Œuvres et correspondance inédites/IId

Texte établi par M. G. Streckeisen-Moultou, Michel Lévy frères (p. 59-127).

PROJET DE CONSTITUTION

POUR LA CORSE

AVANT-PROPOS DE L’AUTEUR


On demande un plan de gouvernement bon pour la Corse : c’est demander plus que l’on ne croit. Il y a des peuples qui, de quelque manière qu’on s’y prenne, ne sauraient être bien gouvernés, parce que chez nous la loi manque de prise, et qu’un gouvernement sans lois ne peut être un bon gouvernement. Je ne dis pas que le peuple corse soit dans, ce cas-là ; tout au contraire, il me parait le plus heureusement disposé par la nature pour recevoir une bonne administration. Mais ce n’est pas assez encore : toutes choses ont leurs abus souvent nécessaires, et ceux des établissements politiques sont si voisins de leurs institutions, que ce n’est presque pas la peine de la faire pour la voir si vite dégénérer.

On veut parer à cet inconvénient par des machines qui maintiennent le gouvernement dans son état primitif ; on lui donne mille chaînes, mille entraves pour le retenir sur la pente ; et on l’embarrasse tellement, qu’affaissé sous le poids de ses fers, il demeure inactif, immobile, et, s’il ne décline pas vers sa chute, il ne va pas non plus à sa fin.

Tout cela vient de ce qu’on sépare trop deux choses inséparables, savoir : le corps qui gouverne, et le corps qui est gouverné. Ces deux corps n’en l’ont qu’un par l’institution primitive ; ils ne se séparent que par l’abus de l’institution.

Les plus sages, en pareil cas, observant des rapports de convenance, forment le gouvernement pour la nation. Il y a pourtant beaucoup mieux à faire : c’est de former la nation pour le gouvernement. Dans le premier cas, à mesure que le gouvernement décline, la nation restant la même, la convenance s’évanouit. Mais, dans le second, tout change de pas égal, et la nation, entraînant le gouvernement par sa force, le maintient quand elle se maintient, et le fait décliner quand elle décline. L’un convient a l’autre dans tous les temps. Le peuple, conservé dans l’heureux état qui rend une bonne institution possible, peut partir du premier point et prendre des mesures pour ne pas dégénérer. Plein de vigueur et de santé, il peut se donner un gouvernement qui le maintienne vigoureux et sain. Cependant cet établissement doit trouver déjà des obstacles. Les Corses n’ont pas pris encore les vices des autres nations, mais ils ont déjà pris leurs préjugés ; ce sont ces préjugés qu’il faut combattre et détruire pour former un bon établissement.

J’ai un profond respect pour la république de Gènes, j’en ai pour chaque souverain en particulier, quoique je leur dise quelquefois à tous des vérités un peu dures. Plût au ciel, pour leur propre avantage, qu’on osât les leur dire plus souvent, et qu’ils daignassent quelquefois les entendre.

PREMIÈRE PARTIE


CONSIDÉRATION GÉNÉRALE


La Situation avantageuse de l’île de Corse, et l’heureux naturel de ses habitants, semble leur offrir un espoir raisonnable de pouvoir devenir un peuple florissant, et figurer un jour dans l’Europe, si dans l’institution qu’ils méditent, ils tournent leurs vues de ce côté-là. Mais l’extrême épuisement où les ont jetés quarante années de guerres continuelles, la pauvreté présente de leur île et l’état de dépopulation et de dévastation où elle est, ne leur permet pas de se donner sitôt une administration dispendieuse, telle qu’il la faudrait pour les policer dans cet objet. D’ailleurs, mille obstacles invincibles s’opposeraient à l’exécution de ce plan. Gênes, maîtresse encore d’une partie de la côte et de presque toutes les places maritimes, écraserait mille fois leur marine naissante, sans cesse exposée au double danger des Génois et des Barbaresques. Ils ne pourraient tenir la mer qu’avec des bâtiments armés qui leur coûteraient dix fois plus que le trafic ne leur pourrait rendre. Exposés sur terre et sur mer, forcés de se garder de toutes parts, que deviendraient-ils ? À la discrétion de tout le monde, ne pouvant dans leur faiblesse faire aucun traité de commerce avantageux, ils recevraient la loi de tous, ils n’auraient au milieu de tant de risques que les profits que personne autre ne daignerait faire, et qui toujours se réduiraient à rien. Que si, par un bonheur difficile à comprendre, ils surmontaient toutes ces difficultés, leur prospérité même, attirant sur eux les yeux de leurs voisins, serait un nouveau péril pour leur liberté mal établie. Objet continuel de convoitise pour les grandes puissances et de jalousie pour les petites, leur île serait menacée à chaque instant d’une nouvelle servitude dont elle ne pourrait plus se tirer.

Dans quelque vue que la nation corse veuille se policer, la première chose qu’elle doit faire est de se donner par elle-même toute la consistance qu’elle peut avoir. Quiconque dépend d’autrui, et n’a pas les ressources en lui-même, ne saurait être libre. Les alliances, les traités, la foi des hommes, tout cela peut lier le faible au fort, et ne lie jamais le fort au faible.

Ainsi, laissez les négociations aux puissances, et ne, comptez que sur vous. Braves Corses ; qui sait mieux que vous tout ce qu’on peut tirer de soi-même ? Sans amis, sans appui, sans argent, sans armée, asservis à des maîtres terribles, seuls vous avez secoué leur joug. Vous les avez vus liguer contre vous, tour a tour, les plus redoutables potentats de l’Europe, inonder votre île d’armées étrangères ; vous avez tout surmonté. Votre seul courage a fait ce que l’argent n’aurait pu faire ; pour vouloir conserver vos richesses, vous auriez perdu votre liberté. Il ne faut point conclure des autres nations à la vôtre : les maximes tirées de votre propre expérience sont les meilleures sur lesquelles vous puissiez vous gouverner.

Il s’agit moins de devenir autres que vous n’êtes, que de savoir vous conserver tels. Les Corses ont beaucoup gagné depuis qu’ils sont libres ; ils ont joint la prudence au courage, ils ont appris a obéir à leurs égaux, ils ont acquis des vertus et des mœurs, et ils n’avaient point de lois ; s’ils pouvaient rester ainsi, je ne verrais presque rien à faire. Mais, quand le péril qui les a réunis s’éloignera, les factions qu’il écarte renaîtront parmi eux, et, au lieu de réunir leurs forces pour le maintien de leur indépendance, ils les useront les unes contre les autres, et n’en auront plus pour se défendre si on vient encore les attaquer. Voilà déjà ce qu’il faut prévenir. Les divisions des Corses ont été de tout temps un artifice de leurs maîtres pour les rendre faibles et dépendants ; mais cet artifice, employé sans cesse, a produit enfin l’inclination et les a rendus naturellement inquiets, remuants, difficiles a gouverner, même par leurs propres chefs. Il faut de bonnes lois, il faut une institution nouvelle pour rétablir la concorde, dont la tyrannie a détruit jusqu’au désir. La Corse, assujettie à des maîtres étrangers dont jamais elle n’a porté patiemment le dur joug, fut toujours agitée. Il faut maintenant que son peuple fasse une étude nouvelle, et qu’il cherche la paix dans la liberté.

Voici donc les principes qui, selon moi, doivent servir de base à leur législation : tirer parti de leur peuple et de leur pays ; ainsi, autant qu’il sera possible, cultiver et rassembler leurs propres forces, ne s’appuyer que sur elles, et ne songer pas plus aux puissances étrangères que s’il n’en existait aucune.

Partons de là pour établir les maximes de notre institution.

L’île de Corse ne pouvant s’enrichir en argent, doit tâcher de s’enrichir en hommes. La puissance qui vient de la population est plus réelle que celle qui vient des finances, et produit plus sûrement son effet. L’emploi des bras des hommes, ne pouvant se cacher, va toujours à la destination publique ; il n’en est pas ainsi de l’emploi de l’argent : il s’écoule et se fond dans des destinations particulières, on l’amasse pour une fin, on le répand pour une autre ; le peuple paye pour qu’on le protège, et ce qu’il donne sert à l’opprimer. De là vient qu’un État riche en argent est toujours faible, et qu’un État riche en hommes est toujours fort.

La plupart des usurpateurs ont employé l’un de ces deux moyens pour affermir leur puissance : le premier, d’appauvrir les peuples subjugués et les rendre barbares, l’autre, au contraire, de tes efféminer, sous le prétexte de les instruire et de les enrichir. La première de ces voies a constamment produit un effet contraire à son objet, et il en est toujours résulté, de la part des peuples vexés, des actes de vigueur, des révolutions, des républiques. L’autre voie a toujours eu son effet, et les peuples amollis, corrompus, délicats, raisonneurs, faisant dans l’ignominie de la servitude de beaux discours sur la liberté, ont été tous écrasés sous leurs maîtres, puis détruits par des conquérants.

