Œuvres et correspondance inédites/XIV

Texte établi par M. G. Streckeisen-Moultou, Michel Lévy frères (p. 347-367).




PENSÉES DÉTACHÉES

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FRAGMENTS DIVERS

AVIS DE L’ÉDITEUR


Les pensées détachées que nous donnons ici ont été recueillies dans des manuscrits de toute espèce de J. J. Rousseau. La plupart sont tirées de cahiers de brouillons ou de copies, que celui-ci nous a laissées, et qui se trouvent principalement dans la bibliothèque de Neuchâtel. Ces volumes, en général assez gros et recouverts en maroquin brun, renferment un mélange des plus bizarres. Ainsi, à côté d’un fragment d’un des ouvrages de Rousseau, on trouvera une recette de cuisine, également écrite de sa propre main ; ailleurs ce sera un compte de lessive, inscrit au-dessus de quelqu’une des pensées que nous avons insérées dans notre recueil, pensées dont l’élévation et la grandeur contrastent étrangement avec le contenu de la page précédente. Souvent aussi nous avons de ces sentences que l’auteur a simplement jetées sur de petits morceaux de papier volant, et que le hasard seul nous a fait découvrir là où nous cherchions tout autre chose. Enfin, nous avons placé à part les fragments tracés sur des cartes à jouer, comme présentant, par ce fait même, une singularité nouvelle, et comme étant empreints de cette noire mélancolie qui empoisonna les dernières années de la vie de Rousseau ; il est donc probable qu’il les écrivit pendant le cours de ces dernières années. Ajoutons que plusieurs d’entre eux ont déjà été publiés il y a quelque temps[1] ; nous n’avons pas hésité cependant à les reproduire ici, puisqu’on ne saurait les séparer impunément de ceux qui n’ont pas encore vu le jour.

G. Str.-M.

PENSÉES DÉTACHÉES


Les lois et l’exercice de la justice ne sont parmi nous que l’art de mettre le grand et le riche à l’abri des justes représailles du pauvre. — Je ne suis point insensible à la convoitise, je suis fort attaché à la possession ; je ne me soucie point d’acquérir, mais je ne puis souffrir de perdre, et cela dans l’amitié comme dans les biens.


Le moral a une grande réaction sur le physique, et change quelquefois jusqu’aux traits du visage ; ainsi, il y a plus de sentiment et de beauté dans les visages des anciens Grecs qu’il n’y en a dans ceux d’aujourd’hui ; il y a plus d’astuce et moins de grandeur sur les physionomies des Romains modernes que sur celles des anciens.


La raison humaine est à mes yeux maintenant si faible et si misérable, que je ne la crois pas même en état de démontrer sa propre faiblesse. Si ceux qui tentent cette démonstration pouvaient réussir, ils prouveraient contre eux-mêmes, et le sceptique dogmatique me paraît le plus fou des hommes.


Il est impossible qu’un homme incessamment répandu dans la société, et sans cesse occupé à se contrefaire avec les autres, ne se contrefasse pas un peu avec lui-même ; et, quand il aurait le temps de s’étudier, il lui serait presque impossible de se connaître.


Si les princes mêmes sont peints par les historiens avec quelque uniformité, ce n’est pas comme on le pense, parce qu’ils sont en vue et faciles à connaître ; mais parce que le premier qui les a peints est copié par tous les autres. Il n’y a guère d’apparence que le fils de Livie ressemble au Tibère de Tacite. C’est pourtant ainsi que nous le voyons tous, et l’on aime mieux voir un beau portrait qu’un portrait ressemblant.

Toutes les copies d’un même original se ressemblent, mais, faites rendre le même visage par divers peintres, à peine tous ces portraits auront-ils entre eux le moindre rapport. Sont-ils tous bons, ou quel est le vrai ? Jugez des portraits de l’âme !


Les traits du visage ne font leur effet que parce qu’ils y sont tous ; s’il en manque un, le visage est défiguré. — Quand j’écris, je ne songe point à cet ensemble : je ne songe qu’à dire ce que je sais, et c’est de là que résulte l’ensemble et la ressemblance à son original.


