Œuvres inédites (Staël)/Tome II/La sunamite

Œuvres inéditesTreuttel et WürtzTome second. (p. 73-122).





LA SUNAMITE


DRAME EN TROIS ACTES ET EN PROSE,


composé en 1808.

PERSONNAGES.
LA SUNAMITE.
SA SŒUR.
SEMIDA, fille de la Sunamite.
Le prophète ÉLISÉE
GUEHAZI, disciple d’Élisée.
Jeunes filles de Sunem.personnages muets
Musiciens.
Habitans de Sunem.


ACTE PREMIER.


Le théâtre représente une salle préparée pour une fête.

LA SUNAMITE et sa SŒUR.
LA SUNAMITE.

Ma sœur, aide-moi, je t’en prie, à décorer cette salle ; entoure ces colonnes avec des guirlandes de fleurs. On va bientôt venir, et je veux que ma fille, que Semida, soit contente des préparatifs de la fête.

LA SŒUR.

Cela te sera bien aisé. Tu sais bien, ma sœur, que c’est pour toi qu’elle se prête à tous les plaisirs bruyans de ta maison. Semida est sérieuse et timide ; la crainte du Seigneur la remplit : si elle n’avoit pas peur de t’affliger, elle fuiroit les danses et les concerts qui attirent ici les habitans de Sunem, et se promèneroit solitaire avec nous dans la forêt des cèdres, ou sur les bords du Jourdain.

LA SUNAMITE.

Et veux-tu que je dérobe à tous les yeux ses grâces et sa beauté ? toutes les mères d’Israël m’envient. J’aime à me parer de Semida.

LA SŒUR.

Élève-la pour elle, et non pour toi. Laisse-la passer dans la paix les jours de son enfance ; tu as de l’orgueil, ne le mêle pas à l’amour maternel : la source en est si pure, faut-il la troubler ? Quand tu étois pauvre, tu servois mieux le Très-Haut. Le saint prophète Élisée, qui aimoit ton époux parce qu’il étoit pieux, vous a miraculeusement enrichis, en remplissant vos vases d’une huile précieuse qu’on recherchoit partout dans l’Orient. Tant que ton époux a vécu, ces biens, nouvellement obtenus, étoient la fortune du pauvre ; mais depuis sa mort, la beauté de ta fille a séduit ton cœur ; tu veux la montrer à tous les regards. Il vient ici des hommes et des femmes qui ne croient pas au vrai Dieu ! Comment, en effet, peut-on recevoir la foule dans sa maison sans y rencontrer le méchant ? Élisée ne t’avoit point fait ces riches dons pour les dissiper dans la fumée des festins, ni pour les prodiguer à ces joueurs d’instrumens étrangers, qui enseignent à ta fille l’art de se faire admirer.

LA SUNAMITE.

Je respecte Élisée, ma sœur, et parmi ses bienfaits tu ne rappelles pas le plus grand de tous. C’est lui qui a demandé pour moi au ciel que je donnasse le jour à Semida.

LA SŒUR.

Tes prières, appuyées par le saint prophète, t’ont fait obtenir la consolation des jours mauvais ; un enfant, une fille qui rafraîchira ton cœur, comme la rosée, quand l’âge le flétrira. Mais as-tu donc oublié le vœu solennel de ton époux ? Quand Semida vint au monde, il promit à Dieu de la consacrer, jusqu’à l’âge de seize ans, au culte des saints autels. Tu es de la tribu de Lévi, et les prêtres ont accepté ton enfant, quand son père l’a présentée au tabernacle. Depuis un an déjà elle devroit vivre au milieu des filles pieuses qui chantent les louanges de L’Éternel, brûler l’encens dans le sanctuaire, filer les vêtemens de lin des sacrificateurs, et ne jamais se montrer que dans le temple. Ton époux est mort quand Semida étoit encore au berceau ; mais à présent qu’elle pourroit accomplir le vœu de son père, d’où vient que tu lui caches sa vocation sainte ? d’où vient que tu as exigé de moi de ne pas la lui apprendre ? Ne frémis-tu donc pas des menaces prononcées contre ceux qui manquent aux promesses faites à l’Éternel ?

LA SUNAMITE.

Ce n’est pas moi qui me suis liée par cette promesse insensée.

LA SŒUR.

Ton époux, en mourant, t’avoit chargée de l’accomplir.

LA SUNAMITE.

Il étoit vieux ; il n’attachoit plus de prix aux louanges des hommes. Il auroit voulu que la jeunesse marchât timidement dans la vie, comme sur le bord de la tombe.

LA SŒUR.

S’agit-il de le juger, quand il faudroit lui obéir ?

LA SUNAMITE.

Quoi, ce qu’il y a de plus charmant sous le soleil seroit enfoui dans l’obscurité ! Les arts enchanteurs cultivés par Semida, ajoutent un nouvel éclat à ses charmes, et le bruit de sa beauté se répandra dans Israël, comme le parfum des citronniers. Pourrois-je immoler ses jours brillans à la sombre tristesse d’un vieillard ?

LA SŒUR.

Ne sais-tu donc pas, ma sœur, à quel prix il faut obéir à la volonté du Très-Haut ? Pourquoi le patriarche Abraham leva-t-il le couteau sur son fils Isaac ? pourquoi Jephthé le plongea-t-il lui-même dans le sein de sa fille ? c’étoit pour accomplir un vœu fait au Dieu d’Israël ! Et toi, ma sœur, et toi, comment oses-tu te révolter contre une privation légère, quand nos pères se sont soumis à de si terribles sacrifices ?

LA SUNAMITE.

J’aurois élevé ma fille avec tant de soin, pour qu’elle languît dans le temple !

LA SŒUR.

Y languir ! Ma sœur, elle s’y prépareroit, jusqu’à l’âge de quinze ans, à toutes les vertus qui doivent la rendre un jour plus chère à son époux. Lorsque Élisée est venu dans ta maison, il y a un an, ne t’a-t-il pas reproché l’oubli des saintes promesses que je te rappelle en vain ?

LA SUNAMITE.

Le prophète a gardé le silence sur ces promesses.

LA SŒUR.

Ne crois pas qu’il les ignore. Ma sœur, s’il se tait, c’est qu’il te livre à ta conscience.

LA SUNAMITE.