Pour multiplier les hommes, il faut multiplier leur subsistance ; de là l’agriculture. Je n’entends pas par ce mot l’art de raffiner sur l’agriculture, d’établir des académies qui en parlent, de faire des choses qui en traitent. J’entends une constitution qui porte un peuple à s’étendre sur toute la surface de son territoire, à s’y fixer, à le cultiver dans tous les points ; à aimer la vie champêtre, les travaux qui s’y rapportent ; à y trouver si bien le nécessaire et les agréments de la vie, qu’il ne désire point d’en sortir.

Le goût de l’agriculture n’est pas seulement avantageux à la population en multipliant la subsistance des hommes, mais en donnant au corps de la nation un tempérament et des mœurs qui les font naître en plus grand nombre. Par tout pays, les habitants des campagnes peuplent plus que ceux des villes, soit par la simplicité de la vie rustique, qui forme des corps mieux constitués, soit par l’assiduité au travail, qui prévient le désordre et les vices ; car, toute chose égale, les femmes les plus chastes, celles dont les sens sont moins enflammés par l’usage des plaisirs, font plus d’enfants que les autres, et il n’est pas moins sûr que des hommes énervés par la débauche, fruit certain de l’oisiveté, sont moins propres à la génération que ceux qu’un état laborieux rend plus tempérants.

Les paysans sont attachés à leur sol beaucoup plus que les citadins à leur cité. L’égalité, la simplicité de la vie rustique a, pour ceux qui n’en connaissent point d’autre, un attrait qui ne leur fait pas désirer d’en changer. De là le contentement de son état, qui rend l’homme paisible ; de là l’amour de la patrie, qui l’attache à sa constitution.

La culture de la terre forme des hommes patients et robustes, tels qu’il les faut pour devenir de bons soldats. Ceux qu’on tire des villes sont mutins et mous, ils ne peuvent supporter les fatigues de la guerre, ils se fondent dans les marches ; les maladies les consument ; ils se battent entre eux et fuient devant l’ennemi. Les milices exercées sont les troupes les plus sûres et les meilleures ; la véritable éducation du soldat est d’être laboureur. Le seul moyen de maintenir un État dans l’indépendance des autres est l’agriculture. Eussiez-vous toutes les richesses du monde, si vous n’avez de quoi vous nourrir, vous dépendez d’autrui ; vos voisins peuvent donner à votre argent le prix qu’il leur plaît, parce qu’ils peuvent attendre. Mais le pain qui nous est nécessaire a pour nous un prix dont nous ne saurions disputer, et dans toute espèce de commerce, c’est toujours le moins pressé qui fait la loi à l’autre. J’avoue que, dans un système de finances, il faudrait opérer selon d’autres vues ; tout dépend du dernier but auquel on tend. Le commerce produit la richesse ; mais l’agriculture assure la liberté.

On dira qu’il vaudrait mieux avoir l’une et l’autre ; mais elles sont incompatibles, comme il sera montré ci-après. Par tout pays, ajoutera-t-on, l’on cultive la terre. J’en conviens : comme dans tout pays on a du commerce, partout on trafique peu ou beaucoup ; mais ce n’est pas à dire que partout l’agriculture et le commerce fleurissent.

Je n’examine pas ici ce qui se fait par la nécessité des choses, mais ce qui résulte de l’espèce du gouvernement et de l’esprit général de la nation.

Quoique la forme de gouvernement que se donne un peuple soit plus souvent l’ouvrage du hasard et de la fortune que celui de son choix, il y a pourtant dans la nature et le sol de chaque pays des qualités qui lui rendent un gouvernement plus propre qu’un autre ; et chaque forme de gouvernement a une force particulière qui porte les peuples vers telle ou telle occupation.

La forme de gouvernement que nous avons à choisir est, d’un côté, la moins coûteuse, parce que la Corse est pauvre, et, de l’autre, la plus favorable à l’agriculture, parce que l’agriculture est, quant à présent, la seule occupation qui puisse conserver au peuple corse l’indépendance qu’il s’est acquise, et lui donner la consistance dont il a besoin.

L’administration la moins coûteuse est celle qui passe par le moins de degrés, et demande le moins de différents ordres : c’est, en général, l’état républicain, et en particulier, le démocratique.

L’administration la moins favorable à l’agriculture est celle dont la force, n’étant point réunie en quelque point, n’emporte pas l’inégale distribution du peuple mais le laisse également dispersé sur le territoire : telle est la démocratie.

On voit dans la Suisse une application bien frappante de ces principes. La Suisse est, en général, un pays pauvre et stérile. Son gouvernement est partout républicain. Mais dans les cantons plus fertiles que les autres, tels que ceux de Berne, de Soleure et de Fribourg, le gouvernement est aristocratique. Dans les plus pauvres, dans ceux où la culture est plus ingrate et demande un plus grand travail, le gouvernement est démocratique. L’État n’a que ce qu’il faut pour subsister sous la plus simple administration. Il s’épuiserait et périrait sous toute autre.

On dira que la Corse, plus fertile et sous un climat plus doux, peut supporter un gouvernement plus onéreux. Cela serait vrai dans un autre temps ; mais, désolée par un long esclavage, par de longues guerres, la nation a premièrement besoin de se rétablir. Quand elle aura mis en valeur son sol fertile, elle pourra songer à devenir plus sante et se donner une plus brillante administration. Je dirai plus ; le succès de la première institution en rendra, dans la suite, le changement nécessaire. La culture des champs cultive l’esprit ; tout peuple cultivateur multiplie ; il multiplie à proportion du produit de sa terre, et quand cette terre est féconde, il multiplie à la fin si fort qu’elle ne peut plus lui suffire ; alors il est forcé d’établir des colonies ou de changer son gouvernement.

Quand le pays est saturé d’habitants, on n’en peut plus employer l’excédant à la culture ; il faut occuper cet excédant à l’industrie, au commerce, aux arts, et ce nouveau système demande une autre administration. Puisse l’établissement que la Corse va faire, la mettre bientôt dans la nécessité d’en changer ainsi ! Mais tant qu’elle n’aura pas plus d’hommes qu’elle n’en peut occuper, tant qu’il restera dans l’île un pouce de terre en friche, elle doit s’en tenir au système rustique, et n’en changer que quand l’île ne lui suffira plus.

Le système rustique tient, comme j’ai dit, à l’état démocratique ; ainsi la forme que nous avons à choisir est donnée. Il est vrai qu’il y a dans son application quelques modifications à faire à cause de la grandeur de l’île ; car un gouvernement purement démocratique convient à une petite ville plutôt qu’à une nation. On ne saurait assembler tout le peuple d’un pays comme celui d’une cité, et quand l’autorité suprême est confiée à des députés, le gouvernement change et devient aristocratique. Celui qui convient à la Corse est un gouvernement mixte, où le peuple ne s’assemble que par parties, et où les dépositaires de son pouvoir sont souvent changés. C’est ce qu’a très-bien vu l’auteur du mémoire fait en 1764, à Vescorado ; mémoire excellent et qu’on peut consulter avec confiance, sur tout ce qui n’est pas expliqué dans celui-ci.

De cette forme bien établie il résultera deux grands avantages. L’un, de ne confier l’administration qu’au petit nombre, ce qui permet le choix des gens éclairés. L’autre, de faire concourir tous les membres de l’État à l’autorité suprême, ce qui, mettant tout le peuple dans un niveau parfait, lui permet de s’épancher sur toute la surface de l’île et de la peupler partout également. C’est ici la maxime fondamentale de notre institution. Rendons-la telle qu’elle maintienne la population partout en équilibre, et par cela seul nous l’aurons rendue aussi parfaite qu’elle puisse l’être. Si cette maxime est bonne, nos règles deviennent claires, et notre ouvrage se simplifie à un point étonnant. Une partie de cet ouvrage est déjà faite, nous avons moins d’établissements que de préjugés à détruire ; il s’agit moins de changer que d’achever. Les Génois eux-mêmes ont préparé votre institution, et, par un soin digne de la Providence, en croyant affermir la tyrannie, ils ont fondé la liberté. Ils vous ont ôté presque tout commerce ; et, en effet, ce n’est pas maintenant le temps d’en avoir. S’il était ouvert au dehors, il faudrait l’interdire jusqu’à ce que votre constitution eût pris son assiette, et que le dedans vous fournît tout ce que vous pouvez en tirer. Ils ont gêné l’exportation de vos denrées ; votre avantage n’est point qu’elles soient exportées, mais qu’il naisse dans l’île assez d’hommes pour les consommer.

Les pièves et jurisdictions particulières qu’ils ont formées ou commencées pour faciliter le recouvrement des impôts, sont le seul moyen possible d’établir la démocratie dans tout un peuple qui ne peut s’assembler à la fois dans un même lieu. Elles sont aussi le seul moyen de maintenir le pays indépendant des villes, qu’il est plus aisé de tenir sous le joug. Ils se sont encore appliqués à détruire la noblesse, à la priver de ses dignités, de ses titres, à éteindre les grands fiefs. Il est heureux pour vous qu’ils se soient chargés de ce qu’il y avait d’odieux dans cette entreprise, que vous n’auriez peut-être pu faire s’ils ne l’avaient faite avant vous. N’hésitez point d’achever leur ouvrage ; en croyant travailler pour eux, ils travaillaient pour vous. La fin seule est bien différente, car celle des Génois était dans la chose même, et la vôtre est dans son effet. Ils ne voulaient qu’avilir la noblesse, et vous voulez ennoblir la nation. Ceci est un point sur lequel je vois que les Corses n’ont pas encore des idées saines. Dans tous leurs mémoires justificatifs, dans leur protestation d’Aix-la-Chapelle, ils se sont plaints que Gênes avait déprimé ou plutôt détruit leur noblesse. C’était un grief, sans doute, mais ce n’était pas un malheur ; c’est au contraire un avantage sans lequel il leur serait impossible de rester libres.