Toutes les fois qu’il est question d’un véritable acte de souveraineté, qui n’est que la déclaration de la volonté générale, le peuple ne peut avoir des représentants, parce qu’il lui est impossible de s’assurer qu’ils ne substitueront point leurs volontés aux siennes, et qu’ils ne forceront point les particuliers d’obéir en son nom à des ordres qu’il n’a ni donné ni voulu donner, — crime de lèse-majesté dont peu de gouvernements sont exempts.


…Vous m’avez soumis par force, et, tant que vous avez été le plus fort, je vous ai obéi. Maintenant la raison qui m’assujettissait à vous ayant cessé, mon assujettissement cesse, et vous ne sauriez dire pourquoi je vous obéissais, sans dire en même temps pourquoi je ne vous obéis plus.


La vengeance, dit Platon, est également nuisible à l’offenseur et à l’offensé ; à l’un, parce qu’il est l’esclave de sa passion ; à l’autre, parce qu’il en est la victime.


N’est-il pas fort étrange que ces gens efféminés qui n’épargnent rien pour quelques commodités imaginaires, et qui dépensent quelquefois beaucoup d’argent pour se délivrer d’un bruyant voisinage, craignent d’employer quelques deniers à se délivrer de l’éternelle importunité d’un gueux. Il y a tant d’antipathie entre le riche et le pauvre, que le premier aime encore mieux être incommodé lui-même que de contribuer au soulagement de l’autre.


Ne cherchons point de vrais plaisirs sur la terre, car ils n’y sont pas ; n’y cherchons point ces délices de l’âme dont elle a le désir et le besoin, car ils n’y sont point. Nous n’avons un sourd instinct de la plénitude du bonheur que pour sentir le vide du nôtre.


En me disant : j’ai joui, je jouis encore.


Pour moi, je croirais au contraire que ce n’est qu’autant qu’on aime à vivre seul qu’on est vraiment sociable ; car, pour ne pas haïr les hommes, il ne faut les voir que de loin ; et ne n’est qu’alors qu’on n’exige point d’eux des préférences qu’il n’est pas dans le cœur humain d’accorder.


Consumé d’un mal incurable qui m’entraîne à pas lents au tombeau, je tourne souvent un œil d’intérêt vers la carrière que je quitte ; et, sans gémir de la terminer, je la recommencerais volontiers. Cependant, qu’ai-je éprouvé durant cet espace qui méritât mon attachement ? — Dépendance, erreurs, vains désirs, indigence, infirmités de toute espèce, de courts plaisirs et de longues douleurs, beaucoup de maux réels et quelques biens en fumée. Ah ! sans doute, vivre est une belle chose, puisqu’une vie aussi peu fortunée me laisse pourtant des regrets.


Solitude chérie où je viens passer encore avec plaisir les restes d’une vie livrée aux souffrances, forêts sans bois, marais sans eau, genêts, roseaux, tristes bruyères, objets inanimés qui ne pouvez ni me parler ni m’entendre, quel charme secret me ramène sans cesse au milieu de vous ? Êtres insensibles et morts, ce charme n’est point en vous, il n’y saurait être ; il est dans mon propre cœur, qui veut tout rapporter à lui. Je fuis le commerce des hommes, je m’éloigne de celui qui m’est le plus cher, et ce n’est que dans vos asiles que je puis être en paix avec moi.


Le plus noble des êtres créés est l’homme ; l’homme est la gloire de la terre qu’il habite. Si Dieu se complaît dans quelques-uns de ses ouvrages, c’est certainement dans le genre humain, car tout ce qui est de la nature en nous est admirable ; ce n’est que par son propre ouvrage que l’homme est défiguré.

Voulez-vous connaître l’intérieur d’un homme éclairé, demandez-lui conseil.


