Œuvres littéraires de Napoléon Bonaparte/Lettres de Napoléon à Joséphine

Texte établi par Tancrède MartelAlbert Savine (Tome 1p. 376-382).

CLXV bis

Napoléon à Joséphine.

Compiègne, le 21 avril 1810.

Mon amie, je reçois ta lettre du 19 avril ; elle est d’un mauvais style. Je suis toujours le même ; mes pareils ne changent jamais. Je ne sais ce qu’Eugène a pu te dire. Je ne t’ai pas écrit, parce que tu ne l’as pas fait, et que j’ai désiré tout ce qui peut t’être agréable. Je vois avec plaisir que tu ailles à la Malmaison, et que tu sois contente ; mais, je le serai de recevoir de tes nouvelles, et de te donner des miennes. Je n’en dis pas davantage jusqu’à ce que tu aies comparé cette lettre à la tienne ; et, après cela, je te laisse juge qui est meilleur et plus ami de toi ou de moi. Adieu, mon amie, porte-toi bien, et sois juste pour toi et pour moi[1].


CLXVI

Compiègne, 26 avril 1810.

Mon amie, je reçois deux lettres de toi. J’écris à Eugène. J’ai ordonné que l’on fît le mariage de Tascher avec la princesse de La Layen. J’irai demain à Anvers voir ma flotte et ordonner des travaux. Je serai de retour le 15 mai. Eugène me dit que tu veux aller aux eaux ; ne te gêne en rien. N’écoute pas les bavardages de Paris : ils sont oiseux et bien loin de connaître le véritable état des choses. Mes sentiments pour toi ne changent pas, et je désire beaucoup te savoir heureuse et contente.


CLXVII

Rambouillet, le 8 juillet 1810.

Mon amie, j’ai reçu ta lettre du 3 juillet. Tu auras vu Eugène, et sa présence t’aura fait du bien. J’ai appris avec plaisir que les eaux te sont bonnes. Le roi de Hollande vient d’abdiquer la couronne, en laissant la régence, selon la Constitution, à la reine. Il a quitté Amsterdam, et laissé le grand-duc de Berg[2]. J’ai réuni la Hollande à la France ; mais cet acte a cela d’heureux, qu’il émancipe la reine, et ton infortunée fille va venir à Paris avec son fils, le grand-duc de Berg ; cela la rendra parfaitement heureuse. Ma santé est bonne. Je suis venu pour chasser quelques jours. Je te verrai avec plaisir cet automne. Ne doute jamais de mon amitié. Je ne change jamais. Porte-toi bien, sois gaie, et crois à la vérité de mes sentiments.


CLXVIII

Juillet 1810.

J’ai vu avec peine le danger que tu as couru. Pour une habitante des îles de l’Océan, mourir dans un lac, c’eût été une fatalité[3].


CLXIX

Fontainebleau, 1er octobre 1810.

J’ai reçu ta lettre. Hortense, que j’ai vue, t’aura dit ce que je pensais ; va voir ton fils, cet hiver, reviens aux eaux d’Aix l’année prochaine, ou bien reste au printemps à Navarre. Je te conseillerais d’aller à Navarre tout de suite, si je ne craignais que tu ne t’y ennuyasses. Mon opinion est que tu ne peux être, l’hiver, convenablement qu’à Milan ou à Navarre ; après cela, j’approuve tout ce que tu feras ; car je ne te veux gêner en rien. Adieu, mon amie. L’impératrice est grosse de quatre mois ; je nomme madame de Montesquiou gouvernante des enfants de France. Sois contente, et ne te monte jamais la tête ; ne doute jamais de mes sentiments.


CLXX

Paris, le 8 janvier 1811.

J’ai reçu ta lettre pour le nouvel an. Je vois avec plaisir que tu es contente. On dit qu’il y a, à Navarre, plus de femmes que d’hommes. Ma santé est fort bonne, quoiqu’il y ait quinze jours que je ne sois sorti. Eugène me paraît sans inquiétude pour sa femme ; il te donne un petit garçon[4]. Adieu, mon amie, porte-toi bien.