C’est prendre l’ombre pour le corps, de mettre la dignité d’un État dans les titres de quelques-uns de ses membres. Quand le royaume de Corse appartenait à Gênes, il pouvait lui être utile d’avoir des marquis, des comtes, des nobles titrés qui servissent, pour ainsi dire, de médiateurs au peuple corse auprès de la république ; mais contre qui lui seraient maintenant utiles de pareils protecteurs, moins propres à le garantir de la tyrannie qu’à l’usurper eux-mêmes ; qui le désoleraient par leurs vexations et par leurs débats, jusqu’à ce qu’un d’eux, ayant asservi les autres, fît ses sujets de tous ses concitoyens.

Distinguons deux sortes de noblesse : la noblesse féodale, qui appartient à la monarchie, et la noblesse politique, qui appartient à l'aristocratie. La première a plusieurs ordres ou degrés, les uns titrés, les autres non titrés, depuis les grands vassaux jusqu’aux simples gentilshommes ; ses droits, bien qu’héréditaires, sont pour ainsi dire individuels, attachés à chaque famille et indépendants les uns des autres ; ils le sont à la constitution de l’État et de la souveraineté. La seconde, au contraire, unie en un seul corps indivisible, dont tous les droits sont dans le corps, non dans les membres, forme une partie tellement essentielle du corps politique, qu’elle ne peut subsister sans lui, ni lui sans elle, et tous les individus qui la composent, égaux par leur naissance en titres, en privilèges, en autorité, se confondent sous le nom commun de patriciens.

Il est clair, par les titres que portait l’ancienne noblesse corse et par les fiefs qu’elle possédait, avec des droits approchant de la souveraineté même, qu’elle était dans la première classe et qu’elle devait son origine soit aux conquérants maures ou français, soit aux princes que les papes avaient investis de l'île de Corse. Or, cette espèce de noblesse peut si peu entrer dans une république démocratique ou mixte, qu’elle ne peut pas même entrer dans une aristocratie, car l’aristocratie n’admet que des droits de corps, et non des droits individuels. La démocratie ne connaît d’autre noblesse après la vertu que la liberté, et l’aristocratie ne connaît de même d’autre noblesse que l’autorité. Tout ce qui est étranger à la constitution doit être soigneusement banni du corps politique[1]. Laissez donc aux autres États tous ces titres de marquis et de comtes, avilissants pour les simples citoyens. La loi fondamentale de votre institution doit être l’égalité. Tout doit s’y rapporter, jusqu’à l’autorité même, qui n’est établie que pour la défendre. Tout doit être égal par droit de naissance ; l’État ne doit accorder des distinctions qu’au mérite, aux vertus, aux services rendus à la patrie, et ces distinctions ne doivent pas être plus héréditaires que ne le sont les qualités sur lesquelles elles sont fondées. Nous verrons bientôt comment on peut graduer chez un peuple différents ordres, sans que la naissance et la noblesse y entrent pour rien. Tous fiefs, hommages, censés et droits féodaux ci- devant abolis le seront donc pour toujours, et l’Etat rachètera ceux qui subsistent encore, en sorte que tous titres et droits seigneuriaux demeurent éteints et supprimés dans toute l’île[2].

Pour que toutes les parties de l’Etat gardent entre elles, autant qu’il est possible, le même niveau que nous tâchons d’établir entre les individus, on réglera les bornes des districts, pièves et jurisdictions, de manière à diminuer l’extrême inégalité qui s’y fait sentir. La seule province de Bastia et de Nebbio contient autant d’habitants que les sept provinces de Capocorso, d’Alleria, de Porto-Vecchio, de Sarteno, de Vico, de Calvi et d’Algagliola. Celle d’Ajaccio en contient plus que les quatre qui l’avoisinent. Sans ôter entièrement les limites et bouleverser les ressorts, on peut, par quelques légers changements, modérer ces disproportions énormes. Par exemple, l’abolition des fiefs donne la facilité de former de ceux de Carani, de Brando et de Nouza une nouvelle jurisdiction, qui, renforcée de la piève Pietta, se trouvera à peu près égale à la jurisdiction de Capocorso. Le fief d’Istria, réuni à la province de Sarteno, ne la rendra pas encore égale à celle de Corte, et celle de Bastia et Nebbio, quoique diminuée d’une piève, peut être partagée en deux jurisdictions encore très-fortes, dont le Guolo fera la séparation. Ceci n’est qu’un exemple pour me faire entendre, car je ne connais pas assez le local pour pouvoir rien déterminer.

Par ces légers changements, l’île de Corse, que je suppose entièrement libre, se trouverait divisée en douze jurisdictions, qui ne seront pas entièrement disproportionnées, surtout lorsqu’après avoir resserré, comme on le doit, les droits municipaux des villes, on aura laissé par ces villes moins de poids à leur jurisdiction.

Les villes sont utiles dans un pays à proportion de ce qu’on y cultive le commerce et les arts, mais elles sont nuisibles au système que nous avons adopté ; leurs habitants sont cultivateurs ou oisifs ; or, la culture se fait toujours mieux par les colons que les urbains, et c’est de l’oisiveté que viennent tous les vices qui, jusqu’à ce moment, ont désolé la Corse. Le sot orgueil des bourgeois ne fait qu’avilir et décourager le laboureur. Livrés à la mollesse, aux passions qu’elle excite, ils se plongent dans la débauche et se vendent pour y satisfaire. L’intérêt les rend serviles, et la fainéantise les rend inquiets ; ils sont esclaves ou mutins, jamais libres. Cette différence s’est bien fait sentir durant toute la présente guerre, et depuis que la nation a brisé ses fers. C’est la vigueur de vos pièves qui a fait la révolution, c’est leur fermeté qui l’a soutenue ; cet inébranlable courage, que nul revers ne peut abattre, vous vient d’elles. Des villes, peuplées d’hommes mercenaires, ont vendu leur nation pour se conserver quelques petits privilèges que les Génois savaient avec art leur faire valoir ; et, justement punies de leur lâcheté, elles demeurent les nids de la tyrannie, tandis que déjà le peuple corse jouit avec gloire de la liberté qu’il s’est acquise au prix de son sang.

Il ne faut point qu’un peuple cultivateur regarde avec convoitise le séjour des villes et envie le sort des fainéants qui les peuplent ; par conséquent il n’en faut point favoriser l’habitation par des avantages nuisibles à la population générale et à la liberté de la nation. Il faut qu’un laboureur ne soit par la naissance inférieur à personne, qu’il ne voie au-dessus de lui que les lois et les magistrats, et qu’il puisse devenir magistrat lui-même, s’il en est digne par ses lumières et par sa probité. En un mot, les villes et leurs habitants, non plus que les fiefs et leurs possesseurs, ne doivent garder aucun privilège exclusif ; toute l’île doit jouir des mêmes droits, supporter les mêmes charges, et devenir indistinctement ce qu’on appelle, en termes du pays : Terra di commune. Or, si les Villes sont nuisibles, les capitales le sont encore plus ; une capitale est un gouffre où la nation presque entière va perdre ses mœurs, ses lois, son courage et sa liberté. On s’imagine que les grandes villes favorisent l’agriculture parce qu’elles consomment beaucoup de denrées ; mais elles consomment encore plus de cultivateurs, soit par le désir de prendre un meilleur métier qui les attire, soit par le dépérissement naturel des races bourgeoises que la campagne recrute toujours. Les environs des capitales ont un air de vie, mais plus on s’éloigne, plus tout est désert. De la capitale s’ exhale une peste continuelle qui mine et détruit la nation.

Cependant il faut au gouvernement un centre, un point de réunion auquel tout se rapporte : il y aurait trop d’inconvénient à rendre errante l’administration suprême. Pour la faire circuler de province en province, il faudrait diviser l’île en plusieurs petits États confédérés, dont chacun aurait à son tour la présidence ; mais ce système compliquerait le jeu de la machine, les pièces en seraient moins liées.

L’île n’étant pas assez grande pour rendre cette division nécessaire, l’est trop pour pouvoir se passer d’une capitale ; mais il faut que cette capitale forme la correspondance de toutes les jurisdictions, sans en attirer les peuples, que tout y communique, et que chaque chose reste à sa place. En un mot, il faut que le siège du gouvernement suprême soit moins une capitale qu’un chef-lieu.