Chacun, dît un célèbre auteur, hait la louange lorsqu’il la croit fausse. Il se trompe : plusieurs aiment la louange, moins comme une vérité flatteuse que comme un signe du désir qu’on a de leur plaire, comme un acte de la dépendance où l’on se met d’eux. Peu leur importe qu’on mente, pourvu qu’on les flatte. La bassesse des louanges qu’on leur donne les dédommage de la vérité !…


Ne connaîtrons-nous jamais l’homme ? Jusqu’ici nul mortel n a connu que lui-même, si toutefois quelqu’un s’est bien connu lui-même ; et ce n’est pas assez pour juger de son espèce et du rang qu’on y tient dans l’ordre moral. Il faudrait connaître, outre soi, du moins un de ses semblables, afin de démêler dans son propre cœur ce qui est de l’espèce et ce qui est de l’individu. Beaucoup d’hommes, il est vrai, pensent en connaître d’autres, mais ils se trompent, du moins j’ai lieu d’en penser ainsi par les jugements qu’on a portés sur mon compte ; car, de tous ces jugements divers, quoique portés par des gens de beaucoup d’esprit, je sais en ma conscience qu’il n’y en a pas un seul qui soit exactement juste et conforme à la vérité.


Les êtres immortels et sensibles ont une manière d’exister dont nous n’avons nulle idée et dont par conséquent nous ne saurions raisonner. Car, quant à nous, c’est au désir de notre conservation que notre sensibilité se rapporte. L’état naturel d’un être passible et mortel tel que l’homme est de se complaire dans le sentiment de son existence, de sentir avec plaisir ce qui tend à la conserver, et avec douleur ce qui tend à la détruire ; c’est dans cet état naturel et simple qu’il faut chercher la source de nos passions. On s’imagine que la première est le désir d’être heureux ; on se trompe. L’idée du bonheur est très-composée ; le bonheur est un état permanent dont l’appétit dépend de la mesure de nos connaissances, au lieu que nos passions naissent d’un sentiment actuel, indépendant de nos lumières ; le développement s’en fait à l’aide de la raison, mais le désir existe avant elle. Quel est donc ce principe ? Je l’ai déjà dit : le désir d’exister. Tout ce qui semble étendre ou affermir notre existence nous flatte, tout ce qui semble la détruire ou la resserrer nous afflige. Telle est la source primitive de toutes nos passions.

Cette mesure de l’existence ou pour mieux dire de la vie, n’est pas toujours la même ; elle a pour nous une certaine latitude, elle est susceptible d’accroissement et de diminution. Elle est dans le sentiment qui l’apprécie ; mais ce sentiment lui-même est passif ; il dépend de beaucoup de choses : les sens, l’imagination, la mémoire, l’entendement ; l’habitude même l’affecte et le modifie, mais rien ne l’affecte que par son rapport avec notre existence ou par le jugement que cette affection nous en fait porter.


Les Français ne me haïssent point, mon cœur me dit que cela ne peut pas être. Je n’impute pas à la France les outrages de quelques écrivains que son équité condamne et que son urbanité désavoue. Les vrais Français n’écrivent point de ce ton-là, surtout contre des infortunés ; ils m’ont maltraité sans doute, mais ils l’ont fait à regret. L’affront même qu’ils m’ont fait m’a moins avili que les soins qui l’ont réparé ne m’honorent.


…Il se peut qu’ils aient répondu à ce que j’ai dit, mais ils n’ont sûrement pas répondu à ce que j’ai voulu dire. Ainsi tout ce que prouvent leurs écrits, en cas qu’ils aient bien réfuté les miens, est que je n’ai pas su me faire entendre, puisqu’ils ne réfutent rien de ce que j’ai pensé. Si donc quelqu’un se donne la peine de chercher mes vrais sentiments à travers ma mauvaise façon de les dire, il pourra bien trouver que j’ai tort, mais il ne le trouvera sûrement pas par les raisons de mes adversaires, car elles ne font rien du tout contre moi.


L’erreur de la plupart des moralistes fut toujours de prendre l’homme pour un être essentiellement raisonnable. L’homme n'est qu’un être sensible qui consulte uniquement ses passions pour agir, et à qui la raison ne sert qu’à pallier les sottises qu’elles lui font faire.


Quand on observe la constitution naturelle des choses, l’homme semble évidemment destiné à être la plus heureuse des créatures ; quand on raisonne d’après l’état actuel, l’espèce humaine paraît de toutes la plus à plaindre. Il y a donc fort grande apparence que la plupart de ses maux sont son ouvrage, et l’on dirait qu’il a plus fait pour rendre sa condition mauvaise que la nature n’a pu faire pour la rendre bonne.

Si l’homme vivait isolé, il aurait peu d’avantages sur les autres animaux. C’est dans la fréquentation mutuelle que se développent les plus sublimes facultés et que se montre l’excellence de sa nature.

