Œuvres littéraires de Napoléon Bonaparte/Lettres de Famille/11 à 25

Texte établi par Tancrède MartelAlbert Savine (Tome 1p. 231-245).

XI

À SON FRÈRE JOSEPH[1].

Paris, le 3 juillet 1792.

Ceux qui sont à la tête sont de pauvres hommes. Il faut avouer, lorsque l’on voit tout cela de près, que les peuples valent peu la peine que l’on se donne tant de soins, pour mériter leur faveur. Tu connais l’histoire d’Ajaccio ; celle de Paris est exactement la même ; peut-être les hommes y sont-ils plus petits, plus méchants, plus calomniateurs et plus censeurs. Il faut voir les choses de près pour sentir que l’enthousiasme est de l’enthousiasme et que le peuple français est un peuple vieux, sans préjugés, sans liens.

Chacun cherche son intérêt et veut parvenir, à force d’horreur, de calomnie ; l’on intrigue aujourd’hui aussi bassement que jamais. Tout cela détruit l’ambition. L’on plaint ceux qui ont le malheur de jouer un rôle, surtout lorsqu’ils peuvent s’en passer. Vivre tranquille, jouir des affections de la famille et de soi-même, voilà, mon cher, lorsque l’on jouit de quatre à cinq mille francs de rente, le parti que l’on doit prendre et que l’on a vingt-cinq à quarante ans, c’est-à-dire lorsque l’imagination calmée ne vous tourmente plus.

Je vous embrasse et je vous recommande de vous modérer en tout ; en tout, entendez-vous, si vous voulez vivre heureux.


XII

À SON FRÈRE JOSEPH[2].

Paris, 23 juin 1795.

Je suis employé comme général de brigade dans l’armée de l’Ouest, mais non pas dans l’artillerie. Je suis malade, ce qui m’oblige à prendre un congé de deux ou trois mois ; quand ma santé sera rétablie, je verrai ce que je ferai[3].


XIII

À JOSEPH BONAPARTE, À GÈNES[4].

Paris, 24 juin 1795.

Dans quelques événements que la fortune te place, tu sais bien, mon ami, que tu ne peux pas avoir de meilleur ami à qui tu sois plus cher et qui désire plus sincèrement ton bonheur. Si tu pars, et que tu penses que ce puisse être pour quelque temps, envoie-moi ton portrait. Nous avons vécu tant d’années ensemble, si étroitement unis, que nos cœurs se sont confondus, et tu sais mieux que personne combien le mien est entièrement à toi. Je sens, en traçant ces lignes, une émotion dont j’ai peu d’exemples dans ma vie. Je sens bien que nous tarderons à nous voir, et je ne puis continuer ma lettre. Adieu, mon ami.


XIV

À SON FRÈRE JOSEPH.

Paris, le 18 juillet 1795[5].

Le luxe, le plaisir et les arts reprennent ici d’une manière étonnante ; hier on a donné Phèdre à l’Opéra, au profit d’une ancienne actrice ; la foule était immense depuis deux heures après-midi, quoique les prix fussent triplés. Les voitures, les élégants reparaissent, ou plutôt ils ne se souviennent plus que comme d’un long songe qu’ils aient jamais cessé de briller[6]. Les bibliothèques, les cours d’histoire, de botanique, d’astronomie, se succèdent. Tout est entassé dans ce pays pour rendre la vie agréable ; l’on s’arrache à ses réflexions, et quel moyen de voir en noir dans cette application de l’esprit et ce tourbillon actif ? Les femmes sont partout, aux spectacles, aux promenades, aux bibliothèques.

Dans le cabinet du savant, vous voyez de très jolies personnes. Ici seulement, de tous les endroits de la terre, elles méritent de tenir le gouvernail ; aussi les hommes en sont-ils fous, ne pensent-ils qu’à elles et ne vivent-ils que pour elles. Une femme a besoin de six mois de Paris pour connaître ce qui lui est dû.


XV

AU MÊME.

Paris, le 19 juillet 1795.

Salut à ta femme[7] que je désire beaucoup embrasser à Paris où l’on vit beaucoup plus heureusement qu’à Gênes. C’est ici que l’homme droit et prudent[8], qui ne se mêle que de ses amis, vit avec toute l’extension et la liberté imaginable, comme il veut, et est absolument libre.


XVI

AU MÊME

Paris, 25 juillet 1795.

