Œuvres inédites (Staël)/Tome II/Sapho (Staël)

Œuvres inéditesTreuttel et WürtzTome second. (p. 277-360).





SAPHO,


DRAME EN CINQ ACTES ET EN PROSE,


composé en 1811.


PERSONNAGES.


SAPHO.

DIOTIME, amie de Sapho.

CLÉONE, fille de Diotime.

ALCÉE.

PHAON.

Des Prêtres et des Prêtresses d’Apollon.

Des Matelots.


La scène est au pied du rocher de Leucade.


ACTE PREMIER.



Scène I.


ALCÉE, DIOTIME
ALCÉE.

Sage Diotime, vous dont la raison a servi de guide à ce génie brillant, qui étoit la gloire de la Grèce, dites-moi dans quel état est l’infortunée Sapho.

DIOTIME.

Je suis arrivée de Lesbos, hier, avec elle ; vous allez bientôt la voir. Mais, hélas ! quel spectacle ! et reconnoîtrez-vous en elle la favorite d’Apollon, celle que la voix publique avoit nommée la dixième Muse ?

ALCÉE.

Quoi ! cette femme incomparable laisse pâlir sa gloire, et sa lyre ne retentit plus !

DIOTIME.

Son génie reparoît encore quelquefois ; mais, comme un éclair dans la nuit sombre, il ne sert plus qu’à révéler les tourmens de son âme. Vous qui l’avez tant aimée ; vous qui auriez pu rivaliser avec elle, comme poète, si votre amour ne vous eût pas enchaîné à son char, avec quel sentiment verrez-vous cette femme qu’un Dieu, jaloux d’Apollon, a précipitée du trône où la poésie l’avoit placée ?

ALCÉE.

Quand j’ai vu Sapho prodiguer sa tendresse à l’ingrat Phaon, j’ai souffert, parce que je l’aimois ; j’ai souffert, parce que je prévoyois les malheurs qui l’ont accablée. Pouvoit-elle régner toujours sur le cœur de cet homme, qui ne connoît point les sublimes plaisirs de la pensée, et que les vains amusemens de la jeunesse captivoient seuls tout entier ?

DIOTIME.

Il aimoit Sapho.

ALCÉE.

Sa célébrité l’avoit attiré ; mais, pouvoit-il exister aucune sympathie durable entre elle et lui ? Oui, j’ose le dire ; oui, seul, je savois entendre Sapho ; seul, je pouvois goûter tous les charmes de ce langage enchanteur qui semble planer sur la vie, et qui nous en révèle les plaisirs et les peines, comme si les dieux mêmes confioient à l’homme les secrets de la terre. Elle s’est abaissée ; le sort l’en a punie.

DIOTIME.

Ah ! Phaon avoit tant de charmes, qu’il sembloit le modèle des héros que chante la poésie. Et, d’ailleurs, qui peut expliquer les mystères de l’imagination ?

ALCÉE.

Cette imagination bizarre qui cherche le malheur, doit aisément le rencontrer, et les dieux sont justes envers Sapho, en lui ravissant les talens célestes dont elle n’a pas su faire usage.

DIOTIME.

Les dieux sont moins sévères que vous ; un oracle prédit à Sapho qu’elle trouvera le repos sur le rivage de Leucade, auprès du temple d’Apollon. Elle vient dans ces lieux pour obéir à l’oracle. Vous, prêtre de ce temple, repousserez-vous celle que vous avez tant aimée ?

ALCÉE.

Non, sans doute. Puisse-t-elle rentrer dans ce sanctuaire où ses lauriers sont suspendus ; où sa lyre, accordée par la main même d’Apollon, peut encore étonner l’univers !

DIOTIME.

Ah ! je ne l’espère plus ; elle écarte tout ce qui lui rappelle sa gloire. Ma fille seule, Cléone, à peine âgée de quinze ans, l’intéresse encore : il semble qu’elle se repose dans son entretien, et que la candeur de cet âge ait pour elle quelques charmes. Cléone est enthousiaste de son talent ; depuis qu’elle vit, elle l’admire : mais la douleur de Sapho l’accable, et souvent je me reproche de la laisser témoin de cet égarement du génie, qui semble dévoiler à nos regards les plus redoutables secrets de la fatalité. Mais qui pourroit se résoudre à laisser Sapho sans appui ! Alcée, vous qui l’avez aimée, vous qui pouvez vous élever à ses plus hautes pensées, ne sauriez-vous lui faire quelque bien ?

ALCÉE.

Je ferai tout pour y parvenir : je dompterai le ressentiment qu’un amour dédaigné devroit m’inspirer. C’est comme prêtre d’Apollon que Sapho doit m’entendre ; c’est au nom de ce dieu que j’essaierai de rappeler dans son âme le culte des beaux-arts, cet enthousiasme de la nature, qui seul peut soulager le cœur de ses peines. Mais je vois Cléone ; ah ! que ses regards sont tristes ! Faut-il que si jeune elle reçoive une impression si profonde des malheurs de cette vie ?


Scène II.


DIOTIME, ALCÉE, CLÉONE.
DIOTIME.

Ma fille, Sapho va-t-elle bientôt venir ?

CLÉONE.

Elle erre sur le rivage, et ses yeux sont fixés sur les flots qui baignent les bords de la Sicile.

ALCÉE.

Ne sent-elle pas le désir d’approcher du temple d’Apollon ?

CLÉONE.

On diroit qu’elle le fuit, parce qu’il lui rappelle sa gloire passée. Trois, fois je l’ai vue près de ces lieux, et trois fois elle s’en est éloignée avec effroi, comme si les rayons du dieu dont elle a desservi les autels étoient pour elle un reproche.

ALCÉE.

Ah ! sans doute, ils l’accusent. Sapho devoit-elle donner son cœur à un homme indigne de l’admirer ?

CLÉONE.

Ils s’aimoient ; pouvoient-ils ne pas s’entendre ? Sapho daigne bien me parler

ALCÉE.

Phaon aimoit Sapho, et il l’a cruellement abandonnée !

DIOTIME.

On dit qu’à la fête de Mytilène, où tu étois, Cléone, une jeune beauté frappa les regards de Phaon, et que, depuis ce temps, il résolut de s’éloigner de Sapho.

CLÉONE.

Ah ! que cette jeune fille est à plaindre d’avoir causé le malheur de Sapho !

DIOTIME.

La connois-tu ?

CLÉONE.

Si je la çonnoissois, je garderois à jamais ce funeste secret. Ah ! qui voudrait être préférée à Sapho ? qui ne rougiroit pas de l’être ? qui ne repousseroit pas loin de soi l’hommage qu’un ingrat lui raviroit ?

ALCÉE.

Jeune fille, que dis-tu ? quel soupçon tu fais naître dans mon esprit !

CLÉONE.

Gardez le silence ; n’abusez pas des dons qui vous révèlent les pensées des mortels.

ALCÉE.

Et tu es l’amie fidèle de Sapho ?

CLÉONE.

Oui, je lui suis fidèle ; oui, son génie et ses malheurs remplissent mon âme de l’admiration la plus vive. Mais que puis-je pour elle, infortunée que je suis ? (à part.) Hélas ! je n’ai fait que du mal à ce que j’aime.

DIOTIME.

Ne parle-t-elle point avec confiance de l’oracle qui lui promet le repos sur ces bords ?

CLÉONE.

Quelquefois elle parle de repos ; mais il semble toujours que ce soit le repos des morts qu’elle contemple. D’autres fois, elle attend Phaon ; elle assure qu’il reviendra : la moindre barque qui sillonne les flots lui paroît annoncer son retour, et sa joie, dans de tels momens, fait plus de mal encore que n’en causoit sa douleur.

ALCÉE.

Et ne demande-t-elle pas quelquefois sa lyre ? ne sent-elle pas quelquefois le besoin de relever son âme accablée, par ces divins accords qui sembloient descendre du ciel, et qui nous y reportoient avec elle ?

CLÉONE.

Sa lyre est entourée de cyprès ; elle l’a déposée sur un tombeau ; et l’on diroit qu’elle prépare déjà le monument que la postérité doit élever à sa mémoire. Ah ! quel spectacle déchirant qu’un si beau génie abaissé par le malheur !

DIOTIME.

Chère Cléone ! je voudrois t’éloigner de cet objet de douleur ; ce n’est pas à ton âge qu’il faut se laisser consumer par le poison de la mélancolie.

CLÉONE.

Ah ! ma mère, ne m’éloignez pas de Sapho ! jamais je ne puis la quitter. Je le veux, je le dois. Vous ne savez pas…

DIOTIME.

Que dis-tu ?

CLÉONE, à part

Ciel ! j’allois me trahir, (haut.) Ah ! ma mère, si vous me commandiez de ne plus être auprès de Sapho, vous me déchireriez le cœur. Vous craignez pour moi l’impression de sa tristesse ; ah ! si je dois vivre, ne faut-il pas apprendre à souffrir ? ne faut-il pas surtout apprendre à consoler ceux qu’on aime ?

DIOTIME.

Mon enfant, à ton âge, il n’est pas encore temps de connoître la douleur.

CLÉONE.

Hélas ! ma mère, je pourrois déjà connoître le repentir ! Comment donc ne suis-je pas encore dans l’âge de faire du bien ?

DIOTIME.

Ah ciel ! n’est-ce pas Sapho que j’aperçois sur le rivage ?

CLÉONE.

Oui, c’est elle. Je cours au-devant de ses pas.

ALCÉE.

Dieux puissans ! à cette marche chancelante, à ces regards abattus, qui reconnoîtroit celle à qui la Grèce vouloit décerner une statue, dans le parvis même du temple d’Appollon ! Amour, comme tu te ris des mortels et des dieux !