La seule nécessité a là-dessus dirigé le choix de la nation comme eût fait la raison même. Les Génois, restés maîtres des places maritimes, ne vous ont laissé que la ville de Corte, non moins heureusement située pour l’administration corse que l’était Bastia pour l’administration génoise. Cette place, au milieu de l’île, voit tous ses rivages presque à égales distances. Elle est précisément entre les deux grandes parties di quà et di là da monti, également à portée de tout. Elle est loin de la mer, ce qui conservera plus longtemps à ses habitants leurs mœurs, leur simplicité, leur droiture, leur caractère national, que si elle était sujette à l’influence des étrangers. Elle est dans la partie la plus élevée de l’île, dans un air très-sain, mais dans un sol peu fertile, et presque à la source des rivières, ce qui, rendant l’abord des denrées plus difficiles, ne lui permet point de trop s’agrandir ; que si l’on ajoute à tout cela la précaution de ne rendre aucune des grandes charges de l’État héréditaires, ni même à vie, il est à présumer que les hommes publics, n’y formant que des habitants passagers, ne lui donneront de longtemps cette splendeur funeste qui fait le lustre et la perte des États.

Voici la première réflexion que me suggère l’examen rapide du local de l’île ; quant à parler maintenant plus en détail du gouvernement, il faut commencer par voir ce qu’il doit faire et sur quelles maximes il doit se conduire. C’est là ce qui doit achever de décider de sa forme, car chaque forme de gouvernement a son esprit qui lui est naturel et propre, et duquel elle ne s’écarte jamais.

Nous avons égalisé jusqu’au sol national autant qu’il nous a été possible ; tâchons maintenant d’y tracer le plan de l’édifice qu’il faut élever. La première règle que nous avons à suivre, c’est le caractère national : tout peuple a ou doit avoir un caractère national ; s’il en manquait, il faudrait commencer par le lui donner, les insulaires surtout, moins souples, moins confondus avec les autres peuples, en ont d’ordinaire un plus marqué ; les Corses, en particulier, en ont un naturellement très-sensible, mais si défiguré par l’esclavage et la tyrannie, qu’il est devenu difficile à connaître. En revanche il est, par leur position isolée, facile à rétablir et conserver.

L’île de Corse, dit Diodore, est montagneuse, pleine de bois et arrosée par de grands fleuves. Ses habitants se nourrissent de lait, de miel et de viande, que le pays leur fournit largement ; ils observent entre eux les règles de la justice et de l’humanité avec plus d’exactitude que les autres barbares ; celui qui le premier trouve du miel dans les montagnes et dans les creux des arbres, est assuré que personne ne le lui disputera. Ils sont toujours certains de retrouver leurs brebis, sur lesquelles chacun met sa marque, et qu’ils laissent paître ensuite dans les campagnes sans que personne les garde : le même esprit d’équité paraît les conduire dans toutes les rencontres de la vie.

Les grands historiens, souvent dans les plus simples narrations, et sans raisonner eux-mêmes, ont rendu sensible au lecteur la raison de chaque fait qu’ils rapportent.

Quand un pays n’est pas peuplé par des colonies, c’est de la nature du sol que naît le caractère primitif des habitants. Un terrain rude, inégal, difficile à cultiver, doit plus fournir à la nourriture des bêtes qu’à celle des hommes ; les champs y doivent être rares et les pâturages abondants. De là la multiplication du bétail et la vie pastorale. Les troupeaux des particuliers, errants dans les montagnes, s’y mêlent, s’y confondent. Là, nul n’a d’autre clef que la nécessité du premier occupant ; la propriété ne peut s’établir ni se conserver que sous la foi publique, et il faut bien que tout le monde soit juste, sans quoi personne n’aurait rien, et la nation périrait.

Des montagnes, des bois, des rivières, des pâturages : ne croirait-on pas lire la description de la Suisse ? Aussi retrouvait-on jadis dans la Suisse le même caractère que Diodore donne aux Corses : l’équité, l’humanité, la bonne foi ; toute la différence était qu’habitant un climat plus rude, ils étaient plus laborieux ; ensevelis pendant six mois sous la neige, ils étaient forcés de faire des provisions pour l’hiver ; épars sur leurs rochers, ils les cultivaient avec une fatigue qui les rendait robustes ; un travail continuel leur ôtait le temps de connaître les passions ; les communications étaient toujours pénibles, et quand les neiges et les glaces achevaient de les fermer, chacun, dans sa cabane, était forcé de se suffire à lui-même et à sa famille ; de là l’heureuse et grossière industrie. Chacun exerçait dans sa maison tous les arts nécessaires : tous étaient maçons, charpentiers, menuisiers, charrons. Les rivières et les torrents qui les séparaient les uns des autres donnaient, en revanche, à chacun d’eux les moyens de se passer de ses voisins ; les scies, les forges, les moulins se multipliaient ; ils apprenaient à ménager le cours des eaux tant pour le jeu des rouages que pour multiplier les arrosements. C’est ainsi qu’au milieu de leurs précipices et de leurs vallons, chacun, vivant sur son sol, parvient à en tirer tout son nécessaire, à s’y trouver au large, à ne désirer rien au delà : les intérêts, les besoins ne se croisant point, et nul ne dépendant d’un autre, tous n’avaient entre eux que des liaisons de bienveillance et d’amitié ; la concorde et la paix régnaient dans leur nombreuse famille. Ils n’avaient presque autre chose à traiter entre eux que des mariages, où l’inclination seule était consultée, que l’ambition ne formait point, que l’intérêt et l’inégalité n’arrêtaient jamais.

Ce peuple pauvre mais sans besoins, dans la plus parfaite indépendance, multipliait ainsi dans une union que rien ne pouvait altérer ; il n’avait pas des vertus, puisqu’il n’avait point de vices à vaincre ; bien faire ne lui contait rien, et il était bon et juste sans savoir même ce que c’était que justice et que vertu. De la force avec laquelle cette vie laborieuse et indépendante attachait les Suisses à leur patrie, résultaient deux plus grands moyens de la défendre, savoir : le concert dans les résolutions et le courage dans les combats. Quand on considère l’union constante qui régnait entre des hommes sans maîtres, presque sans lois, et que les princes qui les entouraient s’efforçaient de diviser par toutes les manœuvres de la politique ; quand on voit l’inébranlable fermeté, la constance, l’acharnement même que ces hommes terribles portaient dans les combats, résolus de mourir ou de vaincre, et n’ayant pas même l’idée de séparer leur vie de leur liberté, l’on n’a plus de peine à concevoir les prodiges qu’ils ont faits pour la défense de leur pays et de leur indépendance ; on n’est plus surpris de voir les trois plus grandes puissances, et les troupes les plus belliqueuses de l’Europe, échouer successivement dans leur entreprise contre cette héroïque nation, que sa simplicité rendait aussi invincible à la ruse que son courage à la valeur. — Corses, voilà le modèle que vous devez suivre pour revenir à votre état primitif. — Mais ces hommes rustiques, qui d’abord ne connaissaient qu’eux-mêmes, leurs montagnes et leurs chaumières, en se défendant contre les autres nations, apprirent à les connaître ; leurs victoires leur ouvrirent les frontières de leur voisinage, la réputation de leur bravoure fit naître aux princes l’idée de les employer. Ils commencèrent à solder ces troupes qu’ils n’avaient pu vaincre ; ces braves gens, qui avaient si bien défendu leur liberté, devinrent les oppresseurs de celle d’autrui. On s’étonnait de leur voir porter, au service des princes, la même valeur qu’ils avaient mise à leur résister, la même fidélité qu’ils avaient gardée à la patrie ; vendre à prix émargent les vertus qui se paient le moins et que l’argent corrompt le plus vite. Mais, dans ces premiers temps, ils portaient au service des princes la même fierté qu’ils avaient mise à leur résister ; ils s’en regardaient moins comme les satellites que comme les défenseurs, et croyaient moins leur avoir vendu leurs services que leur protection. Insensiblement ils s’avilirent, et ne furent plus que des mercenaires ; le goût de l’argent leur fit sentir qu’ils étaient pauvres ; le mépris de leur état a détruit insensiblement les vertus qui en étaient l’ouvrage, et les Suisses sont devenus des hommes à cinq sols, comme les Français à quatre. Une autre cause plus cachée a corrompu cette vigoureuse nation. Leur vie isolée et simple les rendait indépendants ainsi que robustes, chacun ne connaissait de maître que lui ; mais tous, ayant le même intérêt et les mêmes goûts, s’unissaient sans peine pour vouloir faire les mêmes choses ; l’uniformité de leur vie leur tenait lieu de loi ; mais quand la fréquentation des autres peuples leur eut fait aimer ce qu’ils devaient craindre, et admirer ce qu’ils devaient mépriser, l’ambition des principaux leur fit changer de maxime ; ils sentirent que pour mieux dominer le peuple il fallait lui donner des goûts plus dépendants. De là l’introduction du commerce, de l’industrie et du luxe, qui, liant les particuliers à l’autorité publique par leurs métiers et par leurs besoins, les fait dépendre de ceux qui gouvernent, beaucoup plus qu’ils n’en dépendaient dans leur état primitif.