Si j’ai trop aimé Semida pour accomplir un vœu cruel, Élisée pardonnera cette foiblesse au cœur d’une mère.

LA SŒUR.

Peux-tu donc t’aveugler sur la sévérité des prophètes ? Élisée n’est-il pas le disciple d’Élie, qui remplissoit tout Israël de terreur ?

LA SUNAMITE.

Tout Israël dira que ma fille est la plus charmante des filles d’Abraham. L’enfance jette encore un voile sur les traits et sur les regards de Semida ; mais qui jamais égalera sa beauté, quand sa taille s’élancera comme le palmier, et que la fraîcheur du matin colorera ses joues ? Non, je ne cacherai pas ma colombe dans les déserts. Que les palais soient sa demeure ; que l’or et les fleurs lui servent de parure. Peut-être un jour sera-t-elle choisie par l’un de nos rois pour partager son trône. Ma sœur, ne trouble pas les rêves de mon bonheur ! Tu vas voir Semida ; tu l’entendras jouer de la harpe : ainsi jadis David charmoit, par ses accords, Saül furieux. Une femme de Babylone lui a appris une danse nouvelle, qui fait admirer ses pas si légers et si rapides. Ma sœur, prends part à ma joie.

LA SŒUR.

Tu as bien plus de science que moi, ma sœur. Les hommes de la Chaldée, qui ont étudié le cours des astres, t’ont révélé les secrets de leur art. Moi, j’ai vécu toujours seule dans la maison de notre père, et je ne suis venue auprès de toi que quand la mort de ton époux t’a fait souhaiter une compagne fidèle. Mais j’en crois Salomon, qui défend de se livrer aux vanités, de la terre ; et quand le vœu qui pèse sur toi ne m’épouvanteroit pas, je souhaiterois que Semida fût élevée dans la simplicité du cœur.

LA SUNAMITE.

Elle ne la perdra point ; elle restera modeste, et c’est moi qui serai fière. Ah ! que d’années de triomphe et de bonheur sont réservées à Semida !

LA SŒUR.

Ma sœur, peux-tu parler de l’avenir avec cette confiance ? Ta fille, hélas ! est bien loin d’y compter ainsi, et je trouve dans son regard une tristesse qui me serre souvent le cœur.

LA SUNAMITE.

Semida est une créature céleste ! tu prends pour de la tristesse ce recueillement de l’âme, qui lui fait deviner ce que l’âge apprend aux autres. Elle n’a point, il est vrai, l’insouciante gaîté de l’enfance, mais la douceur des anges se peint toujours sur son front. Regarde, la voilà !


Scène II.


LA SUNAMITE, LA SŒUR, SEMIDA.
LA SUNAMITE.

Semida, idole de mon cœur, sois la bienvenue. Mais pourquoi donc ta parure est-elle si négligée ? Dans une heure la fête commence et tu n’as point mis sur ta tête les fleurs que j’ai cueillies pour toi.

SEMIDA.

Pardonne-moi, ma mère ; je ne l’ai pu.

LA SUNAMITE.

Tes yeux se remplissent de larmes. D’où vient donc cet air sombre, quand des succès si brillans te sont préparés ?

SEMIDA.

Ma mère, je n’ose te le dire ; tu me trouveras trop enfant, et tu auras raison, sans doute.

LA SUNAMITE.

Ma fille, tu ne m’as jamais laissé ignorer ce qui se passoit dans ton âme.

SEMIDA.

Jamais.

LA SUNAMITE.

Eh bien ! t’en es-tu mal trouvée ? n’as-tu pas été heureuse jusqu’à ce jour ?

SEMIDA.

Sans doute, j’ai été heureuse, puisque tu m’as aimée : c’est par toi, c’est pour toi que j’ai connu la vie, et je n’ai rien éprouvé que ton cœur ne m’ait fait sentir. Néanmoins, ce matin j’étois seule, et…

LA SUNAMITE.

Achève, mon enfant.

SEMIDA.

J’étois assise auprès de ton lit, dans cette place où tu as coutume de me donner des leçons. Je pensois à toi, ma mère ! j’ai pris les roses dont tu m’as fait une couronne, et je me suis levée pour m’en parer, afin de te plaire ; mais voilà que tout à coup, à la place même que j’avois occupée, j’ai vu, le croiras-tu ? ne te paroîtrai-je pas insensée ? j’ai vu ma propre figure telle que l’onde du Jourdain me l’a souvent répétée ; cependant, elle étoit beaucoup plus pâle que moi, et des roses toutes semblables à celles que je tenais encore dans ma main étoient placées sur sa tête : mais, d’ailleurs, tous ses traits étoient les miens. Je me voyois, je me regardois moi-même, et je frémissois à mon aspect. Ma figure qui te plaît, ma mère, si tu l’avois vue, comme un fantôme, elle ne t’auroit plus inspiré qu’une affreuse terreur.

LA SUNAMITE.

Mon enfant, dissipe ton effroi ; tes yeux éblouis par un rayon de lumière ont sans doute produit cette fausse apparence, et ton imagination troublée aura secondé le hasard.

LA SŒUR, parlant bas à la mère.

Ma sœur, ne sais-tu donc pas que la Pythonisse d’Endor, celle qui évoqua l’ombre de Samuel en présence de Saül, disoit que de toutes les visions, la plus funeste c’est quand notre propre figure nous apparoît ? Ma sœur, je t’en prie, renvoie la fête, et jette ces roses ; tu détourneras peut-être ainsi le malheur qui te menace !

LA SUNAMITE.

Comment ton esprit peut-il s’occuper de pareilles chimères ? es-tu donc encore dans les ténèbres de l’ignorance, pour que de semblables pensées s’offrent à toi ?

LA SŒUR.

Un cœur timide devine mieux le mystère qu’un esprit présomptueux. Qu’y a-t-il donc de si clair ici-bas que l’homme puisse expliquer ? l’obscurité couvre même les cieux ; ils en sont revêtus comme d’un habit de deuil ; et toi, ma sœur, tu crois tout voir et tout comprendre.

LA SUNAMITE.

Regarde, Semida, comme elle est charmante au milieu de ces fleurs, comme une fête lui sied bien ! déjà le nuage qui voiloit ses regards se dissipe. Cher enfant, la salle te paroît-elle bien ornée ?

SEMIDA.