Scène III.


SAPHO, DIOTIME, CLÉONE, ALCÉE.
SAPHO.

Les Pléiades sortent déjà du sein de la mer ; le soleil disparoît, et Diane règne seule dans le ciel. Il ne viendra pas aujourd’hui ; mais demain, demain, sa barque légère l’amènera dans ces lieux ; il quittera les bords fortunés de la Sicile pour les rochers de l’Épire : il les quittera pour revoir son amie. Ah ! c’est aussi un beau ciel que l’amour, et l’on croit respirer un air si doux quand on est aimé !

DIOTIME.

Oui, Sapho, oui, vous devez penser ainsi, vous qui êtes si chère à vos amis.

SAPHO.

Mes amis ! où m’ont-ils conduite ? n’est-ce pas ici le temple d’Apollon ? Oui, je le vois, Cléone ; mais dois-tu m’en laisser approcher ?

CLÉONE.

Il est auprès de ce rocher de Leucade, où les dieux vous ont promis le repos.

SAPHO.

Oui, tout est là, tout : la gloire, le rocher, la mer ; la mer qui peut le ramener, qui peut aussi me recevoir dans son sein : qu’elle est bienfaisante ! et que de fois ses flots ont été les fidèles serviteurs du destin !

DIOTIME.

Ne reconnoissez-vous point Alcée, le plus constant, le plus zélé de vos amis ?

SAPHO.

Alcée ! oui, je m’en souviens ; quand les Grecs assistaient à mes chants, il daignoit quelquefois me répondre, et je puissois dans ses vers cette inspiration involontaire qui faisoit battre mon cœur. Alcée, c’est vous ! C’est vous ! mais ce n’est plus moi. Ne vous fais-je pas pitié ? Ah ! j’étois née pour la gloire, et je succombe à l’amour ! L’univers réclamoit mon génie, et le dédain d’un seul homme a flétri le présent des dieux. Alcée ! vous m’avez vue, quand Apollon se complaisait dans les hymnes que j’adressois à l’Olympe ; vous m’avez vue ! vous direz ce que j’étois, et les habitans de ces contrées conserveront le souvenir de mes chants

ALCÉE.
.

Que j’aime ce noble orgueil ! il me remplit d’espoir. Sapho, relevez votre tête pour recevoir la couronne ; relevez-vous, oubliez Phaon. Son nom est-il inscrit dans le temple de mémoire ? quels sont ses exploits ? quels sont ses chefs-d’œuvre ? quels prodiges l’ont rendu digne de Sapho ?

SAPHO.
.

Que dites-vous ? Ne l’avez-vous donc pas vu passer, quand il triomphoit à la course de tous ses rivaux jaloux ? vous n’avez donc pas entendu sa voix ? Hélas ! sa voix, quand il me disoit : Sapho, je reviendrai demain ? Et ne me l’a-t-il pas dit la veille de la fête de Mitylène ? Il reviendra ; je l’attends. Quel est donc le charme qui le retient ? Cléone, tu étois à cette fête : y avoit-il une jeune fille dont la beauté pût faire oublier l’âme de Sapho ? réponds-moi ; y en avoit-il une ?

CLÉONE, à part.

Ah quel supplice !

SAPHO.

Tu gardes le silence ! Tu as raison de ne pas accuser Phaon : tu sais, Cléone, tu sais que ce n’est pas ainsi que l’on guérit le cœur. Cela fait tant souffrir d’entendre condamner l’objet qu’on aime, même pour le mal qu’il nous a fait ! Ah ! je le défendrois encore contre tous, avec le reste de vie qu’il m’a laissé.

ALCÉE.

C’est aujourd’hui la fête d’Apollon ; Sapho, n’y paroîtrez-vous point ?

SAPHO.

Moi paraître dans une fête ! Le voulez-vous ? Est-ce pour rappeler aux mortels enivrés par le plaisir toute la puissance de la douleur ? Voulez-vous que je sois là comme un monument funéraire, qui retrace la mort au milieu de toutes les délices de la vie ?

ALCÉE.

Non, je ne croirai jamais que vous ne puissiez pas triompher du chagrin qui vous accable. Dès que vous entendrez les premiers sons de la lyre, vous renaîtrez à cet enthousiasme sublime dont l’enchantement fait disparoître à nos regards tout ce qui ne concerne que nous-mêmes. Je vais au temple, et j’espère vous y retrouver.

(Alcée sort.)
SAPHO.

Vois-tu, Cléone ? vois-tu ?

CLÉONE.

Quoi ?

SAPHO.

Là-bas, là-bas, une barque.

CLÉONE.

Je l’entrevois à peine.

SAPHO.

Elle vient de Sicile, j’en suis sûre. À ses voiles éclatantes, je reconnois les couleurs de cette île fortunée. Phaon, Phaon, est-ce toi ? Oui, c’est toi ; oui, tu veux soulager les tourmens de mon cœur. Je te reverrai ; ce ne sera plus une vaine chimère que tes traits ; ce ne sera plus mon imagination troublée qui seule me les peindra : tu seras là, près de moi, là.

DIOTIME.

Ah ! Sapho, gardez-vous d’un espoir trop crédule : mille barques traversent les mers ; pourquoi donc celle-ci vous ramèneroit-elle Phaon ?

SAPHO.

Oui, mille barques traversent les mers ; mais celle-là fait palpiter mon cœur, et je crois à ce présage. Elle approche, elle approche ; entendez-vous cette musique harmonieuse ? Sentez-vous le parfum des orangers dont l’air est embaumé ? Ils viennent d’Italie ; et cette musique délicieuse, c’est la voix de Phaon. Diotime, allez au-devant de lui ; soyez l’amie de Sapho ; ne l’exposez pas à rendre le peuple qui s’assemble sur le rivage témoin de ses transports. Mes genoux fléchissent ; un nuage couvre mes yeux : va, Diotime, c’est lui ; va.


Scène IV.


SAPHO, CLÉONE.
SAPHO.

Cléone, soutiens-moi ; que tes yeux suppléent à mes yeux obscurcis ; toi qui touches de si près à l’enfance, tu ne saurois me tromper.

CLÉONE.

Hélas ! Sapho, hélas ! ne vous fiez à personne.

SAPHO.

Que dis-tu ? ne pas me fier à toi, mon enfant ! Ah ! toute mon âme s’abandonne à toi sans réserve. Eh bien ! qui vois-tu ?

CLÉONE.

Ce sont en effet des Siciliens ; leur vêtement me l’annonce.

SAPHO.

Oui, sans doute ; mais je n’aperçois point au milieu d’eux cette figure admirable qui semble s’élever comme celle d’un dieu parmi les mortels. Ah ! Cléone, je la reconnoitrois quand le voile de la mort couvriroit mes yeux Où donc est-il ?


Scène V.


les précédens ; DIOTIME.
DIOTIME.

Phaon n’est point arrivé.

SAPHO.

Point encore aujoud’hui, mais demain.

DIOTIME.

Peut-être les hommes qui viennent de débarquer ont-ils vu Phaon en Sicile.

SAPHO.

Ils l’ont vu : qu’ils me parlent ; que je les entende. Ah ! s’ils l’ont vu, leur présence portera du calme dans mon cœur.


Scène VI.


les précédens ; DEUX MATELOTS.
SAPHO.

Jeunes gens, daignerez-vous répondre aux questions d’une femme, et l’état où je suis ne vous éloignera-t-il pas de moi ?

UN MATELOT.

Nous sommes prêts à vous parler, si nous pouvons vous servir en quelque chose.

SAPHO.

Vous venez de la Sicile ?

LE MATELOT.

Oui, nous avons quitté ses fertiles rivages pour quelques jours, et bientôt, grâce aux dieux, nous irons les retrouver.

SAPHO.

Vous y retournerez ? Ah ! que vous êtes heureux ! Un jeune Grec… (à part.) Comment leur prononcer ce nom qui trahit toute ma destinée !… Un jeune Grec n’a-t-il pas frappé vos regards ?

LE MATELOT.

Nous communiquons sans cesse avec la Grèce, et ses habitans viennent souvent sur nos côtes.

SAPHO.

Oui, mais il ne ressemble à personne : quand il lève les yeux, on croit voir Apollon lançant ses traits contre le serpent ; quand sa tête est baissée, c’est Adonis, penché comme une fleur dont les vents du midi brûlant courbent la tige.

DIOTIME.
Prends garde, Sapho, prends garde.
LE MATELOT.

Qu’ai-je dit ?

LE MATELOT.

Seriez-vous l’infortunée Sapho ?

SAPHO.

Étranger, d’où peux-tu me connoître ?

LE MATELOT.

Ta gloire et tes malheurs retentissent en tous lieux.

SAPHO.

Eh bien ! si tu me connois, réponds-moi sans que je t’interroge ; épargne cette rougeur à mon front.

LE MATELOT.

Nous avons vu Phaon en Sicile.

SAPHO.

Eh bien !

LE MATELOT.

Il parloit souvent de venir en Épire.

SAPHO.

Ciel !

LE MATELOT.

Nous ignorons si c’est pour toi qu’il vouloit y porter ses pas.

SAPHO.

Vous l’ignorez ! parle-t-il de Sapho ?

LE MATELOT.

Une fois, dans le temple d’Apollon, il a prononcé ton nom, et nous croyons qu’il t’admire

SAPHO.

Qu’il m’admire ! ah le cruel ! — Et que fait-il ?

LE MATELOT.

Il erre souvent dans la campagne, et ses yeux sont noyés de pleurs.

SAPHO.

Il est malheureux ! Ah Phaon ! Phaon ! ne te livre pas au repentir ! un instant de regret pourroit t’absoudre de ma mort.

