination, qui tend à completter une idée qui n’est qu’ébauchée.

7. Si les choses contraires produisent le même effet, comme nous venons de le remarquer par rapport au désespoir & à la sécurité ; la même chose produit aussi des effets contraires. L’absence augmente ou diminue les passions, selon les circonstances dont elle est accompagnée. M. de la Rochefoucault a fort bien observé qu’elle détruit les passions foibles, renforce les grandes passions, tout comme le vent éteint une bougie, & rend les flammes d’un incendie plus terribles. Une longue absence affoiblit naturellement nos idées, & par-là diminue les passions correspondantes ; mais lorsque ces passions sont assez vives pour subsister par elles-mêmes, les peines de l’absence leur donnent une nouvelle impulsion.

8. Lorsque nous nous appliquons à faire une action, ou à concevoir un objet auquel nous ne sommes pas accoutumés, nous sentons un certain défaut de souplesse dans nos facultés : nos esprits animaux ont de la peine à couler dans cette nouvelle direction ; mais cette peine même les agite, elle est l’origine de l’admiration, de la surprise, & de toutes les émotions que nous cause la nouveauté : cette difficulté nous procure une espece d’agrément, attaché à tout ce qui anime l’esprit dans un degré modique ; cependant, comme la surprise nous cause des agitations, elle doit, selon nos principes, augmenter les peines aussi bien que les plaisirs : aussi cela arrive-t-il : tout ce qui est nouveau nous affecte d’avantage, c’est-à-dire plus agréablement, ou plus désagréablement, qu’il ne devroit le faire : à mesure que nous le revoyons, la nouveauté s’use, les passions s’appaisent, le mouvement des esprits se rallentit, & nous le regardons d’un œil plus tranquille.

9. L’imagination est bien étroitement unie aux affections ; sa vivacité fait leur force. De là vient que dans la recherche des plaisirs nous sommes plus portés vers ceux qui nous sont familiers que vers d’autres, beaucoup plus grands, dont nous ne connoissons pas bien la nature : c’est que nous pouvons nous former une idée nette & déterminée des premiers ; au lieu que des seconds, nous ne savons autre chose, si ce n’est en général que ce sont des plaisirs.

Un plaisir que nous avons goûté depuis peu, & dont la mémoire est récente, fait plus d’impression sur la volonté qu’un plaisir dont les traces sont presque effacées de notre souvenir.

Les plaisirs assortissans à notre façon de vivre se font desirer d’avantage que ceux qui sont étrangers à notre plan de vie. Rien n’est plus propre à émouvoir les passions que cette éloquence qui peint les objets de fortes & de vives couleurs. L’opinion d’autrui, si elle est soutenue de quelque passion, a un grand pouvoir sur notre esprit : elle fait que nous nous laissons dominer par une idée à laquelle sans cela nous n’aurions peut-être pas fait attention.

Il est à remarquer que les passions sont d’autant plus vives que l’imagination est plus enflammée. À cet égard, comme à bien d’autres, la force des passions dépend pour le moins autant de notre tempérament que de la nature ou de la situation des objets.

Ce qui est éloigné de nous, soit en tems, soit en lieu, n’a pas tant d’efficace que ce qui est contigu, & dans la proximité. Je ne prétends pas avoir épuisé mon sujet. Il me suffit d’avoir fait voir que l’origine & le jeu des passions sont assujettis à un mécanisme régulier : & que cette matiere est susceptible d’une analyse aussi exacte que le sont les loix du mouvement, l’optique, l’hydrostatique, & toutes les autres parties de la philosophie naturelle.

  1. V. les Essais Philos. sur l’Entendement humain, Essai III.
  2. Adisson. V. le Spectateur, N°. 412.
  3. L’amour que nous avons pour nos enfans semble être fondé sur un instinct de la nature ; ce n’est donc qu’aux autres affections qu’il faut appliquer les principes que nous établirons.