Oui, ma mère, sans doute : n’est-ce pas toi qui as tout ordonné ! Mais j’aime mieux nos jours de retraite avec toi, avec ta sœur ; mon âme est plus à l’aise ; toujours la foule m’oppresse.

LA SUNAMITE.

Quoi donc ! alors même qu’elle te loue avec transport ?

SEMIDA.

Ma mère, je me sens plus de joie quand tu me dis seulement : Ma fille, c’est bien.

LA SUNAMITE.

Mille voix dans Israël seront un jour l’écho de ce simple mot : C’est bien.

SEMIDA.

Ne m’a-t-on pas dit que l’envie succède souvent à la louange ? et si l’on me haïssoit une fois, ma mère, cela m’affligeroit bien plus que jamais les fêtes ne m’ont réjouie.

LA SUNAMITE.

Te haïr ! Que dis-tu, Semida ? Va, ce seroit blasphémer la plus touchante image de la bonté céleste.

SEMIDA.

Ma mère, ne me gâte pas, je t’en prie : un enfant doit être humble et modeste, et je crains de cesser de l’être, quand ta voix me fait entendre de si flatteuses paroles. Mais d’où vient que le saint prophète ne nous a pas visitées cette année ? Tous les printemps, à cette époque, il vient passer quelques jours dans ta maison ; tu m’as dit qu’il n’y avoit jamais manqué depuis ma naissance.

LA SUNAMITE.

Il arrivera peut-être aujourd’hui, ma fille ; c’est le premier jour de la lune de Sivan qu’il a coutume de s’établir sur le mont Carmel, au pied duquel notre maison est bâtie.

SEMIDA.

Je voudrais qu’il ne vînt pas aujourd’hui ; il n’aime pas les fêtes, lui ; il vit si solitaire ; il prie Dieu avec tant d’ardeur ! Son front austère, ses traits sillonnés par la vieillesse n’ont rien qui m’intimide ; je voudrois passer ma vie avec lui. Cet homme qui fait si peur aux méchans et que les bons abordent avec tant de respect, il daigne se faire entendre d’un enfant, et au fond de mon cœur je comprends tout ce qu’il dit.

LA SŒUR.

Semida, tu as bien raison d’aimer Élisée ; mais je crains que cette année nous ne le voyions pas.

LA SUNAMITE.

Ma sœur, rassure-toi ; sans doute il est près d’ici, car j’aperçois Guehazi, son disciple, qui dirige ses pas vers notre maison.



Scène III.


GUEHAZI, LA SUNAMITE, LA SŒUR, SEMIDA.
SEMIDA.

Guehazi, te voilà, que j’en suis aise ! Dis-moi, ton digne ami et le nôtre, Élisée, va-t-il venir ?

GUEHAZI.

Non, Semida, vous ne le verrez pas.

LA SUNAMITE.

Lui seroit-il arrivé quelque malheur ?

GUEHAZI.

Sunamite, l’homme que Dieu protège n’est point atteint par les coups aveugles du sort.

LA SUNAMITE.

Et quel est le motif qui le retient loin de nous ?

GUEHAZI.

Il n’est pas loin de vous ; ce soir même il doit se reposer sur le mont Carmel.

LA SUNAMITE.

Pourquoi donc me refuse-t-il sa visite accoutumée ?

GUEHAZI.

Tu n’as pas, dit-il, besoin de lui ; et les fêtes qui retentissent dans ta maison ne conviennent pas à sa vieillesse.

SEMIDA.

Ah ! dis-lui, Guehazi, que ces fêtes seront bientôt passées. Je jouerai de la harpe, je danserai bien vite, et dès que j’aurai fini, j’irai près d’Élisée.

GUEHAZI.

Charmante Semida, Élisée, mon respectable maître, n’a point détourné son affection de toi.

LA SUNAMITE.

Guehazi, demain j’irai trouver le saint prophète, et j’espère qu’il ne blâmera point nos innocens plaisirs.

GUEHAZI.

En est-il d’innocens, quand l’orgueil s’y mêle ?

LA SUNAMITE.

L’orgueil maternel ?

GUEHAZI.

N’importe : le Dieu d’Abraham punit aussi celui-là.

SEMIDA.

Guehazi, blâmerois-tu ma mère ? Élisée la blâmeroit-il ? Conduis-moi près de lui, que je lui dise combien elle m’aime ; combien elle me rend heureuse. C’est ma faute d’être quelquefois triste les jours de fête ; car c’est pour moi, pour moi seule que ma mère arrange tous ces plaisirs.

GUEHAZI.

Chère enfant, tu es quelquefois triste les jours de fête ; eh bien, tu seras consolée dans les jours de l’adversité. Qui sentit la tristesse que recèlent les joies humaines, connoîtra l’espérance que Dieu renferme encore au sein du malheur.

LA SUNAMITE.

Guehazi, ta jeunesse est sombre et sévère.

GUEHAZI.

Puisse le sort ne l’être pas davantage envers toi !

LA SŒUR.

Dis au saint prophète que toutes ses paroles sont restées gravées dans mon cœur.

GUEHAZI.

Il le sait. (Une musique de fête se fait entendre.) Mais qu’est-ce que j’entends ?

LA SŒUR.

Ce sont les joueurs de flûte qui annoncent le commencement de la fête.

GUEHAZI.

Cette musique triomphante me remplit malgré moi d’un pressentiment douloureux. — Sunamite, tu as connu le Dieu de bonté ; mais connois-tu le Dieu terrible, et sais-tu quels soupirs il peut arracher du cœur des humains ? Adieu. Parmi les habitans de Sunem que tu reçois aujourd’hui, il en est beaucoup qui sont ennemis de mon maître ; je vais me hâter de le rejoindre, pour qu’il ne traverse pas seul la foule dont ta maison est entourée. Adieu.


Scène IV.


SEMIDA, LA SUNAMITE, LA SŒUR.
SEMIDA.

Il est bon, Guehazi ; il aime tant Élisée !

LA SUNAMITE.

Les jeunes disciples exagèrent les leçons de leur maître, et font haïr la doctrine qu’ils sont chargés de répandre.

SEMIDA.

Tu juges ainsi Guehazi, ma mère ; je te crois. Mais, livrée à moi-même, je serois tentée, tout enfant que je suis, d’être sérieuse comme Guehazi ; et sans toi je sens que j’ignorerois l’art de plaire aux étrangers.