Tout va bien. L’on fait passer des forces à l’armée d’Italie. Désirerais-tu que j’y allasse ?

Adieu, mon ami, santé, gaieté, bonheur et plaisir. Je t’ai envoyé des lettres de Mariette, Fréron[9], Barras[10], qui te recommandent au chargé d’affaires de la République. Permon[11] est ici. Il te salue, ainsi que Muiron et Casabianca.


XVII

AU MÊME

Paris, 30 juillet 1795.

Les moissons sont aussi belles qu’il est possible de se l’imaginer ; tout va bien. Ce grand peuple se donne au plaisir : les danses, les spectacles, les femmes, qui sont ici les plus belles du monde[12], deviennent la grande affaire. L’aisance, le luxe, le bon ton, tout a repris ; l’on ne se souvient plus de la Terreur que comme d’un rêve.


XVIII

AU MÊME

Paris, 1er août 1795.

Demain, l’on renouvelle quatre membres du Comité de Salut public ; je t’apprendrai leurs noms[13].

La paix est faite avec l’Espagne, Naples et Parme. Quarante mille hommes sont en marche de l’armée des Pyrénées pour se rendre à Nice. L’on adopte mes plans offensifs[14]. L’on est généralement très satisfait de la nouvelle Constitution, qui promet bonheur, tranquillité et long avenir à la France. Nul doute que peu à peu tout se rétablisse. Il faut à ce pays-ci bien peu d’années pour cela.

Ton ami James est à Paris. Que fais-tu à Gênes ? Qu’y dit-on ? Comment s’amuse-t-on ? Je crois qu’il y a une grande différence avec ce pays-ci, le centre des sciences, des plaisirs, des arts et de la liberté civile… Je voudrais faire venir Jérôme à Paris. Il n’en coûterait que douze cents francs par an[15].


XIX

AU MÊME

Paris, 9 août 1795.

L’on est ici assez bien et fort porté à la gaieté ; l’on dirait que chacun a à s’indemniser du temps qu’il a souffert, et l’incertitude de l’avenir porte à ne rien épargner pour les plaisirs du présent… Adieu, mon bon ami ; sois très insouciant sur l’avenir, très content du présent, gai et apprends un peu à t’amuser.


XX

AU MÊME

Paris, 12 août 1795.

Cette ville est toujours la même, tout pour le plaisir, tout aux femmes, aux spectacles, aux bals, aux promenades, aux ateliers des artistes. Fesch paraît vouloir retourner en Corse à la paix ; il est toujours le même, existant dans l’avenir, m’écrivant six pages sur la pointe d’une aiguille ; le présent n’est plus pour lui que le passé, mais l’avenir est tout[16]. Moi, très peu attaché à la vie, la voyant sans grande sollicitude, me trouvant constamment dans la situation d’âme où l’on est à la veille d’une bataille, convaincu par sentiment que lorsque la mort se trouve au milieu pour tout terminer, s’inquiéter est folie ; tout me fait braver le sort et le destin ; et si cela continue, mon ami, je finirai par ne pas me détourner lorsque passe une voiture. Ma raison en est quelquefois étonnée, mais c’est la pente que le spectacle moral de ce pays et l’habitude des hasards ont produite sur moi.


XXI

AU MÊME

Paris, le 20 août 1795.

Je suis attaché, dans ce moment-ci, au bureau topographique du Comité de Salut public pour la direction des armées, à la place de Carnot. Si je demande, j’obtiendrai d’aller en Turquie, comme général d’artillerie du grand seigneur, avec un bon traitement et un titre d’envoyé très flatteur. Je te ferai nommer consul et ferai nommer Villeneuve ingénieur pour y aller avec moi. Tu m’as dit que M. Danthoine y était déjà. Ainsi, avant un mois, je viendrai à Gênes, nous irions à Livourne, d’où nous partirions. Dans ce cas veux-tu acheter une terre ?

L’on est tranquille, mais les orages se préparent peut-être ; les assemblées primaires vont se réunir ; dans quelques jours, je mènerai avec moi cinq à six officiers…

L’arrêté du Comité de Salut public qui m’emploie pour être chargé de la direction des armées et plans de campagne étant très flatteur pour moi, je crains qu’ils ne veuillent plus me laisser aller en Turquie. Nous verrons. Je dois voir aujourd’hui une campagne. Je t’embrasse ; écris toujours dans l’hypothèse que j’allasse en Turquie.