LE MATELOT.

Une fois nous l’avons vu se prosterner long-temps devant une statue de Vénus, dont la rare beauté ravissoit tous les artistes d’Italie. Jeune fille, elle te ressembloit cette statue ; nous n’avons vu que toi qui pût nous la rappeler.

CLÉONE.

Ô ciel ! que va-t-il dire ?

SAPHO.

Tu le vois, nos âmes s’entendent ; il t’aime sans te connoître, comme je t’aime en te connoissant.

CLÉONE.

Ah dieux ! cessera-t-elle de me déchirer le cœur !

SAPHO.

Va-t-il quelquefois au pied du mont Etna ? contemple-t-il ses flammes ? sait-il ce que c’est que la flamme, et comme elle dévore la terre et ses habitans ?

LE MATELOT.

Nous ne savons rien de plus, pardonne ; nous prions les dieux d’avoir pitié de tes maux.

SAPHO.

Oui, vous avez raison ; laissez-moi. Faites un vœu sur les autels des dieux azurés de la mer, pour qu’ils vous ramènent en Sicile ; et si Phaon vous parle de l’Épire, dites-lui que vous avez vu, assise sur le rocher, une femme qui ne craignoit point la tempête, qui bravoit l’inclémence des nuées et des flots ; car, au fond de son cœur, il y avoit plus d’orages que la terre et les cieux ne peuvent en exciter.

(Sapho sort.)
CLÉONE.

Ah ! ma mère, je vais suivre ses pas.


Scène VII.


DIOTIME, ALCÉE.
ALCÉE.

Où donc est Sapho ?

DIOTIME.

Elle a disparu, et ma fille seule la suit. Auriez-vous quelques consolations à lui donner ?

ALCÉE.

Les prêtresses d’Apollon concourent aujourd’hui pour mériter le premier prix, et le dieu, par ma bouche, désignera celle qui est digne de commander à toutes les autres. Obtenez de Sapho de se faire entendre dans le concours ; elle remportera le prix, et sera couronnée prêtresse. Cette gloire, l’intérêt nouveau qu’elle pourra trouver dans une existence grande et paisible, la distrairont peut-être de sa douleur.

DIOTIME.

Mais pourra-t-elle, dans la situation agitée de son âme, mériter le triomphe que vous lui promettez ?

ALCÉE.

Ne connoissez-vous donc pas Sapho ? Si elle consent à se faire entendre, elle sera plus admirable que jamais. Le désespoir même l’inspire, et le flambeau de son génie s’allume aux sombres feux du malheur. Suivons ses pas, pour la ramener avec l’aurore auprès de ce temple.


FIN DU PREMIER ACTE.


ACTE SECOND.



Scène I.


DIOTIME et CLÉONE.
CLÉONE.

Ma mère, ma mère, écoutez-moi ; il faut que mon cœur s’ouvre à vous : Je ne puis supporter plus long-temps le trouble qui me poursuit. Ma mère, consolez votre enfant.

DIOTIME.

Quel est le sentiment qui t’agite ? Aurois-tu quelque secret pour ta mère ?

CLÉONE.

Oui, je vous ai caché ce que je voudrois me cacher à moi-même. Dans cette fête de Mitylène où Phaon a oublié Sapho, c’est moi, malheureuse ! c’est moi qui ai frappé ses infidèles regards.

DIOTIME.

Quoi ! tu serois la rivale de ton amie !

CLÉONE.

Le ciel m’est témoin que je n’ai rien fait pour captiver l’imagination de Phaon. J’étois avec ta sœur, à qui tu m’avois confiée ; il vint m’inviter, et nous exécutâmes ensemble cette danse brillante qu’on a surnommée le labyrinthe de Crète. « Jeune fille, me dit-il, que tes pas sont légers ! Atalante ne charmoit pas comme toi les yeux de l’amant qui cherchoit à retarder sa course. » Je l’écoutai quelques instans, car je ne le connoissois pas : il me suivit pendant toute la fête ; il voulut savoir mon nom et le tien, et me déclara qu’il étoit résolu de m’unir à lui, si j’y consentois. C’est alors qu’il se nomma, et que j’appris qu’il étoit ce Phaon dont Sapho m’avoit entretenue tant de fois. Alors je lui rappelai ses liens avec elle ; il rougit et baissa les yeux. Jeune fille, me dit-il, je ne puis plus l’aimer après t’avoir vue ; et moi, lui répondis-je, je ne recevrai jamais les hommages de celui qui peut être infidèle à la femme la plus digne de l’admiration et de l’amour. À ces mots je l’ai quitté, et, depuis ce jour, je ne l’ai point revu.

DIOTIME.

C’est le lendemain de cette fête qu’il a quitté Sapho, et qu’il est parti pour la Sicile ?

CLÉONE.

Hélas !

DIOTIME.

Et Phaon avoit-il su te plaire ?

CLÉONE.

Quand je le croyois libre, quand il me demandoit de s’adresser à toi, ma mère, il me semble que j’aurois facilement compris comment il étoit cher à Sapho.

DIOTIME.

Ah ! ma fille, que dis-tu ? et comment as-tu pu me cacher le penchant qui naissoit pour la première fois dans ton cœur ?

CLÉONE.

Je le cachois à Sapho ; pouvois-je le révéler à personne ? Je me flattois que ces malheureux instans seroient ensevelis dans un éternel oubli, et qu’en consacrant ma vie à Sapho, j’expierois le malheur d’avoir été la cause innocente de ses peines ; mais un incident nouveau vient renverser toutes mes espérances.

DIOTIME.

De quoi s’agit-il ?

CLÉONE.

Un Sicilien qui est venu sur ces bords, conduit par les matelots que Sapho a interrogés, vient de me rencontrer sur le rivage ; il a fléchi le genou en me voyant, et m’a dit : « Cléone ; car ce ne peut être que vous ; Phaon doit arriver aujourd’hui de Sicile ; il veut vous revoir, et mourir si vous êtes inflexible ; j’ai promis de vous annoncer son arrivée : adieu. » Je suis restée comme immobile à la même place ; j’ai vu Sapho de loin, sans oser m’approcher d’elle ; il me sembloit que j’étois perfide envers Sapho qui m’est si chère. Aucune de mes actions n’est blâmable, du moins je le crois ; mais l’innocence ne suffit pas pour tranquilliser le cœur.

DIOTIME.

Il faut, s’il se peut, cacher à Sapho l’arrivée de Phaon.

CLÉONE.

Non, c’est assez feindre : non je veux tout révéler.

DIOTIME.

Tu vas lui ravir les douceurs qu’elle a trouvées dans ton amitié : ne sais-tu pas que la générosité d’une rivale préférée rend son triomphe encore plus cruel ?

CLÉONE.

Non, tant qu’il ne s’étoit rien passé que dans mon cœur, j’ai pu taire à Sapho ces secrètes pensées, qui auroient empoisonné les consolations qu’elle puisoit dans mon attachement pour elle ; mais à présent je saurois le retour de Phaon, et je le lui laisserois ignorer ! Non, ne l’exigez pas ; non, ma mère, je ne puis.

DIOTIME.

Attends au moins qu’Alcée ait essayé de l’engager à concourir pour être couronnée prêtresse d’Apollon. Comment pourroit-elle se faire entendre dans cette fête, si tu lui confiois le terrible secret que tu viens de me révéler ?


Scène II.


les précédens ; ALCÉE, SAPHO.
ALCÉE.

Sapho porte ici ses pas ; laissez-moi seul avec elle. Puissé-je lui rappeler sa gloire, et ranimer en elle le besoin de la voir renaître !


Scène III.


ALCÉE, SAPHO.
ALCÉE.

Sapho, ne vois-tu pas l’aurore qui annonce l’arrivée de ton maître et du mien ? Le char d’Apollon s’approche, incline-toi devant lui.

SAPHO.

Il vient des rives opposées à la Sicile ; c’est vers le soir seulement qu’il se repose sur ce séjour de délices.

ALCÉE.

Éloigne un moment de ta pensée cette île qui renferme un amant coupable. Ce matin, à l’heure où le soleil darde ses rayons les plus ardens, les prêtresses d’Apollon se rassemblent pour choisir celle qui doit commander dans le temple. Viens te faire entendre au milieu d’elles ; viens, tu l’emporteras sur toutes, et tu trouveras dans le même asile la gloire et le repos.

SAPHO.

La gloire ! Alcée, j’en verrai pâlir l’éclat sans regrets ; et le repos, je sais où le trouver.

ALCÉE.

Te souviens-tu de ce chant sublime dans lequel tu accusois une jeune Lesbienne de négliger ses talens, et de traverser obscurément la vie ?

SAPHO.

Oui, je m’en souviens. Jeune Lesbienne, lui disois-je, veux-tu descendre sans gloire dans le tombeau ? veux-tu que ton nom soit de la poussière comme tes cendres, et ne cueilleras-tu point les poses de la vallée des Muses ? peux-tu dédaigner leur céleste parfum ?

ALCÉE.

Comme tes regards s’animent ! Sapho, je te retrouve. Courage, ma noble amie, courage ; ressaisis ta lyre, et triomphe de toi-même aussi-bien que de nous.

SAPHO.

Eh bien ! je vais suivre tes conseils ; je vais rassembler mes cheveux épars ; je vais revêtir la tunique de pourpre, cette couleur éclatante qui plaît au soleil, et réfléchit ses rayons les plus resplendissans. Prépare la couronne, Alcée ; prépare-la, je la saisirai ; je sens là, dans mon cœur, un présage de gloire : Apollon ne l’a jamais vainement inspiré. Réunis sur cette rive les adorateurs d’Apollon, et je célébrerai son culte.