En ne songeant qu’à pourvoir à ses besoins, il acquiert par le commerce de ses semblables, avec les lumières qui doivent l’éclairer, les sentiments qui doivent le rendre heureux. En un mot, ce n’est qu’en devenant sociable qu’il devient un être moral, un animal raisonnable, le roi des autres animaux, et l’image de Dieu sur la terre.

Mais l’homme pouvait être un être fort raisonnable avec des lumières très-bornées. Car ne voyant que les objets qui l’intéressaient, il les eût considérés avec beaucoup de soin et combinés avec une très-grande justesse, relativement à ses vrais besoins. Depuis que ses vues se sont étendues et qu’il a voulu tout connaître, il s’est dispensé de mettre la même évidence dans ses raisonnements, il a été beaucoup plus attentif à multiplier ses jugements qu’à se garantir de l’erreur, il est devenu beaucoup plus raisonneur et beaucoup moins raisonnable.

Tous ces désordres tiennent plus à la constitution des sociétés qu’à celle de l’homme ; car que sont ses besoins physiques en comparaison de ceux qu’il s’est donnés, et comment peut-il espérer de rendre sa condition meilleure avec ces derniers, puisque ces nouveaux besoins n’étant à la portée que du petit nombre et même pour la plupart exclusifs, un seul n’en saurait jouir que mille n’en soient privés et ne périssent malheureux après beaucoup de tourments et de peines inutiles.


Les lois s’étant tellement multipliées que personne n’a pu les observer toutes, et une infinité de choses naturellement innocentes ayant été interdites au peuple par les privilèges exclues que les puissants se sont attribués, le peu de scrupule que l’on s’est fait d’enfreindre quelques lois s’est étendu à toutes les autres ; c’est ainsi que les lois somptuaires, modifiées par la diversité des rangs, ont fomenté le luxe au lieu de l’éteindre. C’est ainsi que tel, qui n’eût regardé le vol qu’avec horreur, s’étant fait braconnier sans beaucoup de scrupule, puis contrebandier, a fini par voler sur les grands chemins.


Tant que les hommes gardèrent leur première innocence, ils n’eurent pas besoin d’autre guide que la voix de la nature ; tant qu’ils ne devinrent pas méchants, ils furent dispensés d’être bons ; car la plupart des maux qu’ils souffrent leur viennent de la nature beaucoup moins que de leurs semblables, de sorte qu’avant qu’un homme fût tenté de nuire à un autre, la bienfaisance eût été presque un devoir superflu ; et Ton peut dire que la vertu même, qui fait le bonheur de celui qui l’exerce, ne tire sa beauté et son utilité que des misères du genre humain.

Mais enfin il arriva un temps où le sentiment du bonheur devint relatif et où il fallait regarder les autres pour savoir si l’on était heureux soi-même. Il en vint un plus tardif encore où le bien-être de chaque individu dépendit tellement du concours de tous les autres et où les intérêts se croisèrent à tel point, qu’il fallut nécessairement établir une barrière commune, respectée de tous, et qui bornât les efforts que chacun ferait pour s’arranger aux dépens des autres.


Au milieu de tant d’industrie, d’arts, de luxe et de magnificence, nous déplorons chaque jour les misères humaines et nous trouvons le fardeau de notre existence assez difficile à supporter avec tous les maux qui l’appesantissent ; tandis qu’il n’y a peut-être pas un sauvage nu dans les bois, déchiré par les ronces, payant chaque repas qu’il fait de sa sueur ou de son sang, qui ne soit content de son sort, qui ne trouve fort doux de vivre, et qui ne jouisse de chaque jour de sa vie avec autant de plaisir que si les mêmes fatigues ne l’attendaient pas le lendemain. Nos plus grands maux viennent des soins qu’on a pris pour remédier aux petits.


Quiconque, renonçant de bonne foi à tous les préjugés de la vanité humaine, réfléchira sérieusement à toutes ces choses, trouvera enfin que tous ces grands mots de société, de justice, de lois, de défense mutuelle, d’assistance des faibles, de philosophie et de progrès de la raison, ne sont que des leurres inventés par des politiques adroits ou par de lâches flatteurs, pour en imposer aux simples, et concluera, malgré tous les sophismes des raisonneurs, que le pur état de nature est celui de tous où les hommes seraient le moins méchants, le plus heureux, et en plus grand nombre sur la terre.