XXII

AU MÊME

Paris, 5 septembre 1795.

Si je reste, il ne serait pas impossible que la folie de me marier ne me prît. Je voudrais à cet effet un petit mot de ta part là-dessus ; il serait peut être bon d’en parler au frère d’Eugénie[17]. Fais-moi savoir le résultat et tout est dit.


XXIII

AU MÊME

Paris, 6 septembre 1795.

Je continuerai à rester à Paris, spécialement pour ton affaire. Tu ne dois avoir, quelque chose qu’il arrive, rien à craindre pour moi. J’ai pour amis tous les gens de bien de quelque parti et opinion qu’ils soient[18]. Mariette est entrêmement zélé pour moi ; tu connais son opinion. Doulcet ! je suis très lié avec lui. Tu connais mes autres amis d’une opinion opposée. Tu le sais, mon ami, je ne vis que parle plaisir que je fais aux miens. Si mes espérances sont secondées par ce bonheur qui ne m’abandonne jamais dans mes entreprises, je pourrai vous rendre heureux, et remplir vos désirs[19].

Adieu, mon ami. Amuse-toi bien ; tout va bien, Sois gai ; pense à mon affaire[20] car j’ai la folie d’avoir une maison. Puisque tu n’y es pas et que tu veux rester à l’étranger, il faut bien que l’affaire d’Eugénie se finisse ou se rompe. J’attends la réponse avec impatience. Tu peux rester à Gênes tant que tu voudras. Ton motif est simple ; c’est de tirer de Corse le peu d’épingles qui nous restent.


XXIV

AU MÊME

Paris, 8 septembre 1795.

Quelques sections de Paris sont agitées par l’esprit insurrectionnel ; ce sont quelques aristocrates qui voudraient profiter de l’état d’affaissement où l’on a tenu les patriotes pour les expulser et arborer la révolution ; mais les vrais patriotes, la Convention en masse, les armées sont là pour défendre la patrie et la liberté. Cela n’aura aucune suite. Je ne vois dans l’avenir que des sujets agréables[21] ; et en serait-il autrement, qu’il faudrait encore vivre du présent, l’avenir est à mépriser pour l’homme qui a du courage.


XXV

AU MÊME

Paris, 26 septembre 1795.

Il y a beaucoup de chaleur dans les têtes ; le moment paraît critique, mais le génie de la liberté n’abandonne jamais ses défenseurs. Toutes nos armées triomphent.

Il est question plus que jamais de mon voyage[22]. Cela serait même décidé, s’il n’y avait pas tant de fermentation ici ; mais il y a dans ce moment quelques bouillonnements et des germes très incendiaires. Cela finira sous peu de jours[23]. J’ai reçu les pièces de Villeneuve. Il ne peut espérer davantage que d’être capitaine. Ce ne sera qu’avec beaucoup de faveur que je le ferai comprendre pour cette mission en cette qualité, mais le principal est de servir et d’être utile… Lucien est en route pour venir ici ; si j’y suis encore, je verrai à lui être utile.