LA SUNAMITE.

Va, mon enfant, je ne t’ai rien appris, et mon cœur s’en glorifie. Mais hâte-toi donc de te parer : jamais nous n’avons passé si tristement les heures qui précèdent une fête. (Aux jeunes Sunamites qui arrivent dans le fond de la salle.) Venez, filles de Sunem, venez placer sur la tête de ma fille la couronne du printemps.

LA SŒUR.

Quoi ! ma sœur, tu peux te résoudre à parer ta fille de ces roses ?

LA SUNAMITE.

Eh ! pourquoi ne le ferois-je pas ?

LA SŒUR.

Cette vision, ce fantôme…

LA SUNAMITE.

Comment peux-tu les rappeler ?

LA SŒUR.

Ah ! ma sœur, je t’en conjure, songe aux présages funestes qui ont annoncé ce jour.

LA SUNAMITE.

Je songe à la beauté de Semida.

(Elle ajuste la parure de sa fille.)
SEMIDA.

Merci, ma mère. — Me voilà donc comme le fantôme, et la couronne est sur ma tête ; mais c’est de toi que je la tiens, elle ne peut me porter malheur.

(Des joueurs d’instrumens, des jeunes gens et des jeunes filles de Sunem arrivent sur la scène.)
LA SUNAMITE.

Apportez la harpe de ma fille ; accompagnez-la ; mais ayez soin que vos instruments ne couvrent point ses accords.

LA SŒUR.

Asseyez-vous ici ; ma sœur va rester auprès de sa fille.

(Semida joue de la harpe.)

Je crois que jamais Semida n’a mieux joué que ce soir. Quels sons enchanteurs !

LA SUNAMITE.

Qu’il est touchant, l’air qu’elle a fait entendre ! Comme ses yeux parloient ! comme son âme s’y faisait voir !

SEMIDA, se levant.

Ma mère, es-tu contente ?

LA SUNAMITE.

Oh ! mon enfant, comment te le dire assez !

SEMIDA.

Jamais la musique ne m’a tant émue qu’aujourd’hui ; j’étois prête à pleurer en jouant ; il me sembloit que je voyois au-dessus de ma tête des anges qui m’appeloient pour m’unir à leurs concerts. Je résistois à leur voix si douce, ma mère, car je ne voulois pas te quitter. Mais je ne sais quel attrait mystérieux m’enlevoit à la terre. J’ai bien fait de finir ; je commençois à me troubler.

LA SŒUR.

N’est-elle pas trop fatiguée pour danser ?

LA SUNAMITE.

Oh ! non ; elle danse si bien. N’est-il pas vrai, Semida ? Tu peux essayer les pas nouveaux que la femme de Babylone t’a enseignés ?

LA SŒUR.

Je le ferai, ma mère, puisque tu le désires ; mais embrasse-moi avant que je commence ; je sens que j’en ai besoin.

(Elle danse au son des instrumens.)
LA SŒUR.

Ma sœur, ne vois-tu pas ?

LA SUNAMITE.

Quoi ? — Ne me distrais pas, je t’en prie ; mon ravissement est inexprimable.

LA SŒUR.

Ton ravissement ! Et tu ne vois donc pas qu’elle pâlit ; elle va tomber, elle tombe.

(Semida chancelle ; la musique cesse.)
LA SUNAMITE.

Ma fille ! ma fille !

SEMIDA, portant la main à son front.

Ma mère, ce n’est rien ; mais je souffre un peu. Fais cesser les instrumens, je t’en prie ; ils m’étourdissent.

LA SUNAMITE.

Ma fille, on ne les entend plus.

SEMIDA.

Ah ! je les entends toujours.

LA SUNAMITE.

Oh, ciel ! comme son cœur bat avec violence !

SEMIDA.

Ma mère, ôte-moi ces roses ; leur parfum me fait mal.

LA SUNAMITE.

Arrachez toutes les fleurs ; couvrez cette maison de deuil. Qu’ai-je fait ? Juste ciel ! Ma fille !

SEMIDA.

Ma mère, emporte-moi loin d’ici ; le bruit de la fête me fait mourir : je ne peux plus le supporter.

LA SUNAMITE.

Ah, ciel ! et c’est moi qui l’ai voulu. Semida, viens dans mes bras ; viens, que Dieu te protège, et que le sacrifice de ma vie sauve la tienne !


FIN DU PREMIER ACTE.


ACTE SECOND.

Paysage aride, au pied du mont Carmel.


Scène I.


ÉLISÉE, GUEHAZI.
GUEHAZI.

Ah ! mon maître, que je craignois pour toi au milieu de cette foule insolente, qui outrageoit ta vieillesse par ses rires dédaigneux et moqueurs !

ÉLISÉE.

Mon fils, crains pour ceux qui ont bravé le Dieu d’Abraham dans son prophète ; aujourd’hui même ils vont disparoître de la terre.

GUEHAZI.

Ces jeunes gens insensés ne sèment que le vent, et ne recueilleront que la tempête. Ils avoient assisté à la fête donnée par la Sunamite : d’où vient donc qu’elle a duré si peu de temps ?

ÉLISÉE.

Un grand malheur l’a troublée.

GUEHAZI.

Je le craignois.

ÉLISÉE.

Une promesse avoit été faite à l’Éternel, et la Sunamite ne l’a point accomplie : la vanité s’est emparée de son âme, et en a chassé la crainte du Tout-Puissant. Malheureuse mère ! je la plains. Quand les méchans sont punis, mon âme en devient plus forte ; je sens le bras de l’Éternel qui les frappe et nous soutient. Mais quand la foudre tombe sur le foible, le serviteur de Dieu est lui-même épouvanté.

GUEHAZI.

Ô mon père ! si toi aussi tu redoutes les jugemens du Très-Haut, quel homme oseroit se présenter sans crainte devant ses autels ?

ÉLISÉE.