La pauvreté ne s’est fait sentir dans la Suisse que quand l’argent a commencé d’y circuler ; il a mis la même inégalité dans les ressources que dans les fortunes ; il est devenu un grand moyen d’acquérir ôté à ceux qui n’avaient rien. Les établissements’ de commerce et de manufactures se sont multipliés ; les arts ont ôté une multitude de mains à l’agriculture.Les hommes, en se divisant inégalement, se sont multipliés et se sont répandus dans les pays plus favorablement situés, et où les ressources étaient plus faciles. Les uns ont déserté leur patrie, les autres lui sont devenus inutiles en consommant et ne produisant rien ; la multitude des enfants est devenue à charge. Le peuplement a sensiblement diminué, et tandis que l’on se multipliait dans les villes, la culture des terres plus négligée, les besoins de la vie plus onéreux, en rendant les denrées étrangères plus nécessaires, ont mis le pays dans une plus grande dépendance de ses voisins. La vie oiseuse a introduit la corruption et multiplié les pensionnaires des puissances ; l’amour de la patrie, éteint dans tous les cœurs, y a fait place au seul amour de l’argent ; tous les sentiments qui donnent du ressort à l’âme étant étouffés, on n’a plus vu ni fermeté dans la conduite, ni vigueur dans les résolutions. Jadis, la Suisse pauvre faisait la loi à la France ; maintenant la Suisse riche craint le sourcil froncé d’un ministre français.

Voilà de grandes leçons pour le peuple corse ; voyons de quelle manière il doit se les appliquer. Le peuple corse conserve un grand nombre de ses vertus primitives, qui faciliteront beaucoup notre constitution. Il a aussi contracté, dans la servitude, beaucoup de vices auxquels il doit remédier ; de ces vices, quelques-uns disparaîtront d’eux-mêmes avec la cause qui les fit naître, d’autres ont besoin qu’une cause contraire déracine la passion qui les produit[3].

Je mets dans la première classe l’humeur indomptable et féroce qu’on leur attribue : on les accuse d’être mutins ; comment le sait-on, puisqu’ils n’ont pas été gouvernés justement ? En les animant sans cesse les uns contre les autres, on devait voir que cette animosité tournait souvent contre ceux dont elle était l’ouvrage.

Je mets dans la seconde classe le penchant au vol et au meurtre qui les a rendus odieux. La source de ces deux vices est la paresse et l’impunité : cela est clair, quant au premier, et facile à prouver quant au deuxième, puisque les haines de famille et les projets de vengeance qu’ils étaient sans cesse occupés à satisfaire naissent dans des entretiens oiseux, et prennent de la consistance dans de sombres méditations, et s’exécutent sans peine par l’assurance de l’impunité. Qui pourrait nôtre pas saisi d’horreur contre un gouvernement barbare, qui, pour voir ces infortunés s’entr’égorger les uns les autres, n’épargnait aucun soin pour les y exciter ! Le meurtre n’était pas puni, que dis-je, il était récompensé ; le prix du sang était un des revenus de la république. Il fallait que les malheureux Corses, pour éviter une destruction totale, achetassent par un tribut la grâce d’être désarmés.

Que les Corses, ramenés à une vie laborieuse, perdent l’habitude d’errer dans l’île comme des bandits ; que leurs occupations égales et simples, les tenant au centre dans leurs familles, ne leur laissent rien à démêler entre eux. Que leur travail leur fournisse aisément de quoi subsister eux et leur famille ; que ceux qui ont toutes les choses nécessaires à la vie ne soient pas encore obligés d’avoir de l’argent en espèces, soit pour payer les tailles et autres impositions, soit pour fournir à des besoins de fantaisie et au luxe, qui, sans contribuer au bien-être de celui qui l’étalé, ne fait qu’exciter l’envie et la haine d’autrui.

On voit aisément comment le système auquel nous avons donné la préférence conduit à ces avantages ; mais cela ne suffit pas. Il s’agit de faire adopter au peuple la pratique de ce système, de lui faire aimer l’occupation que nous voulons lui donner, d’y fixer ses plaisirs, ses désirs, ses goûts, d’en faire nécessairement le bonheur de la vie, et d’y borner ses projets d’ambition.

Les Génois se vantent d’avoir favorisé l’agriculture dans l’île, les Corses paraissent en convenir ; je n’en conviendrai pas de même : le mauvais succès prouve qu’ils avaient pris de mauvais moyens. Dans cette conduite, la république n’avait pas pour but de multiplier les habitants de l’île, puisqu’elle favorisait si ouvertement les assassinats, et de les faire vivre dans l’aisance, puisqu’elle les ruinait par les exactions, ni même de faciliter le recouvrement des tailles, puisqu’elle chargeait de droits la vente et le transport de diverses denrées et en défendait l’exportation. Elle avait pour but, au contraire, de rendre plus onéreuses ces mêmes tailles qu’elle n’osait augmenter, de tenir les Corses dans rabaissement en les attachant, pour ainsi dire, à leur glèbe, et, les détournant du commerce, des arts, de toutes les professions instructives, en les empêchant de s’élever, de s’instruire, de s’enrichir, elle prenait toutes les mesures pour épuiser l’île d’argent, pour l’y rendre nécessaire et pour l’empêcher, toutefois, d’y rentrer. La tyrannie ne pouvait employer de manœuvre plus raffinée : en paraissant favoriser la culture, elle achevait d’écraser la nation ; elle voulait la réduire à un tas de vils paysans vivant dans la plus déplorable misère. — Qu’arrivait-il de là ? Les Corses, découragés, abandonnaient un travail qui n’était animé d’aucun espoir ; ils aimaient mieux ne rien faire que de se fatiguer à pure perte. La vie laborieuse et simple fit place à la paresse, au désœuvrement, à toute sorte de vices : le vol leur procurait l’argent dont ils avaient besoin pour payer leur taille, et qu’ils ne trouvaient point avec leurs denrées ; Ils quittaient leurs champs pour travailler sur les grands chemins.

Je ne vois nuls moyens plus prompts et plus sûrs, pour en venir là, que les deux suivants : c’est d’attacher, pour ainsi dire, les hommes à la terre, en tirant d’elle leurs distinctions et leurs droits, et l’autre d’affermir ce lien par celui de la famille, en la rendant nécessaire à l’État. J’ai pensé que dans cette vue, posant la loi fondamentale sur les distinctions tirées de la nature de la chose, on pouvait diviser toute la nation corse en trois classes, dont l’inégalité toujours personnelle pouvait être heureusement substituée à l’inégalité de race ou d’habitation qui résulte du système féodal municipal que nous abolissons. La première classe sera celle des citoyens ; la deuxième, celle des patriotes ; la troisième, celle des aspirants. Cette distinction par classe ne doit point se faire par un cens ou dénombrement au moment de l’institution, mais elle doit s’établir successivement d elle-même par le simple progrès du temps.

Le premier acte de l’établissement projeté doit être un serment solennel prêté par tous les Corses âgés de vingt ans et au-dessus, et tous ceux qui prêteront ce serment doivent être indirectement inscrits au nombre des citoyens. Il est bien juste que tous ces vaillants hommes, qui ont livré leur nation au prix de leur sang, étant en possession de tous ces avantages, jouissent au premier rang de la liberté qu’ils lui ont acquise. Mais, dés le jour de l’union formée et du serment solennellement prêté, tous ceux qui, nés dans l’île, n’auraient pas atteint l’âge, resteront dans la classe des aspirants, jusqu’à ce qu’aux conditions suivantes ils puissent monter aux deux autres classes :

Tout aspirant marié selon la loi, qui aura quelque fonds en propre, indépendamment de ceux de sa femme, sera inscrit dans la classe des patriotes.

Tout patriote marié ou veuf qui aura deux enfants vivants, une habitation à lui et un fonds de terre suffisant pour sa subsistance, sera inscrit dans la classe des citoyens.

Ce premier pas, suffisant pour mettre les terres en crédit, ne suffit pas pour les mettre en culture, si l’on n’ôte la nécessité d’argent qui a fait la pauvreté de l’île sous le gouvernement génois. Il faut établir pour maxime certaine que, partout où l’argent est de première nécessité, la nation se détache de l’agriculture pour se jeter dans les professions plus lucratives ; l’état de laboureur est alors un objet de commerce et une espèce de manufacture pour les grands fermiers, ou de pis-aller de la misère pour la foule des paysans. Ceux qui s’enrichissent par le commerce et l’industrie placent, quand ils ont assez gagné, leur argent en fonds de terre que d’autres cultivent pour eux-mêmes ; toute la nation se trouve ainsi divisée en riches fainéants, qui possèdent les terres, et en malheureux paysans, qui n’ont pas de quoi vivre en les cultivant.

Plus l’argent est nécessaire aux particuliers, plus il l’est au gouvernement ; d’où il suit que, plus le commerce fleurit, plus les taxes sont fortes ; et pour payer ces taxes, il ne sert de rien que le paysan cultive sa terre s’il n’en vend pas le produit ; il a beau avoir du blé, du vin, de l’huile, il lui faut absolument de l’argent ; il faut qu’il porte, çà et là, sa denrée dans les villes ; qu’il se fasse petit marchand, petit vendeur, petit fripon. Ses enfants, élevés dans le courtage débaucheur, s’attacheront aux villes et perdront le goût de leur état ; se feront matelots ou soldats plutôt que de prendre l’état de leur père. Bientôt la campagne se dépeuple et la ville regorge de vagabonds ; peu à peu le pain manque, la misère publique augmente avec l’opulence des particuliers, et l’une et l’autre, de concert, animent tous les vices qui causent enfin la ruine d’une nation.