Scène IV.


DIOTIME, CLÉONE, ALCÉE, SAPHO.
ALCÉE.

Sapho consent à concourir à la fête d’Apollon.

DIOTIME.

Ah ! quelle joie !

SAPHO.

Ne prononce pas ce mot, Diotime ; ne sais-tu pas qu’il porte malheur ? il n’y a point de joie pour les mortels. Un instant d’illusion, un moment d’oubli dont la destinée se venge, et voilà tout.

DIOTIME.

Espère plus de ce jour ; il te répond d’un long avenir.

ALCÉE.

Je vais annoncer aux prêtresses d’Apollon qu’elles seront vaincues dans la lutte ; mais, qu’elles le seront par le dieu même qui va parler par ta voix.

SAPHO.

Diotime, Cléone, ne m’abandonnez pas ; soutenez-moi.

DIOTIME.

Je vais appeler tes esclaves ; moi, qui suis fière de te servir, je reviendrai à leur tête pour te parer. Ce ne sont pas de frivoles ornemens dont nous allons te revêtir ; c’est pour ajouter à la puissance de ton génie, que je veux attirer sur toi tous les regards.


Scène V.


SAPHO, CLÉONE.
SAPHO.

Dis-moi, Cléone, tu étois présente à cette fête ? ne peux-tu donc pas me dire si quelque objet l’a frappé ?

CLÉONE.

Quand les traits d’une femme auraient un moment attiré ses regards, ce vain charme pouvoit-il jamais effacer votre souvenir ?

SAPHO.

Pourquoi donc s’est-il éloigné de moi ? Cléone, tu détournes les yeux, tu soupires !

CLÉONE.

Sapho, le moment approche où l’on va venir vous entendre ; écartez de vous ces pénibles souvenirs.

SAPHO.

Ah ! Cléone, tu n’as jamais aimé ; jamais tu n’as connu l’amour ; tu ne pourrois, si tu le connoissois, me parler de l’éloigner de mon cœur.

CLÉONE.

Ah ! qui vous dit que je n’aie jamais connu l’amour, et que jamais surtout je n’aie su le vaincre ?

SAPHO.

Que dis-tu ? d’où vient que ton visage si jeune exprime déjà des sentimens profonds et contenus ? Chère enfant, as-tu déjà senti les regrets, cette puissance terrible qui arme notre pensée contre nous-mêmes ?

CLÉONE.

Ah ! Sapho, tu me demandes si je n’ai pas de regrets ! Ne t’ai-je pas vue heureuse et l’es-tu maintenant ? n’y a-t-il pas eu des jours de mon enfance dans lesquels je ne me doutois pas de l’avenir ? Ma mère et toi vous remplissiez mon cœur de si douces jouissances ! J’admirois ton génie, sans savoir ce qu’il te fait souffrir, et je croyois que ton sublime langage ne coûtoit pas plus à ton âme que le parfum à la fleur.

SAPHO.

L’amour est tout à la fois la source du talent et la puissance qui le consume. Ah ! Cléone, choisis un ami fidèle, et confie-lui tes jeunes années ; ne vois que lui sur cette terre ; ne cherche point les lauriers dont j’ai pu ceindre ma tête ; ne les cherche point.

CLÉONE.

Sapho, c’est toi qui condamnes ta propre gloire !

SAPHO.

Vois l’état où je suis ; le génie des femmes est comme un arbre qui s’élève jusqu’aux nues, mais dont les foibles racines ne peuvent résister à la tempête. Cléone, Cléone, cherche un abri près de tes pénates, et loin des temples où règnent seulement la gloire et la beauté.

CLÉONE.

Ma mère revient, suivie de tes esclaves. Sapho, laisse-moi tresser tes cheveux.


Scène VI.


SAPHO, CLÉONE, DIOTIME, des esclaves.
DIOTIME.

Oui, ce n’est point une rivale qui va s’occuper de tes succès.

CLÉONE.

Une rivale ! non, Sapho ; je puis tout te sacrifier.

SAPHO.

Ah ! ne me prodiguez pas vos aimables soins. Hélas ! c’est à lui seul, à lui seul que je voulais plaire. Faites seulement que l’on n’aperçoive pas le désordre de mon âme. Diotime, si mon esprit s’égare, approchez-vous de moi ; rappelez-moi de quelle honte je me couvrirois aux regards de la Grèce.

DIOTIME.

Non, j’en suis sûre, tu rassembleras tes forces, et ta pensée seule règnera sur toi.

SAPHO.

Écoute, Diotime, écoute ; s’il arrivoit pendant mes chants, s’il arrivoit… ah ! ne retarde pas mon bonheur ! interromps l’harmonie de ma lyre, interromps ces vaines paroles qui ne valent pas un seul de ses accens.

DIOTIME.

Sapho, Sapho, suspends donc un moment ces inquiétudes cruelles.

SAPHO.

Diotime, tu me promets… Ah ! pourquoi le demander ? Mes yeux ne seront-ils pas toujours fixés sur cette mer qu’il doit traverser pour revenir ? je ne vois qu’elle.

DIOTIME.

La marche s’avance.

SAPHO.

Ces vagues, Diotime ; ces vagues, elles ont aussi frappé les rochers de Sicile ; ne les vois-tu pas se précipiter l’une sur l’autre, comme les années qui tombent dans l’éternité ? Diotime, Diotime, une de ces vagues suffit pour qu’un malheureux cesse de souffrir.

DIOTIME.

Reprends tes esprits, au nom des dieux.


Scène VII.


les précédens ; ALCÉE, conduisant le chœur des Prêtresses.
ALCÉE.

Sapho, vous êtes appelée à concourir pour le prix qu’Apollon veut décerner aujourd’hui à celle de ses prêtresses qui honorera le plus son culte par ses chants. Faites-nous entendre ces accords qui ont ravi les contrées de la Grèce où le ciel est le plus pur et le plus serein. Sur les rives sauvages de l’Épire, nous serons capables encore d’admirer votre génie, et d’être émus par vos accens.

SAPHO.

Ah Diotime ! ah Cléone ! son image est devant mes yeux ; comment l’écarter de ma pensée ? Pourront-ils voir un autre objet que lui ? Ma bouche pourra-t-elle prononcer un autre nom ?

DIOTIME.

Courage, Sapho, courage ; songe que la renommée de ce jour retentira dans les siècles à venir ; et que ta gloire doit survivre à ton amour, comme l’âme survit à sa dépouille

mortelle.
SAPHO, improvise en s’accompagnant de la lyre.

« Apollon, que veux-tu de moi ? quel hymne des mortels peut ajouter à ta splendeur ? Tes rayons sont ta couronne, et le ciel est le parvis de ton temple. La terre n’existe que par toi : cette vaste mer, qui te dispute ton empire, se glaceroit comme la mort si tu ne la visitois pas de ta chaleur. La parure des fleurs, la richesse des moissons, la vie même de l’homme est ton ouvrage, et chaque étincelle vient de ton foyer immense.

« Le génie aussi, le génie, ô mon divin maître ! vient de toi ; ces contrées fortunées que tu préfères sont seules décorées par les arts et la poésie. Cette Grèce sur laquelle ton char s’arrête avec complaisance, c’est la lyre d’Amphion qui a peuplé ses villes ; ce sont les chants d’Orphée qui ont rassemblé les hommes épars sur la terre.

« Ah ! puissance de la musique, combien vous êtes merveilleuse ! Faut-il marcher à la guerre, vous remplissez le cœur d’une noble fureur ; et les dangers et la mort, loin d’effrayer l’âme tremblante, satisfont les intrépides désirs qu’un rhythme généreux fait naître. Mais au milieu de ces passions véhémentes, quand des airs plus doux se font entendre, d’où, vient cette langueur qui s’empare des sens, ce voile léger et nuageux qui couvre les objets à nos regards, cette inquiétude de la vie qui s’apaise, et ce sentiment de la beauté qui nous remplit d’admiration pour la nature ?

« De quel enchantement la créature, semblable aux dieux, ne peut-elle pas jouir sur la terre ? Apollon, tu es le dieu du bonheur, et neuf sœurs, sur les marches de ton trône, se sont partagé les merveilles du monde. Oui, j’ai senti le charme de l’harmonie ; oui, l’art de peindre a frappé mes regards ; la danse légère a comme attiré mon âme sur ses traces fugitives ; mais mon culte le plus fidèle, ô divine poésie ! c’est toi qui l’as obtenu.

« Apollon, n’es-tu pas jaloux d’Homère ? et n’as-tu pas quelquefois regretté d’avoir versé sur un mortel des dons qui l’égaloient aux dieux ? Les guerriers qu’il a chantés ont puisé dans son poëme plus de gloire que dans la coupe même de la vie ; leurs ombres errantes répètent ses chants dans les vallons de l’Élysée, et rêvent ainsi le charme de la douce et trompeuse existence. Achille ne regrette point d’avoir péri dans sa jeunesse. Homère ne l’a-t-il pas revêtu de l’avenir ? ne lui a-t-il pas donné des siècles sans nombre, en échange de quelques années ? Ô célébrité du génie ! qui pourrait te dédaigner ? quelle harmonie que celle des louanges des mortels ! quel monument que leur souvenir ! est-il une terre féconde, est-il un ciel serein qui vaillent la joie qu’excite dans le cœur cette imagination sublime dont la voix retentit en nous comme celle du destin ! »

ALCÉE.

Sapho, regarde les transports que tes chants ont fait naître ! Sapho, reçois la couronne, et fléchis les genoux devant le Dieu qui te l’offre par ma main.

(Il place une couronne de laurier sur la tête de Sapho.)
DIOTIME.