CLXXI

Paris, le 22 mars 1811.

CLXXI

Mon amie, j’ai reçu ta lettre, je te remercie. Mon fils[5] est gros et très bien portant. J’espère qu’il viendra bien. Il a ma poitrine, ma bouche et mes yeux. J’espère qu’il remplira sa destinée. Je suis toujours très content d’Eugène ; il ne m’a jamais donné aucun chagrin.


CLXXII

Gubin, le 20 juin 1812.

Je ne vois pas d’inconvénient à ce que tu ailles à Milan, près de la vice-reine. Tu feras bien d’aller incognito. Tu auras bien chaud. Ma santé est fort bonne. Eugène se porte et se conduit bien. Ne doute jamais de mon intérêt et de mon amitié[6].

  1. Joséphine fut si heureuse de cette lettre qu’elle répondit aussitôt à l’empereur :
    « Mille, mille tendres remerciements de ne m’avoir pas oubliée. Mon fils vient de m’apporter ta lettre. Avec quelle ardeur je l’ai lue ! Et cependant j’y ai mis bien du temps, car il n’y a pas un mot qui ne m’ait fait pleurer ; mais ces larmes étaient bien douces ! J’ai retrouvé mon cœur tout entier, et tel qu’il sera toujours ; il y a des sentiments qui sont la vie même, et qui ne peuvent finir qu’avec elle. Je serais au désespoir que ma lettre du 19 t’eût déplu ; je ne m’en rappelle pas entièrement les expressions, mais je sais quel sentiment bien pénible l’avait dictée : c’était le chagrin de n’avoir pas de tes nouvelles.
    « Je t’avais écrit à mon départ de Malmaison ; et, depuis, combien de fois j’aurais voulu t’écrire ! Mais je sentais les raisons de ton silence, et je craignais d’être importune par une lettre. La tienne a été un baume pour moi. Sois heureux, sois-le autant que tu le mérites ; c’est mon cœur tout entier qui te parle. Tu viens aussi de me donner ma part de bonheur, et une part bien vivement sentie. Rien ne peut valoir pour moi une marque de ton souvenir. Adieu, mon ami ; je te remercie aussi tendrement que je t’aimerai toujours.
    « Joséphine. »
    Cette lettre fait, à coup sûr, autant d’honneur à celle qui l’a écrite qu’à celui qui l’a inspirée.
  2. Au moment où Murat monta sur le trône de Naples, Napoléon conféra son titre de grand-duc de Berg au fils aîné du roi Louis.
  3. Joséphine et madame de Rémusat avaient failli se noyer, sur le lac du Bourget, le 26 juillet. Leur bateau manqua chavirer par suite d’une tempête subite. Dans la lettre qu’elle écrivait à son mari à ce sujet, madame de Rémusat confesse avoir songé « à la manière dont on tomberait, et dont on serait repêchée, et alors un souvenir de Paul et Virginie… »
  4. Auguste-Napoléon, prince de Venise, né le 8 décembre 1810.
  5. Napoléon-François-Charles-Joseph, prince impérial, roi de Rome, Grand-Aigle de la Légion d’Honneur, né aux Tuileries le 20 mars 1811, fils de Napoléon et de Marie-Louise. Proclamé par son père, sous le nom de Napoléon II, en 1815. Devenu duc de Reichstadt, il est mort à Vienne, loin de sa mère, le 22 juillet 1832.
  6. À partir de ce moment, les événements se précipitent avec une rapidité inouïe. L’empereur, distrait et préoccupé, néglige Joséphine. La France, quoique souvent victorieuse en 1813, est envahie en 1814 malgré l’admirable campagne de Napoléon. Du château de la Malmaison, où la cloue la maladie, Joséphine peut entendre le canon des ennemis, acharnés après le jeune et amoureux officier de 1795 et 1796.