Je regarde si bien tout système de commerce comme destructif de l’agriculture, que je n’en excepte pas même le commerce des denrées qui sont le produit de l’agriculture. Pour qu’elle pût se soutenir dans ce système, il faudrait que le profit pût se partager également entre le marchand et le cultivateur. Mais c’est ce qui est impossible, parce que le négoce de l’un étant toujours libre, et celui de l’autre forcé, le premier fera toujours la loi au second ; rapport qui, rompant l’équilibre, ne peut faire un État solide et permanent.

Il ne faut pas s’imaginer que l’île en sera plus riche lorsqu’elle aura beaucoup d’argent. Cela sera vrai vis-à-vis des autres peuples et par les rapports extérieurs ; mais en elle-même, une nation n’en est ni plus riche ni plus pauvre pour avoir plus ou moins d’argent : ce qui revient à la même chose, parce que la même quantité d’argent y circule avec plus ou moins d’activité. Non-seulement l’argent est un signe, mais c’est un signe relatif qui n’a d’effet véritable que par l’inégalité de la distribution. Car, supposé que dans l’île de Corse chaque particulier n’ait que dix écus, ou qu’il ait cent mille écus, c’est dans ces deux cas absolument de même pour l’état respectif de tous, et ils n’en sort entre eux ni plus riches, ni plus pauvres, et la seule différence est que la seconde supposition rend le négoce plus embarrassant. Si la Corse avait besoin des étrangers, elle aurait besoin d’argent ; mais, pouvant se suffire à elle-même, elle n’en a pas besoin ; et puisque l’argent n’est utile que comme ligne d’inégalité, moins il en circulera dans l’île, plus l’abondance réelle y régnera. Il faut voir si ce qu’on fait avec de l’argent ne peut se faire sans argent, et supposant qu’il se puisse, il faut comparer les deux moyens relativement à notre objet.

Il est prouvé par les faits que l’île de Corse, même dans l’état de friche et d’épuisement où elle est, suffit à la subsistance de ses habitants, puisque durant trente-six ans de guerre qu’ils ont plus manié les armes que la charrue, il n’y est cependant pas entré un seul bâtiment de denrées et de vivres d’aucune espèce ; elle a même tout ce qu’il faut, outre les vitres, pour les mettre et les maintenir dans un état florissant, sans rien emprunter au dehors. Elle a de la laine pour ses étoffes, du chanvre et du lin pour des toiles et des cordages, des cuirs pour des chaussures, des bois de construction pour la marine, du fer pour des foires, du cuivre pour des ustensiles et pour de la petite monnaie ; elle a du sel pour son usage, elle en aura au delà en rétablissant les salines d’Aleria, que les Génois mirent avec tant de peine et de dépense, dans un état de destruction, et qui donnait encore du sel en dépit d’eux. Les Corses, quand ils le voudraient, ne pourraient commercer au dehors par échange, à moins qu’ils n’achetassent des superfluités ; ainsi l'argent, même en pareil cas, ne leur serait pas nécessaire pour le commerce, puisqu’il est la seule marchandise qu’ils iraient chercher. Il suit de là que, dans les rapports de nation à nation, le Corse n’a aucun besoin d'argent.

Au dedans, l’île est assez grande et coupée par des montagnes, ses grandes et nombreuses rivières sont peu navigables ; ses parties ne communiquent pas naturellement entre elles ; mais la différence de leurs productions les tient dans une dépendance mutuelle, par le besoin qu’elles ont les unes des autres. La province du cap Corse, qui ne produit presque que du vin, a besoin de blé et d’huile que lui fournit la Bologna. Corte, sur la hauteur, donne de même des grains, et manque de tout le reste ; Bonifazio, au bord des marais et à l’autre extrémité de l’île, a besoin de tout et ne fournit rien. Le projet d’une égale population demande donc une circulation de denrées, un versement facile d’une jurisdiction dans une autre, par conséquent un commerce intérieur. Mais je dis à cela deux choses : l’une, qu’avec le concours du gouvernement ce commerce peut se faire en grande partie par des échanges mutuels et convenables ; et, par une suite naturelle de l’autre, ce commerce et ces échanges doivent diminuer de jour en jour et se réduire enfin à très-peu de chose.

On sait que, dans l’épuisement où les Génois avaient mis la Corse, l'argent, sortant toujours et ne rentrant point, devint à la fin si rare, que dans quelques cantons de l’île la monnaie n’était plus connue, et qu’on n’y faisait de ventes ni d’achats que par des échanges. Les Corses, dans leurs mémoires, ont cité ce fait parmi leurs griefs ; ils avaient raison, puisque l’argent étant nécessaire pour payer les tailles, ces pauvres gens qui n’en avaient plus, saisis et exécutés dans leurs maisons, se voyaient dépouillés de leurs ustensiles les plus nécessaires, de leurs bardes, de leurs guenilles, qu’il fallait transporter d’un lieu à l’autre, et dont la vente ne rendait pas la dixième partie de leur prix, de sorte que faute d’argent ils payaient l’imposition dix fois pour une.

Mais, comme dans notre système on ne sera plus forcé de payer la taille en espèces, le défaut d’argent, n’étant point un signe de misère, ne servira point à l’augmenter ; les échanges pourront donc se faire en nature et sans valeurs intermédiaires, et l’on pourra vivre dans l’abondance sans jamais manier un sou.

Je vois que sous les gouverneurs génois, qui défendaient et gênaient de mille façons la traite des denrées d’une province à l’autre, les communes faisaient des magasins de blés, de vins, d’huiles, pour attendre le moment favorable et permis pour la traite, et que ces magasins servaient aux officiers génois de prétexte à mille odieux monopoles. L’idée de ces magasins n’étant pas nouvelle, en serait d’autant plus facile à exécuter et fournirait pour les échanges un moyen commode et simple pour la nation et pour les particuliers, sans risque des inconvénients qui le rendaient onéreux au peuple.

Même sans avoir recours à des magasins ou entrepôts réels, on pourrait établir dans chaque paroisse ou chef-lieu un registre public en partie double, où les particuliers feraient inscrire chaque année, d’un côté l’espèce et la quantité des denrées qu’ils ont de trop, et de l’autre celles qui leur manquent ; de la balance et comparaison des registres, faites de province à province, on pourrait tellement régler le prix des denrées et la mesure des traites, que chaque piève ferait la consommation de son superflu et l’acquisition de son nécessaire, sans qu’il y eut ni défaut ni excédant dans la quantité, et presque aussi commodément que si la récolte se mesurait sur ses besoins.

Ces opérations peuvent se faire avec la plus grande justesse et sans monnaie réelle, mais par la voie d’échanges, ou à l’aide d’une simple monnaie idéale qui servirait de terme de comparaison, telle, par exemple, que sont les pistoles en France, soit en prenant pour monnaie quelque bien réel qui se nombre, comme était le bœuf chez les Grecs et la brebis chez les Romains, et qu’on fixe dans sa valeur moyenne ; car alors un bœuf peut valoir plus ou moins d’un bœuf, et une brebis plus ou moins d’une brebis, différence qui rend la monnaie idéale préférable, parce qu’elle est toujours exacte, n’étant prise que pour nombre abstrait.

Tant qu’on s’en tiendra là, les traites se maintiendront en équilibre, et les échanges, se réglant uniquement sur l’abondance ou la rareté relative des denrées, et sur la plus ou moins grande facilité des transports, resteront toujours et partout en rapports compensés ; et toutes les productions de l’île, également dispersées, y prendraient d’elles-même le niveau de la population. J’ajoute que l’administration publique pourra sans inconvénients présider à ces traites, à ces échanges, en tenir la balance, en régler toute la mesure, en faire la distribution, parce que, tant qu’ils se feront en nature, les officiers publics n’en pourront abuser et n’en auront pas même la tentation. Au lieu que la conversion des denrées en argent ouvre la porte à toutes les exactions, à tous les monopoles, à toutes les friponneries ordinaires aux gens en place en pareil cas.

On doit s’attendre à beaucoup d’embarras en commençant, mais ces embarras sont inévitables dans tout établissement qui commence et qui contrarie un usage établi. J’ajoute que cette régie, une fois établie, acquerra chaque année une nouvelle facilité non-seulement par la pratique et l’expérience, mais par la diminution successive des traites qui doit nécessairement en résulter, jusqu’à ce qu’elles se réduisent d’elles-mêmes à la plus petite quantité possible, ce qui est le but final que l’on doit se proposer.

Il faut que tout le monde vive et que personne ne s’enrichisse : c’est le principe fondamental de la prospérité de la nation, et la police que je propose va, pour sa partie, à ce but aussi directement qu’il est possible. Les denrées superflues n’étant point un objet de commerce, ne se débitant point en argent, ne seront cultivées qu’en proportion du besoin des nécessaires, et quiconque pourra se procurer immédiatement celles qui lui manquent, sera sans intérêt d’en avoir de trop. Sitôt que les produits de la terre ne seront point marchandise, leur culture se proportionnera peu à peu dans chaque province et même dans chaque héritage, au besoin général de la province et au besoin particulier des cultivateurs ; chacun s’efforcera d’avoir en nature, en sa propre culture, toutes ces choses qui lui sont nécessaires, plutôt que par des échanges, qui seront toujours de moins en moins commodes à quelque point qu’ils soient facilités.