Guehazi, tu n’as pas connu mon maître. Que suis-je auprès d’Élie, de ce saint homme qui a porté la terreur sur le trône d’Israël, et fait trembler les rois coupables ? L’âme de ce divin prophète étoit plus digne que la mienne d’être le sanctuaire du Très-Haut. Néanmoins une voix secrète se fait entendre au dedans de moi, me pénètre et me conduit ; et jamais, jusqu’à ce jour, je ne lui ai désobéi. L’homme n’est point fort de sa force, et c’est l’appui de l’Éternel qui fait une colonne du roseau. Élie, le terrible Élie, commandoit aux élémens, marchoit d’un pas sûr à travers les vagues de la mer, et la terre effrayée se taisoit devant lui. Il m’a soutenu par sa divine amitié ; il m’a donné la main quand je chancelois sur les flots, et son manteau sacré couvre encore mes foiblesses aux yeux du Tout-Puissant.

GUEHAZI.

Mon père, Élie vit-il encore ? Je t’entends l’invoquer souvent, depuis qu’il a quitté la terre : te répond-il ?

ÉLISÉE.

Mon fils, il n’est point accordé aux hommes de savoir si les justes échappent au tombeau et sont admis dans le ciel. Le peuple d’Israël, si souvent enclin à l’idolâtrie, ne s’inquiète que de la terre, et ne demande à son Dieu que des vignes fécondes, des moissons abondantes et de longs jours ici-bas, passés dans les plaisirs.

GUEHAZI.

Ah ! si la Sunamite perdoit son unique enfant, ne lui dirois-tu pas qu’elle peut le revoir un jour ?

ÉLISÉE.

Mon fils, je n’ai point reçu du ciel la mission d’annoncer une seconde vie après la mort. Imite mon silence.

GUEHAZI.

Mon père, tes commandemens me sont sacrés comme s’ils étoient prononcés par l’Éternel lui-même, sur le mont Sinaï. Les passions de ma jeunesse s’apaisent à ta voix ; et, loin de me plaindre de la vie que nous menons ensemble sur les montagnes et dans les déserts, je voudrois ajouter encore aux austérités que nous bravons, pour me rendre plus digne d’être ton disciple.

ÉLISÉE.

Mon fils, supportons les souffrances nécessaires pour convaincre les hommes de la vérité de nos paroles ; mais n’ajoutons rien à ce qu’il faut : ne souhaitons pas même que nos misères soient agravées, car l’orgueil pourroit s’y complaire ; l’orgueil, le plus grand crime de l’homme envers le ciel. C’est ainsi que la Sunamite… Mais la voilà ; c’est elle que j’aperçois là-bas, venant à nous, pâle, les cheveux épars. Ah ! quel spectacle déplorable, et que la créature est à plaindre, quand son Dieu ne la protége plus !


Scène II.


LA SUNAMITE, ÉLISÉE, GUEHAZI.
LA SUNAMITE, se jetant aux pieds d’Élisée.

Élisée ! Élisée ! ma fille est mourante ; viens à son secours ; viens.

ÉLISÉE.

Relève-toi, Sunamite ; il ne m’est plus permis de retourner dans ta maison.

LA SUNAMITE.

Qu’ai-je fait, juste ciel ! pour attirer sur moi cette malédiction redoutable ?

ÉLISÉE.

Le Seigneur t’avoit donné cet enfant si vivement désiré, et ton époux l’avoit voué au culte des autels ; mais tu n’as pu te résoudre à soustraire ta fille aux applaudissemens des hommes, et tu as voulu pour elle les louanges des insensés et l’admiration des impies.

LA SUNAMITE.

Offensois-je la Divinité en mettant en lumière les dons qu’elle m’avoit faits ?

ÉLISÉE.

Il falloit les lui consacrer.

LA SUNAMITE.

Eh bien ! si j’ai été coupable, je me bannirai de ma maison ; j’irai vivre dans l’obscure cabane de mon père : il ne me restoit point d’autre bien, quand tu m’as donné cette fortune dangereuse qui a excité mon ambition pour ma fille. Je ne l’instruirai plus, je ne serai plus avec elle ; seulement, quand les jours de fête elle ira porter au temple les prémices des fleurs et des fruits, je la regarderai passer, et je la bénirai dans mon cœur : la bénédiction de sa mère ne sauroit lui faire de mal, — Va, saint homme ; va près d’elle ! je ne suivrai point tes pas : je vais rester seule ici dans les montagnes. Si je souffre, je croirai que mes maux sont acceptés par l’Éternel à la place de ceux de Semida. J’errerai de loin autour de sa maison, et quand elle sera guérie, mon père, tu feras partir dans les airs une colombe, pour m’en donner le signal : je la verrai, cette colombe de paix ; je saurai que les jours de ma fille sont assurés, et je me prosternerai pleine de joie devant l’Éternel et devant toi.

ÉLISÉE.

Ô femme ! que n’as-tu plus tôt éprouvé ces humbles sentimens !

LA SUNAMITE.

Un jour d’infortune en apprend plus au cœur que dix ans de prospérité.

ÉLISÉE.

Cruelle leçon qu’un arrêt irrévocable !

LA SUNAMITE.

Que veux-tu dire, irrévocable ? Semida vit ; elle souffre, il est vrai : je le sais, elle est pâle, abattue ; la rose de Saron ressemble maintenant au lis de la vallée ; mais si tu le veux, elle va relever sa tête ; si tu le veux…

ÉLISÉE.

La volonté du ciel est ma seule puissance.

LA SUNAMITE.

Et le ciel voudroit-il punir Semida des fautes de sa mère ? Ma fille est innocente de l’orgueil qu’elle m’inspiroit ; elle ignoroit le vœu qui l’attachoit au service des autels. Dans mon aveuglement coupable, j’ai pris soin de le lui cacher ; mais un instinct secret sembloit la disposer à suivre les désirs de son père. Vingt fois, aujourd’hui même, son cœur a repoussé cette fête qu’un acharnement fatal me faisoit vouloir. C’étoit à toi qu’elle pensoit, mon père ; c’étoit à toi que son cœur avoit besoin de s’ouvrir. Guehazi en est témoin ; qu’il le dise : ma fille prenoit-elle aucune part aux vains plaisirs que je préparois pour elle ? ne s’y refusoit-elle pas, autant que le permettait sa soumission angélique ?

GUEHAZI.

Oui, je l’atteste.

ÉLISÉE.

N’importe. Le Dieu de Moïse n’a-t-il pas dit que les fautes des pères seroient punies sur les enfans ? n’est-ce pas sur le mont Sinaï, au milieu des éclairs et de la foudre, que cette vérité terrible fut proclamée ?