  1. Joseph Bonaparte, colonel du 4o de ligne puis général de brigade, frère aîné de Napoléon, né à Corté (Corse) le 7 janvier 1768, élevé au séminaire d’Autun à partir de 1779, refusa d’entrer dans les ordres en 1784. Inscrit au barreau de Bastia en 1784, il quitte la Corse avec sa mère et ses sœurs, et arrive à Toulon en juin 1793. Commissaire des guerres en 1793, attaché au commissariat de la marine en avril 1794, résident de France à Parme en 1791, élu député au Conseil des Cinq-Cents en 1797, ambassadeur de France à Rome le 15 mai 1797, Grand-Électeur de l’empire en 1804, il refusa la couronne d’Italie en 1805. Roi de Naples et des Deux-Siciles en 1806, roi d’Espagne et des Indes en 1808, il abdiqua en 1813. Régent de l’empire en 1814, comte de Survilliers en 1815, Joseph Bonaparte est mort à Florence le 28 juillet 1844. Il est inhumé aux Invalides depuis 1862.
  2. Citée par M. Th. Iung.
  3. Effectivement le 29 mars 1795, Bonaparte avait été nommé au commandement d’une brigade d’infanterie à l’armée de l’Ouest. Il refusa ce commandement. Voyez à ce sujet Stendhal (Vie de Napoléon) et les Mémoires de la duchesse d’Abrantès. « Il refusait, dit une autre contemporaine, d’aller être général dans la Vendée et de quitter l’artillerie. C’est mon arme, répétait-il souvent ; ce qui nous faisait beaucoup rire. Nous ne comprenions pas, nous autres jeunes filles, comment l’artillerie, des canons, pouvaient servir d’épée à quelqu’un. »
  4. Joseph Bonaparte préparait alors une expédition française à Gènes, dans le but d’arracher la Corse aux Anglais.
  5. Reproduite par M. Imbert de Saint-Amand.
  6. Cette lettre, l’une des plus jolies de la jeunesse de Bonaparte, montre jusqu’à quel point il était bien doué pour l’observation directe de la vie. Beaucoup de nos soi-disant chroniqueurs d’aujourd’hui n’ont point ce ton aimable et plein d’aisance.
  7. Joseph Bonaparte s’était marié le 1er août 1794, à Cuges (Bouches-du-Rhône) avec Marie-Julie Clary, née à Marseille le 25 décembre 1771, fille de François Clary, négociant en savons, et de Françoise-Rose Somis.
  8. Certaines éditions portent à tort : « adroit et prudent. »
  9. Le beau Stanislas Fréron, représentant du peuple. Il s’était amouraché de Pauline Bonaparte à Marseille, où elle se trouvait avec sa mère et ses sœurs.
  10. Bonaparte avait fait sa connaissance probablement par Doulcet de Pontécoulant.
  11. C’est M. Permon, le père de la future madame Junot, plus tard duchesse d’Abrantès.
  12. Bonaparte, étant capitaine, en 1792, avait connu madame de Saint-Huberty. Trois ans plus tard, il allait chez madame Permon, admirait la belle Thérésa Cabarrus (madame Tallien), madame Récamier, et avait dû apercevoir déjà Joséphine. De là son lyrisme.
  13. Les quatre sortants étaient Treilhard, Cambacérès, Aubry et Tallien. Ils furent remplacés par Letourneur (de la Manche), Merlin de Douai, Rewbell et Sieyès. Aubry était l’ennemi personnel du général Bonaparte.
  14. Le jeune général avait remis au Comité un mémoire sur la prochaine campagne de l’armée des Alpes.
  15. Jérôme Bonaparte était alors âgé de onze ans.
  16. La plupart des Bonaparte et leurs alliés ont toujours eu le pressentiment qu’ils joueraient un rôle important sur la scène du monde. L’abbé Joseph Fesch, qui était à ce moment simple commissaire des guerres, mourut cardinal après avoir occupé un archevêché.
  17. Il s’agit de mademoiselle Bernardine-Eugénie-Désirée Clary, née à Marseille le 8 novembre 1781 et sœur de madame Joseph Bonaparte. Eugénie Clary était promise au brave général Duphot, qui fut tué à Rome, dans une émeute, en 1797. (Voyez le Napoléon de M. de Norvins.) La première personne qui ait donné à Bonaparte des idées de mariage fut mademoiselle Caroline Grégoire du Colombier, qu’il connut dans sa garnison de Valence en 1785, et qui épousa, en mars 1792, M. Garampel de Bressieux, ancien capitaine au régiment de Lorraine. Bonaparte songea un instant à madame Permon, future belle-mère de Junot ; puis enfin il rencontra Joséphine. Quant à mademoiselle Clary, elle devint madame Bernadotte en 1798.
  18. Variante : « … j’ai pour amis tous les gros, tous les gens de bien, de quelque parti et quels qu’ils soient. » (Imbert de Saint-Amand, La Jeunesse de l’Impératrice Joséphine, édition Dentu, page 184.)
  19. On voit que, dès ce moment, le jeune général avait à cœur de faire parvenir tous les siens à des positions brillantes.
  20. L’affaire, c’est la candidature de Bonaparte à la main de mademoiselle Clary (Eugénie-Désirée.)
  21. On ne peut s’empêcher de rapprocher cette phrase des événements qui allaient éclater le 5 octobre (13 vendémiaire.)
  22. À Constantinople, pour réorganiser l’artillerie du Grand-Turc, ami de la République française.
  23. Au moment où il écrivait cette lettre, Bonaparte avait eu plusieurs entrevues avec Barras, dans la petite maison du directeur, rue de Chaillot. Il dut obtenir de Barras, dès ce moment, la promesse formelle d’être employé à la répression de l’émeute royaliste.