Ah ! que de tristesse dans les regards de Sapho ! comme elle est étrangère à la gloire dont elle jouit !

CLÉONE.

Ses regards sont tournés vers la mer : qu’y voit-elle ? Ô ciel ! Phaon approcheroit-il de ces bords ?

ALCÉE.

Sapho, reprends ta lyre, et, selon l’antique usage, remercie les dieux du nouveau bienfait qu’ils viennent de t’accorder.

SAPHO.

« Oui, je les remercie. Mais de quoi ? Le bonheur n’a point approché de mon âme. Apollon ne saurait l’accorder ; c’est le Dieu de la mer qui peut ramener le calme dans mon cœur. Apollon, tu ne donnes qu’un vain laurier ; et lui, ce dieu des ondes, ne peut-il pas conduire une barque dans le port ? C’est lui que j’adore ; c’est lui dont je veux être la prêtresse. N’a-t-il pas un palais dans le sein de la mer ? qu’il m’y donne un asile, et là je charmerai par mes chants les Naïades étonnées. Froides Muses, qui n’avez pas su me rendre chère à ce que j’aime, quel culte voulez-vous de moi ? »

DIOTIME.

Sapho, que dites-vous ?

ALCÉE.

En blasphémant le Dieu qui vient de te couronner, sais-tu donc à quels malheurs tu t’exposes ?

SAPHO.

Les mortels et les dieux ne sont-ils pas sortis d’une même tige ?

ALCÉE.

À qui dois-tu ton génie ?

SAPHO.

À cette âme qui me dévore, à l’amour, au malheur ! Fatal présent que ce génie, qui semble, comme le vautour de Prométhée, s’acharner sur mon cœur ! — Ô Vénus ! divinité plus douce que celle que j’ai servie, c’est à toi, c’est à toi désormais que je veux me consacrer ; tes timides colombes me tiendront lieu de l’aigle qui contemploit avec moi le soleil. Tu es la déesse de la beauté, tu es la déesse de celui que j’aime ; tu plaindras ma foiblesse, tu m’aideras à plaire à celui que mes inutiles talens n’ont pu captiver. — Vénus est sortie du sein de l’onde, et c’est dans l’onde aussi que j’espère me plonger. — Prêtre d’Apollon, reprenez votre couronne ; (elle ôte sa couronne.) à peine a-t-elle touché ma tête, qu’un froid mortel a parcouru mes veines : c’étoit comme victime que je me sentois couronner… Ah ! loin de lui, que voulois-je faire ? à quoi voulois-je prétendre ? pourquoi m’approcher du Dieu du jour ? c’est la nuit qui me protége ; c’est elle qui couvre d’un voile tous les objets de la nature, et ne laisse que lui dans mon cœur. Adieu, ma lyre ; adieu, soleil ; adieu, toutes les fleurs de la vie. — Pourquoi m’avez-vous exposée aux regards ? ne saviez-vous pas que ma raison étoit troublée, et ne valoit-il pas mieux me laisser descendre dans les abîmes, où j’aurois emporté ma gloire, que de montrer à tous les regards ma honte et ma foiblesse ? Vous l’avez voulu ; c’en est fait. Adieu.

(Elle sort.)
DIOTIME.

Trop malheureuse Sapho !

ALCÉE.

Ah ! quelle funeste issue d’un jour qui avoit commencé sous de si brillans auspices ! Allons dissiper, par nos sacrifices, la douleur que ressent le dieu de l’harmonie, de se voir méconnu par celle qu’il préféroit à tous les mortels.


FIN DU SECOND ACTE.


ACTE TROISIÈME.



Scène I.


CLÉONE, seule.

Sapho va venir présenter son offrande à Vénus, et l’interroger sur le nom de sa rivale. Il faut qu’elle la connoisse ; il faut que la prêtresse apprenne de moi le nom qu’elle doit prononcer. Je ne puis me résoudre à me révéler moi-même à Sapho ; mais aussi je ne puis consentir à ce qu’elle ignore plus long-temps mon crime involontaire. Ô Vénus !… Ciel ! que vois-je ? c’est Phaon !


Scène II.


PHAON et CLÉONE.
PHAON.

Ah ! Cléone, est-ce vous ?

CLÉONE.

Phaon, avez-vous vu Sapho ?

PHAON.

Elle ignore mon arrivée, et j’espère la lui cacher.

CLÉONE.

Et pensez-vous que je puisse me prêter à cette indigne ruse ?

PHAON.

Je ne veux pas renouveler sa douleur en la voyant.

CLÉONE.

C’est votre repos que vous ménagez ; ce n’est pas le sien.

PHAON.

Je ne puis penser qu’à vous désormais.

CLÉONE.

Ne m’offensez pas par vos perfides hommages. Celui qui fut cruel envers Sapho, seroit impitoyable envers Cléone, si cette foible fille l’écoutoit.

PHAON.

Je t’aime !

CLÉONE.

N’aimiez-vous pas Sapho ?

PHAON.
.

Elle étonnoit mon esprit ; elle enflammoit ma pensée.

CLÉONE.

Qui croit avoir aimé, alors qu’il n’aime plus ? Rappelez-vous vos promesses ; elles seules sont les fidèles témoins du passé.

(Elle s’éloigne.)
PHAON.

Cléone, vous me quittez !

CLÉONE.

Pour toujours.

PHAON.

Ce rocher peut donner la mort.

CLÉONE.

C’est là que Sapho la cherche.

PHAON.

C’est là que je la trouverai.

CLÉONE.

Ô ciel ! éloignez-vous ; Sapho s’avance, appuyée sur ma mère. Dans quel état vous avez réduit une des merveilles du monde ! ah ! je ne puis la contempler sans vous haïr.

PHAON.

Vous me haïssez, Cléone !

CLÉONE.

Je le dois. — Le temple de Vénus s’ouvre. Adieu.

PHAON.

C’est toi-même que tu vas adorer, sous les traits de la déesse.

CLÉONE.

Toutes les femmes de la Grèce ont reçu de Vénus quelques dons : Apollon n’en a préféré qu’une seule. Adieu, Phaon. Sapho s’approche ; dérobez-vous à ses regards. Ah ciel ! je n’ai point encore la force de lui parler.


Scène III.


DIOTIME et SAPHO.
SAPHO.

Quoi ! c’est aux yeux de toute la Grèce que j’ai trahi mon désespoir ! Ah ! Diotime, deviez-vous m’exposer à cet affront ? Peut-être que, parmi ceux qui m’écoutoient, il en est qui raconteront ma honte à Phaon ; peut-être il en est qui se plairont à faire de ce jour un trophée pour ma rivale.

DIOTIME.

Eh ! qui la connoît, cette rivale ? qui pourroit t’humilier devant elle ? Jamais, Sapho, jamais ta gloire ne peut t’abandonner. La renommée sera la divinité tutélaire qui te protégera toujours.

SAPHO.

Il faut que je la connoisse enfin, cette rivale. Vénus me la désignera. (Elle se met à genoux devant le portique du temple de Vénus. Ô Vénus ! toi qui as pitié des femmes, réponds à ma prière, et tire-moi de l’obscurité profonde qui m’environne. J’ai trop long-temps interrogé le prophétique Apollon, et ses oracles ne m’ont appris que les secrets de la poésie. Que m’importent à présent ces secrets ? ils peuvent révéler la pensée des dieux sur l’univers ; mais toi, tu sais les secrets du cœur, et ce sont ceux-là que je te demande. — Tendre Vénus, réponds-moi : quelle est la beauté qui m’a fait oublier de Phaon ? Est-ce ta jeune Mélanthée, qui porte sur ses épaules un carquois, et qui rivalise avec Diane, ton ennemie, dans le ciel, sur la terre et dans les enfers ? Est-ce Atthis, qui méprise l’art de plaire, et veut, comme Minerve, que sa beauté serve seulement à ramener tous les cœurs au culte de ta vertu ? Est-ce Clymène, habile à chanter et à jouer de la cithare ? Apollon un moment parut la distinguer ; mais bientôt j’attirai sur moi tous ses feux. Une seule, parmi les Lesbiennes, te ressemble, ô Vénus ! et pourroit me faire oublier ; c’est Cléone : mais elle m’aime, et jamais elle n’auroit pu me tromper ; non, jamais.

UNE VOIX, sortant du temple de Vénus.

Sapho, c’est elle ; oui ; c’est Cléone que Phaon t’a préférée.

SAPHO.

Ah ciel ! qu’ai-je entendu, Diotime ?

DIOTIME.

Sapho, plaignez ma fille plus que vous.

SAPHO.

L’amitié m’auroit trahie comme l’amour ! Ô mer ! ce n’est pas assez de tes vagues pour m’ensevelir ; que la terre aussi s’entr’ouvre ; que tout ce qui donne la mort vienne à mon secours. Ah ! divinités funestes, qui vous a permis de donner la vie à ce prix ? qui vous l’a permis, justes dieux ?


Scène IV.


DIOTIME, CLÉONE, SAPHO.
CLÉONE.

Sapho, j’entends vos cris ; Sapho, je me prosterne à vos pieds.

SAPHO.

Retirez-vous, Cléone ; retirez-vous : je vous aimois.

CLÉONE.

Ah ! je n’ai point méconnu ce bonheur et cette gloire ; j’en atteste ma mère, serment aussi sacré que celui par lequel on prend les dieux à témoin : je ne vous ai point offensée. Ni mes paroles, ni mes regards n’ont attiré le cœur de Phaon ;

SAPHO.