En raisonnant bien conséquemment, on devrait s’appliquer à donner peu de durée et de solidité aux ouvrages de l’industrie et à les rendre le plus périssables possible, et à regarder comme de vrais avantages les incendies, les naufrages et tous les autres dégâts qui font la désolation des hommes.


Dire qu’il est louable de chercher à s’enrichir pour faire du bien à ceux qui en ont besoin, signifie à peu près qu’il est bon de s’emparer du bien des autres pour avoir le plaisir de leur en rendre une partie.


Les larmes qu’on répand à la représentation d’une tragédie intéressante, ainsi que le sentiment intérieur qui nous fait plaindre les malheureux, ont pour nous une extrême douceur, etc., etc… L’abbé du Bos dit cela fort au long, mais il me semble que là raison est peu satisfaite de la manière dont il prétend l’expliquer : il dit que le plaisir vient de l’émotion. Mais pourquoi certaines émotions donnent-elles du plaisir, tandis que d’autres n’en donnent point, comme de voir souffrir un malade ou maltraiter un homme injustement ?

Pourquoi l’émotion causée par la pitié donne-t-elle du plaisir en certain cas, et dans d’autres n’en donne point ?

L’âme s’identifie difficilement à des hommes méprisables auxquels on serait fâché de ressembler, et quelques maux qu’ils souffrent, la pitié qu’ils inspirent n’est jamais fort vive ; mais on aime à se mettre à la place d’un héros malheureux qui triomphe par son courage d’un barbare persécuteur, et déploie à nos regards une vertu qu’on s’approprie d’autant plus volontiers que la pratique n’en coûte rien. Si la tragédie d’Atrée donne moins de pitié que d’horreur, c*est que Thyeste est un homme faible, qu’on sait même avoir été coupable, et auquel les spectateurs peu touchés ne prennent qu’un intérêt médiocre. Mais on n’envisage point sans de vives alarmes les dangers du vertueux *** parce que l’orgueil nous porte à nous identifier volontiers avec cette grande âme à laquelle nous nous efforçons d’élever la nôtre.


Je me plains surtout du mépris que M.  de Voltaire affecte en toute occasion pour les pauvres, dans des écrits qui n’inspirent d’ailleurs que le bien de l’humanité ; Ce n’est pas que cet auteur ait tort dans tout ce dont il accuse cette déplorable partie du genre humain, mais peut-il croire que la trop grande facilité des gens aisés ait besoin d’être modérée et que la société en ira mieux quand les hommes seront encore plus durs. Par exemple, je conviens que les pauvres s’acharnent autour des riches et accourent de toutes parts dans les grandes villes pour importuner les citoyens ; mais M.  de Voltaire est trop éclairé pour ne pas convenir à son tour que ce sont les grandes villes et les hommes riches qui ont fait le pauvre, et que, par conséquent, il n’est pas tout à fait injuste que ceux-ci cherchent le remède à leur mal dans la cause qui l’a produit.

FRAGMENTS
TROUVÉS SUR DES CARTES À JOUER


L’attente de l’autre vie adoucit tous les maux de celle-ci et rend les terreurs de la mort presque nulles ; mais dans les choses de ce monde, l’espérance est toujours mêlée d’inquiétude, et il n’y a de vrai repos que dans la résignation.


La honte accompagne l’innocence, le crime ne la connaît plus. Je dis tout naïvement mes sentiments, mes opinions, quelque bizarres, quelque paradoxales qu’elles puissent être ; je n’argumente ni ne prouve parce que je ne cherche à persuader personne et que je n’écris que pour moi.


Qu’on est puissant, qu’on est fort, quand on n’espère plus rien des hommes. Je ris de la folle ineptie des méchants, quand je songe que trente ans de soins, de travaux, de soucis, de peines ne leur ont servi qu’à me mettre pleinement au-dessus d’eux.