LA SUNAMITE.

Non, ce n’étoit pas assez de la foudre pour accompagner une si redoutable menace ; il falloit frapper de stérilité le sein des mères. Dieu ! Je pourrois être la cause de la mort de mon enfant ! Élisée, devois-tu donc implorer le Dieu d’Abraham pour que je donnasse la vie à Semida ! Que ne me disois-tu que l’amour maternel étoit un piége funeste que le ciel même tendoit à mon malheureux cœur !

ÉLISÉE.

Prends garde, ô femme ! prends garde ; l’esprit de rebellion est prêt à s’emparer de toi.

LA SUNAMITE.

Et qu’ai-je à craindre encore, si je perds mon enfant ? de quel supplice plus horrible l’Éternel lui-même pourroit-il me menacer ? Ah ! chaque instant qui s’écoule est mortel pour Semida ! Pars, au nom de la pitié que l’homme doit à la misère de l’homme, pars.

ÉLISÉE.

Je ne puis. Un ordre suprême me défend de te suivre.

LA SUNAMITE.

Eh bien ! il te reste du moins un pouvoir. Précipite-moi dans la tombe où nos pères m’attendent : périsse le jour où je naquis ! qu’il soit un jour de deuil ; que les cieux lui refusent la lumière, et que les ténèbres éternelles s’en emparent ! Pourquoi la miséricorde du Très-Haut ne m’a-t-elle pas repoussée des portes de la vie ? ai-je demandé de naître pour recevoir le jour à ce prix ? Ah ! cette terre n’est qu’une vallée de larmes. Le juste comme l’injuste s’y traîne dans les tourmens, ou plutôt ce sont les bons, les bons seuls qui souffrent ; et quand le cœur est plein d’affection et de tendresse, c’est alors que l’Éternel le perce de ses flèches, et le choisit pour victime de ses terribles jugemens.

ÉLISÉE.

Malheureuse ! qu’as-tu dit ? Oses-tu contester avec l’Éternel, et juger ses desseins ! Ils sont placés dans les hauteurs des cieux ; qui pourroit y atteindre ? Ils pénètrent jusque dans les profondeurs des abîmes ; qui les y découvrira ? Malheureuse ! tes paroles sont comme le vent impétueux qui renverse tes dernières espérances. Que sais-tu donc sur la vie que nous ne sachions pas ? Et la vieillesse nous est-elle arrivée sans que nous ayons souffert ? Mais les consolations de la piété nous ont soutenu, et tu les as dédaignées. Pourquoi ce désespoir, pourquoi ces regards irrités ? cesse de révolter contre ton Créateur le souffle de vie qu’il t’a donné. De quoi te plains-tu, femme coupable ? tu as refusé ta fille à ton Dieu qui la demandoit ; il t’a long-temps avertie par ma bouche ; ne comprenois-tu pas mes paroles mystérieuses ? Il m’étoit défendu d’appeler la clarté sut l’œuvre des ténèbres ; mais ne t’ai-je pas dit qu’il n’y avoit rien de caché pour l’Éternel ? Ne t’ai-je pas dit que lorsqu’il parloit d’un ton sévère, la source des eaux étoit tarie, et la vie humaine desséchée dans sa fleur ? Le ciel t’avoit accordé cette fille dont la beauté même devoit t’enseigner la gloire de Dieu sur la terre ; mais tu en as fait ton idole comme les impies, tu as voulu l’entourer des hommages de l’univers. Eh bien ! l’idole est périssable, et ton fol amour…

LA SUNAMITE.

Que dis-tu, ma fille ? réponds-moi.

ÉLISÉE.

C’en est fait ! Semida ne vit plus.

LA SUNAMITE.

Je me meurs.

(Elle tombe sans connoissance.)
GUEHAZI.

Ah, mon père ! il est donc vrai, le malheur de cette pauvre femme est accompli, tu ne peux rien pour elle !

ÉLISÉE.

Qui réveillera les morts de leurs tombeaux ?

GUEHAZI.

Celui dont la prière est toute-puissante, toi, mon père, oui, toi.

ÉLISÉE.

Je n’ai jamais remporté de triomphe sur le sépulcre.

GUEHAZI.

Le roi d’Israël étoit prêt à mourir, il implora ton appui, et quinze ans de vie furent ajoutés à ses jours.

ÉLISÉE.

Il vivoit encore, et il n’étoit pas révolté contre le malheur, comme cette femme passionnée.

GUEHAZI.

Ah ! si du moins cette pauvre mère savoit que dans les régions éthérées sa fille vivra peut-être auprès d’Élie, elle pourroit supporter la perte qui l’accable.

ÉLISÉE.

Non, la Sunamite n’accepteroit point des espérances toutes saintes, en échange des biens terrestres auxquels son cœur est si vivement attaché.

GUEHAZI.

Élisée, si tu n’as pas de consolation pour elle, ne la rappelons pas à la vie.

ÉLISÉE.

Le terme de ses jours n’est pas encore atteint, ses yeux se rouvrent ; prête-lui ton bras pour se relever.

LA SUNAMITE.

Qui me soutient ? est-ce ma fille ? Non ; où suis-je ? d’où vient le rêve affreux qui m’a poursuivie ? La fatigue et la chaleur du jour m’auront assoupie au pied de cet arbre, et pendant mon sommeil,… mon père, le croiras-tu ? il me sembloit que tu me disois que Semida n’étoit plus. Le prophète qui a prié pour sa naissance m’annonceroit sa mort ! Non, c’est impossible ; nul homme n’auroit le courage d’affronter la douleur d’une mère ; et toi, mon père, toi qui as tant soulagé de souffrances, tu m’aurois secourue, tu aurois sauvé ma fille ; tu sais bien, toi qui lis au fond des cœurs, tu sais si le mien est fait pour survivre à ce qu’il aime.

ÉLISÉE.

Guehazi, reconduis la Sunamite dans sa maison, soutiens ses pas chancelans, et redonne-lui quelque espérance.

GUEHAZI.

Quelque espérance ! Ah ! mon père, qu’as-tu dit !

ÉLISÉE.

Ce que j’ignore moi-même. La solitude et le recueillement de la prière m’apprendront si je puis encore verser quelque baume sur ses blessures.

LA SUNAMITE.