Si tu n’as rien fait pour lui plaire, il en est mille fois plus coupable. Malheureuse ! il faut que j’accuse ou mon amant, ou l’amie que je chérissois comme ma fille ; ou plutôt il faut arracher ma tendresse à tous les deux. Oh ! comme déjà mon cœur est libre de la vie ! comme tous les liens se brisent ! ô mort ! tu n’as déjà plus rien à prendre ; le malheur qui t’a devancée a déjà préparé ton œuvre sombre, et d’un foible coup tu peux L’achever.

CLÉONE.

Phaon est arrivé : tu vas le voir.

SAPHO.

Phaon est ici ! mes genoux fléchissent ; un nuage couvre mes yeux. Oh ! si ce nuage m’empêchoit de voir ses traits ! Apollon, que j’ai ce matin offensé, Apollon, voudrois-tu me ravir ta lumière ! Oh ! quelques rayons encore pour voir Phaon, et puis après, la nuit éternelle !

CLÉONE.

Généreuse Sapho !

DIOTIME.

Ciel ! qui porte ici ses pas ? c’est Phaon.

SAPHO.

Oui, je le vois, Diotime ; il vient. — Diotime, dis-moi, sommes-nous dans l’Élysée ? Est-ce son ombre ? et dois-je, comme Didon indignée, me détourner de lui en montrant ma blessure ?

DIOTIME.
Reste, reste, Sapho ; peut-être connoît-il le repentir.
CLÉONE.

Oh ! quel moment pour tous trois !


Scène V.


DIOTIME, CLÉONE, SAPHO, PHAON.
PHAON.

Sapho, c’est un coupable qui plie les genoux devant toi, comme devant l’autel des dieux.

SAPHO.

Une femme trahie peut pardonner au parjure ; les dieux ne l’absoudront jamais.

PHAON.

Ils savent cependant quel est le pouvoir du destin.

SAPHO.

L’infortunée qui te parle a ressenti les coups que ta main a conduits.

PHAON.

Ah ! crois-tu donc avoir seule souffert ?

SAPHO.

Seule je n’étois pas coupable.

PHAON.

Ta conscience du moins t’offroit un asile.

SAPHO.

Je n’en avois plus que dans ton cœur.

PHAON.

Sais-tu quelle est celle que j’ai le malheur d’aimer ?

SAPHO.

Celle qui fut mon amie, et que j’aimois comme ma fille.

PHAON.

Elle me dédaigne, parce qu’elle t’admire ; elle me repousse loin d’elle. Phaon aussi connoît le malheur de n’être pas aimé de ce qu’il aime.

SAPHO.

Cruel ! est-ce Sapho dont tu demandes la pitié ?

PHAON.

Je ne l’espère pas.

SAPHO.

Tu pourras l’obtenir, si jamais un instant tu souffres autant que moi. Cléone, c’en est fait, je l’ai revu, et il est resté absent. Oh ! rendez-moi ma folie ; rendez-moi ce que j’attendois, ce que je n’attends plus. Cléone, vous êtes libre ; vous pouvez vous unir à Phaon.

CLÉONE.

Je déclare devant lui que je me voue à votre sort ; que jamais, jamais, je ne goûterai aucun bonheur, tant que vous serez à plaindre, et que je ne puis estimer l’homme qui, aimé de vous, peut vous oublier.

SAPHO.

Prends garde, Cléone, prends garde : tu veux me rendre odieuse à Phaon ; il m’oublioit, mais il ne me haïssoit pas. Oh ! prends garde.

PHAON.

Ce n’est pas toi que je punirai, Sapho ; c’est moi. Adieu, Sapho.


Scène VI.


DIOTIME, SAPHO, CLÉONE.
SAPHO.

Il part, je ne le reverrai plus. Cependant il étoit là ; ce n’étoit pas mon imagination seule qui me peignoit ses traits. Cléone, Cléone, rappelle-le. Oui, j’aime mieux devoir sa présence à celle qu’il aime, que de ne plus le voir. Cléone, quand tu seras unie à lui, ne peux-tu pas me prendre pour ton esclave ? Il en est qui doivent jouer du luth et de la lyre ; il me reste assez de ce talent que j’ai perdu pour remplir une place obscure auprès de toi. Alors je le verrai passer quand il te donnera la main pour aller à quelque fête. Je le verrai, Cléone, et je te bénirai de l’avoir permis.

CLÉONE.

Ah ! ma mère, se peut-il que j’entende de semblables paroles !

DIOTIME.

Sapho, ne déchirez pas le cœur de ma fille ; vous le voyez, elle ne peut résister aux émotions violentes que votre génie vous donne la force de supporter, et je la vois prête à expirer sur mon sein.

SAPHO.

Ah ! de quoi se plaint-elle ? a-t-elle le droit de verser des larmes, elle qu’il aime ! et peux-tu me demander ma pitié pour l’heureuse femme que Phaon a préférée ? Ah ! la pitié ! c’est à moi quelle est due ; cependant je ne la demande plus. Cléone, adieu.

CLÉONE.

Sapho, refuses-tu le bras de Cléone ?

SAPHO.

Cléone, Cléone ! laisse-moi dans cet instant me retirer avec Diotime ; j’accepterai ton appui ce soir pour monter sur le rocher : oui, ce soir, je t’en donne ma foi.


IN DU TROISIÈME ACTE.


ACTE QUATRIÈME.



Scène I.


DIOTIME, SAPHO.
SAPHO.

Tu l’as vu prêt à se précipiter dans la mer ?

DIOTIME.

Je passois avec ma fille, et mes cris l’ont retenu.

SAPHO.

Oui, les cris de ta fille.

DIOTIME.

Cléone s’est détournée de lui, et il n’a pas obtenu un seul mot de sa bouche.

SAPHO.

Oui, mais elle étoit pâle ; il a pu voir son beau visage décoloré par la terreur.

DIOTIME.

Pouvoit-elle le voir périr sans être émue ? Elle s’est éloignée ; et, dans cet instant, Phaon s’est approché de moi ; il m’a parlé de Cléone, et j’ai confirmé le refus qu’elle avoit prononcé le matin.

SAPHO.

Ah ! c’est trop, beaucoup trop de sacrifices pour une simple femme ; il est temps de rendre le bonheur à tous. Diotime, allez trouver Phaon, et priez-le de ma part de venir ici me parler.

DIOTIME.

Phaon !

SAPHO.

Ne crains pas que ton amie s’abaisse devant celui qui l’a dédaignée. Tu peux le faire venir, tu le peux.

DIOTIME.

Il suffit : je t’en crois.


Scène II.


SAPHO, seul.

Oh ! que le sacrifice de soi-même est douloureux ! D’où vient qu’il en coûte tant de renoncer à ce phantôme qu’on a poursuivi, à ce bonheur qui a fui devant nous, comme les feux qui égarent le voyageur dans le désert ? C’en est fait, cette lueur doit s’éteindre, et avec elle, toutes les flammes de la vie. Ah ! Phaon ! Phaon ! pourquoi t’ai-je donné mon âme ? Ah ! je voudrais me posséder moi-même : mais les dieux m’ont fait le jouet de l’amour.


Scène III.


PHAON, SAPHO.
SAPHO.

Phaon, tu ne peux vivre sans Cléone ?… Phaon, pourquoi ne me réponds-tu pas ? Le silence en apprend autant que les paroles ; mais il exprime plus de dédain.

PHAON.

Pourquoi te répéterais-je ce que tu ne peux ignorer ?

SAPHO.

Je veux ton bonheur ; je le veux aux dépens de ma vie ; mais je ne suis pas encore parfaitement généreuse, puisque j’ai besoin que tu me demandes le sacrifice que je veux faire.

PHAON.

Et que peut ta générosité même dans l’état où je suis ?

SAPHO.

Je saurai déterminer Cléone à s’unir avec toi.

PHAON.

Tu le peux, Sapho.

SAPHO.

Je te peindrai tel que je te vois, et je lui ferai partager ce que je sens.

PHAON.

Il est vrai, Sapho, que nul mortel ne résiste à ton éloquence.

SAPHO.

Nul mortel ! ah Phaon !

PHAON.

Plains un ingrat ; ne l’accable pas.

SAPHO.

Eh bien ! veux-tu tenir Cléone de ma main ?

PHAON.

Ah ! je serois un barbare.

SAPHO.

Tu l’étois quand tu pus m’oublier.

PHAON.

L’excès de mon infortune du moins peut expier ma faute.

SAPHO.

Non, je te pardonnerai, si c’est à moi que tu dois ton bonheur.

PHAON.

Tu me pardonneras ; mais que deviendras-tu ?

SAPHO.

Mon sort ne peut être changé, et les dieux ont prononcé sur moi l’arrêt irrévocable ; mais il y a des sentimens doux qui peuvent encore faire du bien à mon cœur.

PHAON.

Sapho, dispose de moi. Étonné que je suis de ne plus t’appartenir, j’aime à penser que ma destinée est encore soumise à ton pouvoir.

SAPHO.

Arrête, ne me dis rien de sensible, Phaon ; il me faut de la force ; il m’en faut beaucoup : ne me l’ôte pas.

PHAON.

Je me tais.

SAPHO.

Adieu, Phaon ? Cléone va venir ; je la verrai sans colère : elle fut élevée par moi ; tu croiras retrouver dans son langage quelques traits de Sapho. Phaon, ne repousse pas ce souvenir ; il ne faut pas craindre de souffrir pour conserver quelques traces du passé.


Scène IV.


SAPHO, CLÉONE.
SAPHO.

Approche de moi sans crainte ; tu n’es pas coupable de mon malheur, et j’attends de toi, Cléone, une consolation puissante.

CLÉONE.

Moi ! je puis vous consoler ! Ô mon amie ! parlez ; combien vous me soulagez !

SAPHO.

Il faut unir ton sort à celui de Phaon.