C’est un avantage, sans contredit, de donner à chaque terrain ce qu’il est le plus propre à produire ; par cette disposition, l’on tire d’un pays plus et plus aisément que par aucune autre ; mais cette considération, tout imposante qu’elle est, n’est que secondaire. Il vaut mieux que la terre produise un peu moins et que les habitants soient mieux ordonnés. D’après tous les mouvements de trafic et d’échanges, il est impossible que les vices destructeurs ne se glissent pas dans une nation. Le défaut de quelques convenances dans le choix du terrain peut se compenser par le travail, et il vaut mieux mal employer les champs que les hommes. Du reste, tout cultivateur peut et doit faire ce choix dans les terres, et chaque paroisse ou communauté dans ses biens communaux, comme il se dit ci-après.

On craindra, je le sens, que cette économie ne produise un effet contraire à celui que j’en attends ; qu’au lieu d’exciter la culture elle ne la décourage ; que les colons, n’ayant aucun débit de leurs denrées, ne négligent leurs travaux, qu’ils ne se bornent à leur subsistance, et que, sans chercher l’abondance et contents de recueillir pour eux l’absolu nécessaire, ils ne laissent au surplus leurs terres en friche. On paraîtra même fondé sur l’expérience du gouvernement génois, sous lequel la défense d’exporter les denrées hors de l’île avait exactement produit cet effet. Mais il faut considérer que sous cette administration l’argent était de première nécessité, au moins l’objet immédiat du travail, que, par conséquent, tout travail qui ne pouvait en produire était nécessairement négligé ; que le cultivateur, accablé de mépris, dé misère, de vexations, regardait son état, comme le comble du malheur ; que, voyant qu’il n’y pouvait trouver les richesses, il en cherchait quelque autre ou tombait dans le découragement. Au lieu qu’ici toutes les bases de l’institution tendent à rendre cet état heureux dans sa médiocrité, respectable dans sa simplicité, fournissant tous les besoins de la vie, tous les tributs publics. Sans ventes et sans trafic, il n’en laisse pas même imaginer un meilleur ou plus noble ; tous les moyens de la considération et tous ceux qui le rempliront, ne voyant rien au-dessus d’eux, en feront leur gloire, ils le rempliront comme les plus grands emplois, ainsi que les premiers Romains. Ne pouvant sortir de cet état, on voudra s’y distinguer, on voudra le remplir mieux que d’autres : faire de plus grandes récoltes, fournir un plus fort contingent à l’État, mériter dans les élections les suffrages du peuple ; de nombreuses familles bien nourries, bien vêtues, en feront honorer les chefs, et l’abondance réelle étant l’unique objet de luxe, chacun voudra se distinguer par ce luxe-là. Tant que le cœur humain demeurera ce qu’il est, de pareils établissements ne produiront pas la paresse ; ce que les magistrats en particulier, et les pères de famille doivent faire dans chaque jurisdiction, dans chaque piève, dans chaque héritage, pour n’avoir pas besoin des autres, le gouvernement général de l’île doit le faire pour n’avoir pas besoin des peuples voisins. Un registre exact des marchandises qui sont entrées dans l’île durant un certain nombre d’années, donnera un état sûr et fidèle de celles dont elle ne peut se passer, car ce n’est pas dans la situation présente que le luxe et le superflu y peuvent avoir lieu. Avec d’attentives observations, tant sur ce que l’île produit que sur ce qu’elle peut produire, on trouva que le nécessaire étranger se réduit à très-peu de chose, et c’est ce qui se confirme parfaitement par les faits, puisque dans les années 1735 et 1756 que l’île, bloquée par la marine génoise, n’avait aucune communication avec la terre ferme, non-seulement rien n’y manqua pour les comestibles, mais les besoins d’aucune espèce n’y furent insupportables. Ceux qui s’y firent sentir le plus furent les munitions de guerre, les cuirs, les cotons pour les mèches, encore suppléa-t-on à ce dernier par la moelle de certains roseaux.

De ce petit nombre d’importations nécessaires, il faut retrancher encore tout ce que l’île ne fournit pas maintenant, mais qu’elle peut fournir, mieux cultivée et vivifiée par l’industrie. Plus on doit écarter avec soin les arts oiseux, les arts d’agrément et de mollesse, plus on doit favoriser ceux qui sont utiles à l’agriculture et avantageux à la vie humaine ; il ne nous faut ni sculpteurs, ni orfèvres, mais il nous faut des charpentiers et des forgerons ; il nous faut des tisserands, de bons ouvriers en laine, et non pas des brodeurs ni des tireurs d’or.

On commencera à s’assurer des matières premières les plus nécessaires, savoir : le bois, le fer, la laine, le cuir, le chanvre et le lin. L’île abondait en bois tant pour la construction que pour le chauffage ; mais il ne faut pas se fier à cette abondance et abandonner l’usage et la coupe des forêts à la seule discrétion des propriétaires. À mesure que la population de l’île augmentera et que les défrichements se multiplieront, il se fera dans les bois un dégât rapide qui ne pourra se réparer que très-lentement....

La Suisse était jadis couverte de bois en telle abondance qu’elle en était incommodée ; mais tant pour la multiplication des pâturages que pour l’établissement des manufactures, on les a coupés sans mesure et sans règle ; maintenant ces forêts immenses ne montrent que des rochers presque nus. Heureusement avertis par l’exemple de la France, les Suisses ont vu le danger et y ont mis ordre autant qu’il à dépendu d’eux. Il reste à voir si leurs précautions ne sont pas trop tardives ; car, si malgré ces précautions leurs bois diminuent journellement, il est clair qu’ils doivent enfin se détruire.

La Corse, en s’y prenant de plus loin, n’aurait pas le même danger à craindre ; il faut établir de bonne heure une exacte police sur les forêts, et en régler tellement les coupes que la reproduction égale la consommation. Il ne faudra pas faire comme en France, où les maîtres des eaux et forêts ayant un droit sur la coupe d’un arbre, ont intérêt de tout détruire, soin dont ils s’acquittait aussi de leur mieux. Il faut de loin prévoir les besoins ; quoiqu’il ne soit pas à propos d’établir à présent une marine, le temps viendra où cet établissement doit avoir lieu, et alors on sentira l’avantage de n’avoir pas livré aux marines étrangères les belles forêts qui sont proches de la mer. On doit exploiter ou vendre les bois vieux qui ne profitent plus ; mais il faut laisser sur pied tous ceux qui sont dans leur force ; ils auront dans leur temps leur emploi.

On a trouvé, dit-on, dans l’île une mine de cuivre ; cela est bon, mais les mines de fer valent encore mieux. Il y en a sûrement dans l’île ; la situation, les montagnes, la nature du terrain, les eaux thermales qu’on trouve dans la province du cap Corse et ailleurs, tout me fait croire qu’on trouvera beaucoup de ces mines, si l’on cherche bien et qu’on emploie à ces recherches des gens entendus. Cela supposé, l’on n’en permettra pas indifféremment l’exploitation ; mais on choisira les emplacements les plus favorables, les plus à portée des bois et des rivières pour établir des forges, et où l’on pourra ouvrir les routes les plus commodes pour le transport. On aura les mêmes attentions pour les manufactures de toute espèce, chacune dans les choses qui les regardent, afin de faciliter autant qu’il se peut le travail et sa distribution. L’on se gardera pourtant bien de former ces sortes d’établissements dans les quartiers de l’île les plus peuplés et les plus fertiles. Au contraire on choisira, toute chose égale, les terrains les plus arides, et qui, s’ils n’étaient peuplés par l’industrie, resteraient déserts. On aura par là quelque embarras de plus pour les approvisionnements nécessaires ; mais les avantages qu’on y trouvera et les inconvénients qu’on évitera doivent l’emporter infiniment sur cette considération.

D’abord nous suivons ainsi notre grand et premier principe, qui est non-seulement d’étendre et multiplier la population, mais de l’égaliser dans toute l’île autant qu’il est possible. Car si les endroits stériles n’étaient pas peuplés par l’industrie, ils resteraient déserts, et ce serait autant de perdu pour l’agrandissement possible de la nation.