Allons, allons chez moi ; car ma fille m’y attend. La pauvre enfant ! elle est sans doute inquiète de mon absence ! Pourquoi l’ai-je quittée ? Je ne me souviens de rien, la tête me fait mal, et j’ai comme une pierre sur mon cœur. Guehazi, donne-moi ton bras ; je suis si foible ! Ah ! je m’étois persuadée que ma fille étoit bien malade, et je sens avec joie que c’est moi qui le suis ; ce que je souffre m’aura troublée. Partons.

ÉLISÉE.

Dieu clément ! Dieu des miséricordes ! rends-lui sa raison, pour t’adorer et te fléchir.


FIN DU SECOND ACTE.


ACTE TROISIÈME.

La scène est dans la maison de la Sunamite. — La salle où s’est donnée la fête est dépouillée de tous ses ornemens ; une seule lampe l’éclaire foiblement. — Le fond du théâtre est caché par un rideau.



Scène I.


LA SŒUR.

Grand Dieu ! comment dire à ma sœur que Semida vient d’expirer ? comment trouver des paroles pour apprendre à cette mère la mort de son enfant ? Semida ! Semida ! moi aussi je la pleure ; elle étoit si bonne et si touchante ! Mais ne murmurons pas ; que la volonté du Très-Haut s’accomplisse ! Ces fêtes continuelles ont agité sa douce vie ; ou plutôt c’est le Dieu terrible d’Israël qui la ravit à sa mère, pour la punir de n’avoir point accompli le vœu de son époux. J’ai parlé vainement, il faut se taire à présent. Honte à celui qui se vante auprès des infortunés d’avoir prévu leur malheur ! Hélas ! ma pauvre sœur ne se fera que trop de reproches ! elle va s’accuser elle-même comme une implacable ennemie. Mais je la vois ; ah ! qu’elle est pâle et tremblante ! sauroit-elle déjà tout ?


Scène II.


GUEHAZI, LA SUNAMITE, LA SŒUR.
LA SUNAMITE.

Ma sœur, comme cette chambre est obscure ! elle étoit si claire, si brillante il y a quelques heures !

LA SŒUR.

Ma sœur, la nuit est venue, le soleil a disparu ; l’obscurité convient mieux aux pensées qui nous occupent.

LA SUNAMITE.

Oui, tu as raison, je les connois ces pensées, mais je ne puis les exprimer : je voudrois te demander… Mais, non, garde-toi de me répondre ; je pourrois te haïr si tu prononçois des mots horribles. Laisse-moi, j’attends encore. Ah ! qui peut se résoudre à n’attendre plus ! Je comprends ce silence ; elle seroit déjà dans mes bras. Où faut-il la chercher maintenant ? Guide-moi, je n’y vois plus.

LA SŒUR.

Mon amie, conserve dans ton cœur un profond souvenir.

LA SUNAMITE.

Un souvenir ! crois-tu donc qu’il s’agisse de vivre ? Dis-moi, ma sœur, où ces roses funestes, les dernières qu’elle ait portées ?

LA SŒUR.

Je les ai posée à ses pieds, leur éclat n’est point encore flétri.

LA SUNAMITE.

Elles ont duré plus que Semida. Il y a des fleurs qui parent la vallée ; il y a des oiseaux qui planent dans les airs ; autour de moi, partout est la vie, et je n’en puis dérober un jour, un seul jour pour Semida.

LA SŒUR.

Ose encore la regarder, viens avec moi ; pauvre mère, l’image de ton enfant subsiste encore.

(Elle tire le rideau qui cache le fond du théâtre. On voit Semida couchée sur son lit de mort.)
LA SUNAMITE.

Oui, sans doute, je veux la voir, toujours la voir ; mes yeux ne la quitteront plus. Mais il faut commencer… C’est là-bas, n’est-ce pas là-bas. ? Ma sœur, ma sœur !

(Elle se précipite sur le lit de sa fille.)
GUEHAZI.

Ô femme d’Israël ! Reprend courage, et prie le Dieu d’Abraham.

LA SUNAMITE.

Le prier ! et pour qui ?

GUEHAZI.

Pour ta fille.

LA SUNAMITE.

Pourquoi donc, Guehazi, veux-tu te jouer de ma douleur ? Ne sais-tu pas ce que c’est que la mort ? L’espoir a-t-il jamais rien eu de commun avec elle ?

GUEHAZI.

Et qui t’a dit que tout doive finir avec le tombeau ? Quand Enoch fut rassasié de jours, l’Éternel le prit à lui, parce qu’il l’aimoit. Samuel n’a-t-il pas survécu à sa mort apparente ? ne vint-il pas lui-même, à la voix de la Pythonisse, annoncer à Saül son funeste destin ? Quand les années d’Élie furent accomplies, un char de feu ne descendit-il pas sur la terre pour l’enlever au ciel ?

LA SUNAMITE.

Eh bien ! achève.

GUEHAZI.

Le souffle divin qui animoit ton enfant ne peut-il pas retourner dans le sein de son créateur ?

LA SUNAMITE.

Et ce corps inanimé dont la grâce touchante…

GUEHAZI.

Les anges ne ressemblent-ils pas à Semida ? Pourquoi n’iroit-elle pas prendre sa place au milieu d’eux ?

LA SUNAMITE.

Oui, tu l’as dit, elle en est digne ; mais que viens-tu m’apprendre ? Pourquoi nos pères ignoroient-ils le mystère que tu me révèles ? Quand ils imploroient le Tout-Puissant, que lui demandoient-ils ? une nombreuse postérité et la prolongation de leur propre vie ; ils ne connoissoient point d’autre avenir.

GUEHAZI.

Il en est un dans le ciel.

LA SUNAMITE.

Et ceux qui sont encore sur la terre, que peuvent-ils pour l’objet qu’ils adorent et que la mort a frappé ?

GUEHAZI.

Recommander à Dieu sa vie nouvelle, souffrir en silence et se résigner, afin que les vertus de la mère obtiennent le séjour du ciel pour l’enfant.

LA SUNAMITE, se retournant vers le lit de sa fille.

Eh bien ! Semida ! Semida, voilà ta mère ; il dit que tu peux m’entendre, il dit que tu vois mes pleurs ; il fait plus, il assure que Dieu te protége encore, et que mon courage peut te servir. Eh bien ! j’en ai du courage ; j’existe encore, je suis auprès de toi, mon enfant ; et, compagne fidèle de ta pâle beauté, j’implore avec soumission le Dieu des vivans, puisqu’il est aussi le Dieu des morts.