CLÉONE.

Que dites-vous ?

SAPHO.

Je l’ai promis en ton nom.

CLÉONE.

Quoi ! j’hériterois de vos douleurs ! Quoi ! je pourrais me consacrer à celui qui vous a si cruellement traitée !

SAPHO.

Ah ! pouvoit-il résister à tes charmes, à ton innocente candeur !

CLÉONE.

Le génie n’a-t-il pas aussi sa sublime innocence ?

SAPHO.

L’âme de Phaon est noble et pure, malgré ses torts envers moi ; je sais qu’il est digne de Cléone. J’ai passé près d’une année dans la douce persuasion qu’il étoit à moi pour toujours. Ah ! Cléone, que ces instans étoient divins ! Jamais je ne sortois de ma demeure sans que son bras protecteur n’appuyât mes pas chancelans. Quand je paroissois dans les fêtes solennelles de la Grèce, il étoit ému de ma gloire, et la joie qui brilloit sur son front m’apprenoit à jouir de moi-même. Un jour, j’étois dangereusement malade, et je me croyois près de traverser l’onde irrévocable ; rien ne pourra te peindre, Cléone, ses soins et sa douleur : il me sauva par ses regards qui retinrent ma vie prête à s’échapper. Ah ! sans doute j’aurois voulu qu’alors… Mais qu’importe ? je te le dis, Cléone, il est bon, tu dois me croire.

CLÉONE.

Il est bon, celui qui vous déchire le cœur ! Ah ! c’est vous, Sapho ; c’est vous qui êtes admirable !

SAPHO.

Dois-je être injuste envers Phaon, parce qu’il m’a fait souffrir ?

CLÉONE.

Tu peux lui pardonner. Mais moi !…

SAPHO.

Cléone, tu contempleras chaque jour ses traits ravissans. Quand le cor retentira dans les bois, tu le verras passer sur le sommet des monts, et dompter un cheval sauvage, qui frémira sous sa main. Aux jeux olympiques, il sera vainqueur ; toutes les femmes de la Grèce envieront ton sort, et diront : « Voilà celle que le plus beau des mortels a préférée. »

CLÉONE.

Cet attrait passager peut-il suffire au bonheur ?

SAPHO.

Penses-tu que les dieux lui aient donné ces charmes comme un simple ornement que le souffle du temps doit flétrir ? C’est son âme généreuse, dont sa figure est le symbole ; ce sont ses nobles qualités qu’expriment et sa voix et son regard.

CLÉONE.

Sapho ! Sapho ! est-ce ainsi que tu parles de celui qui put te trahir !

SAPHO.

Ah ! s’il m’abandonne, c’est que je l’ai mérité. Pouvois-je le captiver toujours, moi qui ai déjà connu les feux d’un premier hyménée ? Il lui faut un cœur qui n’ait battu que pour lui. Cléone, ne refuse pas le sort d’une divinité sur la terre.

CLÉONE.

Tu le veux ?

SAPHO.

Je l’exige.

CLÉONE.

Eh bien ! apprends un secret que je voulois te cacher jusqu’à ma mort. Je sacrifiois Phaon à mon enthousiasme pour toi ; mais je l’aimois.

SAPHO.

Tu l’aimois ! tu l’aimois !

CLÉONE.
D’où vient donc ce trouble ? puisque tu me commandes de le choisir, pour époux, peux-tu craindre que je l’aime. ?
SAPHO.

Je ne puis donc avoir à ses yeux aucun avantage que tu ne possèdes ? et jusqu’à mon amour, tu l’éprouves aussi, Cléone ! Ah ! du moins, mon malheur me reste encore ; il me reste à moi seule, et c’est l’unique souvenir que tu ne puisses effacer dans son cœur.

CLÉONE.

Il en est temps encore ; dis un mot, et je pars : je vais me retirer dans des lieux inconnus, et jamais Phaon ne pourra retrouver ma trace.

SAPHO.

Et ton image, peux-tu l’anéantir ? Laisse-moi ; je ne serai point oubliée de Phaon : c’est moi qui me retirerai dans des régions inconnues, où j’emporterai ses regrets.



Scène V.


DIOTIME, CLÉONE, SAPHO.
SAPHO.

Diotime, ta fille consent à s’unir à Phaon.

DIOTIME.

Est-il vrai ?

CLÉONE.

Sapho l’ordonne ; l’approuves-tu ?

DIOTIME.

Si votre bonheur à tous les trois peut en résulter…

SAPHO.

Oui, notre bonheur. Tu as bien dit, Diotime ; chacun ne le place-t-il pas selon la hauteur de ses pensées ?

DIOTIME.

Je ne m’oppose point à vos vœux.


Scène VI.


les précédens ; PHAON.
SAPHO.

Approche, Phaon ; je te donne celle qui t’est chère. N’est-il pas vrai, Cléone ? c’est moi qui ai vaincu ta volonté.

CLÉONE.

Oui, sans doute ; vous seule.

PHAON.

Ah Sapho !

SAPHO.

Ne crois pas, cependant, que Cléone fût insensible à ton hommage : Phaon, qui pourrait l’être ! Cléone t’aimoit en secret, mais elle me sacrifioit ton amour.

PHAON.

Ah ciel !

SAPHO.

Oui, tu es bien heureux ; le plus heureux des hommes. Allons préparer la fête qui couronnera ce grand jour. Toi, Diotime, préviens Alcée que je veux l’entretenir en secret quelques instans. Les époux doivent être unis à l’heure où le soleil descend dans les ondes ; la mer est alors si calme et si belle ! et je veux chanter ses merveilles en l’honneur de Thétis, sur le sommet de ce rocher. Phaon, c’est moi qui me chargerai de célébrer ton hymen ; le permets-tu ? mes vœux seront dignes de toi.

PHAON.

Ah Sapho ! ton courage m’épouvante. Est-ce à moi d’accepter ?…

SAPHO.

C’est à toi d’obéir. Adieu. Je, vais réfléchir quelque temps sur la fin du jour. Pourquoi tous les hommes ne regardent-ils pas chacun de ces jours comme l’image de la vie ? ils ne laisseroient point s’éteindre ainsi, comme une flamme agitée par le vent, le temps qui leur est donné sur la terre.


Scène VII.


DIOTIME, CLÉONE, PHAON.
CLÉONE.

Ma mère, croyez-vous que son âme soit tranquille ?

DIOTIME.

Elle me semble plus calme ; la gloire d’un tel sacrifice la soutient.

PHAON.

Ah ! Cléone, ne puis-je aussi te parler de mon bonheur ?

CLÉONE.

Suivez les pas de celle de qui dépend votre destinée. Pourriez-vous être heureux, tant que nous ne sommes pas assurés de ce qui se passe au fond de son cœur ?


FIN DU QUATRIÈME ACTE.


ACTE CINQUIÈME.



Scène I.


ALCÉE, SAPHO.
ALCÉE.

Vous voulez embellir, Sapho, la fête d’un Hymen qui doit vous affliger.

SAPHO.

Quand la résolution est prise, c’est dans l’excès même ; des sacrifices qu’on trouve de la force.

ALCÉE.

Quoi ! vous célébrerez vous-même, sur votre lyre, l’union de Cléone et de Phaon !

SAPHO.

N’y a-t-il pas des chants, dans toutes les solennités de la vie ? n’a-t-on pas vu des jeux funéraires ? Pourquoi mes vers ne seroient-ils pas consacrés au bonheur de celui que j’ai tant aimé ?

ALCÉE.

Sapho, votre calme m’inquiète ! je craindrois moins, si vous étiez plus agitée.

SAPHO.

Il y a toujours du calme quand il n’y a plus d’espoir.

ALCÉE.

Il vous reste un avenir si brillant et si beau !

SAPHO.

L’avenir de l’homme sur la terre est quelquefois un an, un jour, une heure ; mais la gloire seule nous affranchit du temps.

ALCÉE.

Sapho, c’est moi qui dois allumer sur l’autel le flambeau de l’hymen entre Cléone et Phaon ; ainsi vous l’avez ordonné : mais ma main tremblera, quand je formerai ces indissolubles nœuds.

SAPHO.
Alcée, quel est le cœur qui ne tremble pas, dès qu’il s’agit de l’irrévocable ? Le mariage, la mort, causent de la terreur à nos âmes, plus mobiles encore que notre destinée. Mais ne faut-il pas que tout se fixe à la fin sur la terre ? et les flambeaux n’éclairent-ils pas la pompe nuptiale, comme ils allument la flamme du bûcher ?
ALCÉE.

Sapho, ton génie t’élève au-dessus du sort ; mais je redoute en toi les sentimens qui peuvent troubler les lumières de ta raison.

SAPHO.

Ces sentimens ne consument que la vie ; mais ce que j’ai reçu d’Apollon, l’étincelle dont il a pénétré mon âme ne peut s’éteindre, tant que mes vers subsisteront.

ALCÉE.

Ah ! si, dégagée des passions terrestres, tu veux enfin te vouer à ce dieu dont tu reçus tant de bienfaits, les secrets mêmes de l’univers peuvent un jour t’être révélés.

SAPHO.

Le secret de l’univers, Alcée ! c’est l’amour et la mort. Crois-tu que je ne connoisse pas l’un et l’autre ?

ALCÉE.

Nous nous retrouverons, Sapho, dans ces Champs-Élysiens, dans ce séjour des ombres, où ton maître, Apollon, ne conduit jamais son char ; et peut-être alors ne dédaigneras-tu pas l’hommage que je t’ai vainement offert.

SAPHO.