Le bonheur est un état trop constant et l’homme un être trop muable pour que l’un convienne à l’autre. — Solon citait à Crésus l’exemple de trois hommes heureux, moins à cause du bonheur de leur vie que de la douceur de leur mort, et ne lui accordait point d’être un homme heureux, tandis qu’il vivait encore ; l’expérience prouva qu’il avait raison. J’ajoute que, s’il est quelque homme vraiment heureux sur la terre, on ne le citera pas en exemple, car personne que lui n’en sait rien.


Tout me montre et me persuade que la Providence ne se mêle en aucune façon des opinions humaines, ni de tout ce qui tient à la réputation, et qu’elle livre entièrement à la fortune et aux hommes tout ce qui reste ici-bas de l’homme après sa mort.


Je penserais assez que l’existence des êtres intelligents et libres est une suite nécessaire de celle de Dieu, et la seule jouissance que je peux concevoir dans la divinité même, hors de sa plénitude, ou plutôt qui la complète, c’est celle de régner sur des âmes justes.


Ne viendra-t-il donc jamais un homme sensé qui remarque la maligne adresse avec laquelle on parle de moi, soit directement soit indirectement, dans presque tous les livres modernes, sur un ton traîtreusement étranger, avec des allusions perfides, avec des rapprochements forcés, avec des citations ironiques, des phrases équivoques et louches et toujours évitant les applications directes, mais toutes conduisant avec art la malignité des lecteurs.


Il n’y a que moi seul au monde qui se lève chaque jour avec la certitude parfaite de n’éprouver dans la journée aucune nouvelle peine et de ne pas se coucher plus malheureux.


L’homme le plus impassible est assujetti par son corps et ses sens aux impressions du plaisir et de la douleur et à leurs effets ; mais ces impressions purement physiques ne sont par elles-mêmes que des sensations ; elles peuvent seulement produire des passions, même quelquefois des vertus, soit lorsque l’impression profonde et durable se prolonge dans l’âme et survit à la sensation, soit quand la volonté, mue par d’autres motifs, résiste au plaisir ou consent à la douleur ; encore faut-il que cette volonté demeure toujours régnante dans l’acte suivant, car si la sensation plus puissante arrache enfin le consentement, toute la moralité de la résistance s’évanouit, et l’acte redevient, et par lui-même et par ses effets, absolument le même que s’il eût été pleinement consenti. Cette rigueur paraît dure, mais aussi n’est-ce donc pas par elle que la vertu porte un nom si sublime ! Si la victoire ne coûtait rien, quelle couronne mériterait-elle ?


Toute la puissance humaine est sans force désormais contre moi ; j’avais des passions sensuelles, je les pourrais satisfaire à mon aise aussi publiquement qu’impunément ; car il est clair qu’ils redoutent plus que la mort toute explication avec moi, ils veulent l’éviter à quelque prix que ce puisse être. D’ailleurs, que me feront-ils, m’arrêteront-ils ? c’est tout ce que je demande et je ne puis l’obtenir. Me tourmenteront-ils ? Ils changeront l’espèce de mes souffrances, mais ils ne les augmenteront pas. Me feront-ils mourir ? Oh ! qu’ils s’en garderont bien ! ce serait finir mes peines. Maître et roi sur la terre, tous ceux qui m’entourent sont à ma merci, je peux tout sur eux et ils ne peuvent plus rien sur moi. — Il n’y a plus ni affinité ni fraternité entre eux et moi ; ils m’ont renié pour leur frère, et moi je me fais gloire de les prendre au mot. Si, néanmoins, je pouvais remplir encore envers eux quelques devoirs d’humanité, je le ferais sans doute, non comme avec mes semblables, mais comme avec des êtres souffrants et sensibles qui ont besoin de soulagement. Je soulagerais de même et de meilleur cœur encore un chien qui souffre ; car n’étant ni traître ni fourbe et ne caressant jamais par fausseté, un chien m’est beaucoup plus proche qu’un homme de cette génération.

  1. Les cartes à jouer couvertes de pensées de Rousseau, se trouvent aussi dans la bibliothèque de Neuchatel ; c’est là que plusieurs d’entre elles ont été copiées précédemment, et livrées ensuite à la publicité par M. Alfred de Bougy, dans son ouvrage intitulé : J. J. Rousseau, fragments inédits, suivis des résidences de J.J Paris, 1853.