LA SŒUR.

Ah, ma sœur ! Guehazi, la crois-tu plus calme ?

GUEHAZI.

Elle est soumise à la volonté du Très-Haut.

LA SŒUR.

Ô ciel ! que vois-je ? c’est Élisée !


Scène III.


ÉLISÉE, GUEHAZI, LA SŒUR, LA SUNAMITE, SEMIDA.
GUEHAZI.

Mon maître, tu viens ici ; quel espoir remplit mon âme !

LA SŒUR.

Ah ! que n’as-tu plus tôt visité cette maison ! l’ange de la mort n’en auroit pas franchi le seuil.

ÉLISÉE.

Le cœur de la Sunamite est subjugué ; il m’est permis de rentrer dans sa demeure.

LA SŒUR.

Hélas ! tu la vois ; elle n’entend rien, elle n’aperçoit rien autour d’elle, et bientôt elle va mourir avec son enfant.

ÉLISÉE.

Le ciel avoit repoussé ses cris rebelles ; il regarde maintenant en pitié ses larmes silencieuses. — Ô mon Dieu ! tu m’ordonnes de contempler la mort face à face. Sœur de la veuve, lève ce voile. Ciel ! (il se couvre le visage.) Pardonne, ô Tout-Puissant, si la nature frémit en moi : ton serviteur devroit voir sans trembler la victoire du sépulcre : m’est-il permis de la lui ravir ? Cet enfant qui n’a point encore connu les délices de la vie, faut-il qu’il les ignore ? Cet enfant qui t’a chéri, Dieu d’Israël, dès ses plus jeunes années, la mort sera-t-elle son partage ? La mort, tu l’as nommée toi-même le roi des épouvantemens ; souffre donc qu’un âge plus fort lutte seul avec elle. Que l’homme présomptueux soit trompé dans ses espérances, que les orgueilleux succombent, que l’esprit jaloux soit humilié. Mais n’as-tu pas dit, ô Éternel ! que les enfans et les foibles étoient ton troupeau chéri ? — Jette les yeux sur celle dont le cœur est brisé, et qui tremble à ta parole : sans doute elle fut coupable ; mais, dans ta balance suprême, pèse sa faute avec son malheur, et peut-être tu la trouveras légère. Redonne, ô Tout-Puissant ! redonne encore une fois cet enfant à sa mère. Dis à la mort de retourner sur ses pas : un jour tu lui rendras sa proie ; mais du moins alors la mère ne vivra plus. Accorde encore à Semida quelques-unes de ces années que l’homme implore avec tant d’ardeur, et dont l’éternité se joue. Ô mon Dieu ! le terme de ma vie approche ; mes lèvres déjà glacées s’ouvrent avec peine ; et cependant, si tu le veux, ma foible main va rendre la chaleur à cet enfant (il étend les mains sur la tête de Semida.) ; mes regards obscurcis rappelleront la lumière dans ses yeux, et le soleil, que la nuit couvre encore, à ma débile voix versera sur Semida les plus purs de ses rayons.

(Clarté soudaine.)
LA SŒUR.

Ô ciel ! quelle clarté ! Ma sœur, regarde ce jour inattendu.

LA SUNAMITE, toujours prosternée au pied du lit de sa fille.

Que parles-tu de jour ? ne fait-il pas nuit dans la tombe ?

ÉLISÉE.

Concert des anges, accompagnez le retour d’un enfant à la vie.

(Une harmonie aërienne se fait entendre ; Semida se relève sur son lit.)
LA SUNAMITE.

Dieu ! Dieu ! Élisée ! Ô reconnoissance ! ô bonheur !

SEMIDA.

Ma mère, que m’est-il arrivé ? suis-je encore au milieu de la fête ? Mais non, voilà nos anciens amis ; ils n’y étoient pas, je m’en souviens. Ah, que j’aime à les revoir ! Élisée, reste toujours ici ; nous sommes si bien avec toi !

LA SUNAMITE.

Mon enfant, de grâce ne cesse pas de parler ! ta voix me fait du bien. Ah ! j’ai tant souffert, pendant que je ne l’entendois plus !

SEMIDA.

Que s’est-il donc passé ? Il me semble aussi que pendant long-temps, ma mère, je n’ai pu te dire que je t’aimois.

LA SUNAMITE.

Mon enfant, tu dois la vie à la main bienfaisante que le saint prophète, au nom de l’Éternel, a daigné reposer sur toi.

SEMIDA, se mettant à genoux.

Élisée, tu m’as rendue à ma mère ; c’est pour elle que je te remercie ; car j’étois si calme et si bien, que Dieu sans doute m’avoit déjà prise sous ses ailes.

ÉLISÉE.

Enfant aimé de l’Éternel, ta mère a été bénie à cause de toi. Foible plante, déjà battue par l’orage, cherche ton appui près de ton Dieu. — Sunamite, rends à l’autel ce que l’autel réclame.

LA SUNAMITE.

Ah ! tu n’en doutes pas.

ÉLISÉE.

Maintenant il faut que j’aille dans d’autres contrées, annoncer la parole du Très-Haut, et mes cendres doivent reposer loin d’ici. Semida, quand on viendra te dire que le vieillard n’est plus, souviens-toi qu’il t’a chérie dans ton enfance, et va quelquefois encore prier Dieu près de la retraite solitaire que j’ai habitée.

SEMIDA.

Ô mon père !

LA SUNAMITE.

Ô mon bienfaiteur !

SEMIDA.

Guehazi, adieu.

LA SUNAMITE.

Guehazi, je n’oublierai point ta pitié.

LA SŒUR.

Revenez au milieu de nous.

GUEHAZI.

Conservez à jamais l’alliance de l’Éternel.


Scène IV.


LA SUNAMITE, LA SŒUR, SEMIDA.
SEMIDA.

Ma mère, et toi, sa sœur, n’est-il pas vrai, vous ne me quitterez pas ?

LA SŒUR.

Chère enfant ! tu es le lien qui nous réunit, et nous vivrons toutes les trois à l’ombre du tabernacle, et dans la crainte du Dieu tout-puissant de Jacob.


FIN DE LA SUNAMITE.