Alcée, je suis touchée de ta noble amitié : je t’attendrai sur l’autre rive, car je dois t’y précéder ; mais c’est à toi seul que je confie mon nom parmi les Grecs. Tu le sais, le langage des favoris des dieux n’est compris, que d’un petit nombre de mortels ; et le triste avantage du génie, c’est de vivre au milieu des hommes, sans pouvoir se faire entendre de la plupart d’entre eux. Toi, mon concitoyen dans la patrie des arts, apprends aux siècles futurs ce que fut Sapho, et surtout ce qu’elle pouvoit être.

ALCÉE.

Que dites-vous, Sapho ? jamais votre talent n’eut plus d’éclat et de force.

SAPHO.

Le serpent a piqué la fleur ; qu’importe qu’elle soit encore sur sa tige ! C’en est fait ; il n’y a plus de printemps pour elle : quand elle tombera, ce sera pour toujours.


Scène II.


SAPHO, CLÉONE, ALCÉE.
SAPHO.

Cléone, vous êtes belle, et la couronne blanche sied à vos innocens regards.

CLÉONE.

Sapho, c’est en tremblant que je jouis du bonheur que vous m’avez donné. Hélas ! puis-je ignorer ce qu’il en coûte à votre cœur ?

SAPHO.

Alcée, vous allez rassembler les prêtresses qui doivent assister à la fête. Moi, je me placerai sur ce rocher, pour contempler la mer, et pour accompagner de mes accords les gémissemens de ses vagues.

ALCÉE.

Sapho, que parlez-vous de gémissemens, dans ces momens de joie ?

SAPHO.

Ces heureux époux doivent-ils donc oublier qu’on peut souffrir dans ce monde ? Leur sort est assez doux pour qu’on ose leur rappeler que la destinée veille et menace. De quel droit prétendroient-ils l’ignorer ?


Scène III.


SAPHO, CLÉONE.
SAPHO.

Eh bien !

CLÉONE.

Ne me trompe pas ; ne te trompe pas toi-même : il en est temps encore ; romps cet hyménée, s’il te fait trop de mal. Crois-moi, je serai heureuse de te suivre et de t’entendre. J’aime Phaon, sans le connoître : je l’aime, parce qu’il m’a préférée. Mais un autre n’auroit-il pas pu m’aimer et me plaire ? tandis que toi, Sapho, toi, tu es un être unique sur la terre et c’est un destin assez doux que de te voir et de te servir.

SAPHO.
Lève-toi, Cléone ; lève-toi : le bonheur est fait pour ton âge. Je descends la montagne dont tu n’as pas encore atteint le sommet, et le vent de l’abîme se fait déjà sentir à mon cœur brûlant, comme on voie sur l’Etna les neiges et les feux se réunir, sans se réchauffer ni s’éteindre. Sois heureuse, et souviens-toi de Sapho.
CLÉONE.

Ah ! tu ne me quitteras point.

SAPHO.

Si tu étois ma fille, ne faudroit-il pas que je mourusse avant toi ? Comment donc te persuaderois-tu, Cléone, que je ne te quitterai pas ?

CLÉONE.

Sapho, vos regards sont troublés ! je ne sais quelle tristesse me saisit ; le bonheur même m’effraie, comme s’il cachoit quelque terrible mystère.

SAPHO.

Ne te plains pas de ton sort, Cléone, il est beau ; mais il se peut que tu éprouves quelques légères peines : pourquoi serois-tu seule exempte de la douleur ?


Scène IV.


les précédens ; DIOTIME.
DIOTIME.

Cléone, ton époux s’avance : les jeunes filles qui l’accompagnent vont poser le voile sur ta tête, et te conduire dans sa maison.

CLÉONE.

Ô ma mère ! je vais vous quitter !

SAPHO, à part.

Heureuse fille ! c’est entre son époux et sa mère que son cœur est partagé. Moi, j’ai pour mère et pour époux ce vaste océan, qui n’a jamais refusé d’asile à personne.

DIOTIME.

Sapho ! mon amie ! maintenant qu’un autre est chargé du destin de ma fille, je vais me consacrer à toi, et partout je te suivrai.

SAPHO.

Partout, Diotime !

DIOTIME.

Oui, ne nous séparons plus.

SAPHO.

Non, je ne conseille à personne d’unir son sort à une âme aussi agitée que la mienne.

DIOTIME.

Ton généreux sacrifice t’a rendu le calme.

SAPHO.

Sans doute, aux yeux des autres.

DIOTIME.

N’ai-je plus le droit de lire dans ton cœur ?

SAPHO.

Hélas ! hélas ! je n’ose moi-même le sonder, et je n’y sens qu’une blessure. — Ô ciel ! c’est Phaon. Dieux puissans ! soutenez votre victime, et faites qu’elle marche d’un pas ferme à l’autel.


Scène V.


les précédens ; PHAON.
PHAON.

Ah Cléone ! Cléone ! tu vas me suivre ; mais avant de te recevoir dans ma demeure, je vais au temple remercier les dieux, pour détourner la jalousie que peut faire naître en eux mon bonheur.

CLÉONE.

Phaon, ne vois-tu pas Sapho ?

PHAON.

Non, je ne voyois pas celle à qui je te dois.

SAPHO.

Je n’ai donc plus que ce titre à tes yeux ?

PHAON.

Ah ! pardonne ; mais mon trouble…

SAPHO.

Arrête. N’épuise pas ton esprit à dissimuler ce que je sais mieux que toi. Allons, que la fête commence ; allons, que les mortels oublient qu’ils n’ont qu’un jour à passer sur cette terre de larmes ; que les flambeaux s’allument ; que les instrumens retentissent. Donnez-moi, donnez-moi la torche de l’hymen ; je n’incendierai point le temple de ses feux ; je la porterai d’une main ferme.

DIOTIME.

Sapho ! Sapho !

SAPHO.

Qu’ai-je dit ? Empêche-moi de parler, Diotime ; je pourrois me trahir.


Scène VI.


les précédens, ALCÉE, suivi du chœur des Prêtresses.
ALCÉE.

Heureux époux, avant de marcher au temple de Vénus, allez rendre hommage à celui d’Apollon, dont Sapho est la prêtresse.

SAPHO.

Je dois vous précéder dans le sanctuaire ; mais laissez-moi d’abord monter sur ce rocher qui domine l’horizon. Donnez-moi ma lyre ; et vous, jeunes époux, écoutez-moi. Songez que, dans les fêtes, les dieux ordonnent une libation aux divinités souterraines ; c’est moi dont les chants accompagneront cet acte solennel. (Elle s’approche sur le devant du théâtre.) Phaon, Phaon, adieu.

PHAON.

Sapho, ne crois point que nous soyons séparés ; ton génie m’enchaînera sur tes traces.

SAPHO.

Phaon, adieu. — Je marche au temple : Alcée, Diotime, Cléone, vous allez me suivre ; mais tenez-vous quelques instans au pied du rocher, avant de m’y rejoindre. Le dieu qui m’inspire veut que je sois seule en présence de ses rayons.

Ô Diane ! sœur d’Apollon, c’est toi qui règnes maintenant dans le ciel : divinité de la nuit, ta clarté répand quelque douceur sur les ténèbres ; de même le vague espoir d’un autre avenir luit dans notre âme au moment de quitter la vie. Diane ! tes traits d’argent sont aussi ceux de la mort : ils se réfléchissent dans l’onde, et tu traces une route brillante jusqu’au fond de la mer. C’est ainsi que l’amour, l’amour généreux éclaire jusqu’à l’abîme où la douleur va me plonger. — Ô toi que j’ai tant aimé ! pourras-tu revoir ce rivage, sans que le souvenir de Sapho émeuve ton cœur ! Elle avoit reçu du ciel le don du génie ; toutes les merveilles de la nature parloient à son âme, et cependant ta seule voix étoit devenue nécessaire à son cœur, et par degrés le monde entier s’est tu, quand elle ne t’a plus entendu. Toi qui m’as abandonnée sur cette terre, ton nom du moins, ton nom sera pour jamais inséparable du mien dans l’avenir, et cette vaine ombre d’une union tant désirée est encore chère à mon cœur. — Je l’avoue, j’ai pitié de moi ; je pleure ces talens qui me remplissoient d’un si glorieux espoir dans les beaux jours de ma jeunesse. Mais qu’y a-t-il de réel sur la terre, si ce n’est la douleur ? Que vaut ce reste de vie que je vais immoler ? Vous, heureux époux ! vous vous croyez possesseurs du temps ; il vous échappera comme à moi ; je ne laisse sur la terre que des mourans. Ô terre ! dont je ne reverrai plus ni les fruits ni les fleurs, je te dérobe ma triste dépouille ; un charme secret m’attire vers la mer. Je vois les vagues se soulever ; il me semble qu’elles m’appellent, et qu’une puissance mystérieuse m’invite à m’y confier. Eh bien ! je vous entends, divinités souterraines ; l’amour, la gloire, l’air qui s’embrasoit dans mon sein, tout va s’éteindre dans les ondes. Ô malheur ! je te fuis : c’en est fait

(Elle s’élance dans la mer.)
PHAON.

Ciel ! ô ciel ! laissez-moi me précipiter dans les flots avec elle.

ALCÉE.

Tes efforts seront vains ; les dieux ont disposé de son sort ; ne la cherche plus dans les ondes, tourne plutôt tes regards vers les cieux ; c’est là qu’Apollon a déjà placé sa couronne.

CLÉONE.

Sapho n’est plus ; c’est à Sapho que j’ai donné la mort ! Ô ma mère ! je me meurs.

(Elle s’évanouit dans les bras de Diotime.)

ALCÉE.

Adorez tous Apollon : soit qu’il dispense ou la mort ou la vie, une bienfaisante pensée préside toujours à ses décrets.


FIN DE SAPHO.