Si l’on formait de pareils établissements dans les lieux fertiles, l’abondance des vivres et le profit du travail, nécessairement plus grand dans les arts que dans l’agriculture, détournant les cultivateurs ou leurs familles des soins rustiques, et dépeuplant insensiblement la campagne, forceraient d’attirer de loin de nouveaux colons pour la cultiver. Ainsi, surchargeant d’habitants quelques points du territoire, nous en dépeuplerions d’autres, et, rompant ainsi l’équilibre, nous irions directement contre l’esprit de notre institution. Le transport des denrées les rendant plus coûteuses dans les fabriques, diminuera par là le profit des ouvriers, et, tenant leur état plus rapproché de celui du cultivateur, maintiendra mieux entre eux l’équilibre. Cet équilibre ne peut cependant être tel que l’avantage ne soit toujours pour l’industrie, soit parce que l’argent qui est dans l’État s’y porte en plus grande abondance, soit par les moyens de fortune par qui la puissance et l’inégalité font leur jeu, soit par la plus grande force qu’ont plus d’hommes rassemblés et que les ……… savent réunir à leur avantage ……… Il importe donc que cette partie trop favorisée demeure dans la dépendance du reste de la nation pour sa subsistance en cas de divisions intestines ; il est dans la nature de notre institution que ce soit le colon qui fasse la loi à l’ouvrier. Avec ces précautions, on peut sans danger favoriser dans l’île l’établissement des arts utiles, et je doute si ces établissements bien dirigés, ne peuvent pas procurer à tous le nécessaire, sans avoir besoin de rien tirer du dehors, si ce n’est quelques bagatelles pour lesquelles on permettra une importation proportionnelle, toujours balancée avec soin par l’administration.

J’ai montré jusqu’ici comment le peuple corse pouvait subsister dans l’aisance et l’indépendance avec très-peu de trafic ; comment, de ce peu qui lui sera nécessaire, la plus grande partie se peut faire même par des échanges, et comment il peut réduire presque à rien les nécessités des importations du dehors de l’île. On voit par là que si l’usage de l’argent et de la monnaie ne peut être absolument anéanti dans les affaires des particuliers, il se peut réduire au moins à si peu de chose qu’il ne se fera point de fortunes par cette voie, et que quand il s’en pourrait faire, elles deviendraient presque inutiles et donneraient peu d’avantage à leurs possesseurs.

Mais les finances publiques, comment les gouvernerons-nous ? Quels revenus assignerons-nous à l’administration ? L’établirons-nous gratuite ? Comment réglerons-nous son entretien ? C’est ce qu’il faut maintenant considérer.


Les systèmes de finances sont une invention moderne : ce mot de finance n’était pas plus connu des anciens que ceux de taille et de capitation. Le souverain mettait des impositions sur les peuples conquis ou vaincus, jamais sur les sujets immédiats, surtout dans les républiques. Bien loin que le peuple d’Athènes fût chargé d’impôt, le gouvernement le payait au contraire ; et Rome, à qui ses guerres devaient tant coûter, faisait souvent des distributions de blé et même de terres au peuple. L’Etat subsistait cependant et entretenait de grandes armées sur mer et sur terre, et faisait des ouvrages publics considérables et d’aussi grandes dépenses, tout au moins, qu’en font proportionnellement les États modernes ; comment cela se faisait-il ?

Il faut distinguer dans les États deux époques, leur commencement et leur accroissement : dans le commencement d’un État, il n’avait d’autre revenu que le domaine public, et ce domaine était considérable. Romulus le fit du tiers de toutes les terres ; il assigna le second tiers pour l’entretien des prêtres et des choses sacrées ; le troisième tiers seulement fut partagé entre les citoyens. C’était peu, mais ce peu était franc. Croit-on que le laboureur français ne se réduirait pas volontiers au tiers de ce qu’il cultive, à condition d’avoir ce tiers franc de toute taille, de tous cens, de toute dîme, et de ne payer aucune espèce d’impôt ?

Ainsi le revenu public ne se tirait point en argent, mais en denrées et autres productions. La dépense était de même nature que la recette. On ne payait ni les magistrats, ni les troupes, on les nourrissait ; on ne leur fournissait point des habits, et, dans les besoins pressants, les charges du peuple étaient en corvées et point en argent. Ses pénibles travaux publics ne coûtaient presque rien à l’État : c’était Touvrage de ces redoutables légions qui travaillaient comme elles se battaient, et qui n’étaient pas composées de canaille, mais de citoyens.

Quand les Romains commencèrent à s’agrandir et devinrent conquérants, ils prirent sur les peuples vaincus l’entretien de leurs troupes ; quand ils les payèrent, les sujets furent imposés, jamais les Romains. Dans les dangers pressants, le sénat se cotisait, il faisait des emprunts qu’il rendait fidèlement ; et, durant toute la république, je ne sache pas que jamais le peuple romain ait payé d’imposition pécuniaire ni par tête ni sur les terres.

Corses, voilà un beau modèle ; ne vous étonnez pas qu’il y eût plus de vertus chez les Romains qu’ailleurs ; l’argent y était moins nécessaire, l’État avait de petits revenus et faisait de grandes choses. Son trésor était dans les vies des citoyens. Je pourrais dire que par la situation de la Corse et par la forme de son gouvernement, il n’y en aura point au monde de moins dispendieux, puisque, étant une île et une république, elle n’aura nul besoin de troupes réglées, et que les chefs de l’État, rentrant tous dans l’égalité, ne pourront rien tirer de la masse commune qui n’y retourne en peu de temps.

Mais ce n’est pas ainsi que j’envisage le nerf de la force publique. Au contraire, je veux que l’on dépense beaucoup pour le service de l’État ; je ne dispute que sur le choix des espèces. Je regarde les finances comme la graisse du corps politique qui, s’engageant dans certains réseaux musculaires, surcharge le corps d’un embonpoint inutile et le rend plutôt lourd, que fort. Je veux nourrir l’État d’un aliment plus salutaire qui, par lui-même, aura sa subsistance, qui pourra se changer en fibres, en muscles, sans engorger les vaisseaux, qui donne de la vigueur et non de la grosseur aux membres, et qui renforce le corps sans l’appesantir.

Loin de vouloir que l’État soit pauvre, je voudrais, au contraire, qu’il eût tout, et que chacun n’eût sa part aux biens communs qu’en proportion de ses services. L’acquisition de tous les biens des Égyptiens, faite au roi par Joseph, eût été bonne s’il n’eût fait trop ou trop peu. Mais, sans entrer dans les spéculations qui m’éloignent de mon objet, il suffit de faire entendre ici ma pensée, qui n’est pas de détruire absolument la propriété particulière, parce que cela est impossible, mais à la renfermer dans les plus étroites bornes, de lui donner une mesure, une règle, un frein qui la contienne, la dirige, qui la subjugue et la tienne toujours subordonnée au bien public. Je veux, en un mot, que la propriété de l’État soit aussi grande, aussi forte, et celle des citoyens aussi petite, aussi faible qu’il est possible. Voilà pourquoi j’évite de la mettre en choses dont le possesseur particulier est trop maître, telles que la monnaie et l’argent, que l’on cache aisément à l’inspection publique.

L’établissement d’un domaine public n’est pas, j’en conviens, une chose aussi facile à faire aujourd’hui dans la Corse déjà partagée à ses habitants, qu’elle le fut dans Rome naissante, avant que ses territoires conquis appartinssent encore au peuple. Cependant je sais qu’il existe dans l’île une grande quantité d’excellentes terres en friche, dont il est très-facile au gouvernement de tirer parti, soit en les aliénant pour un certain nombre données à ceux qui les mettront en culture, soit en les faisant défricher par corvées chacune dans sa communauté. Il faudrait avoir été sur les lieux pour juger de la distribution qu’on peut faire de ces terres et du parti qu’on en peut tirer ; mais je ne doute point qu’au moyen de quelques échanges et de certains arrangements peu difficiles on ne puisse, dans chaque juridiction et même dans chaque piève, se procurer les fonds communaux qui pourront même augmenter en peu d’années par l’ordre dont il sera parlé dans la loi des successions.

Un autre moyen plus facile encore, et qui doit fournir un revenu plus net, plus sûr et beaucoup plus considérable, est de suivre un exemple que j’ai sous les yeux dans les cantons protestants : lors de la réformation, ces cantons s’emparèrent des dîmes ecclésiastiques, et ces dîmes, avec lesquelles ils entretiennent honnêtement leur clergé, ont fait le principal revenu de l’État.

Je ne dis pas que les Corses doivent toucher aux revenus de l’Église, à Dieu ne plaise ! mais je crois que le peuple ne peut pas se trouver vexé quand l’État lui demandera autant que lui demande le clergé, déjà suffisamment renté en fonds de terre ; l’assiette de cette taxe sera prise sans peine et sans embarras, et presque sans frais, puisqu’on n’aura qu’à doubler la dîme ecclésiastique et à en prendre la moitié.

Je tire une troisième sorte de revenu, la plus sûre et la meilleure, des hommes mêmes, en employant leur travail, leurs bras, et leurs cœurs plutôt que leurs bras, au service de la patrie, soit pour sa défense dans les milices, soit pour ses commodités par des corvées dans les travaux publics.

Que le mot de corvée n’effarouche point des républicains : je sais qu’il est en abomination en France ; mais l’est-il en Suisse ? Les chemins s’y font aussi par corvées, et personne ne se plaint ; l’apparente commodité du payement ne peut séduire que des esprits superficiels, et c’est une maxime certaine que moins il y a d’intermédiaires entre le besoin et le service, moins le service doit être onéreux.

Sans oser déployer tout à fait ma pensée, sans donner ici les corvées et tous les travaux personnels des citoyens pour un bien absolu, je conviendrai si l’on veut, qu’il serait mieux que tout cela se fit en payant, si les moyens de payer n’introduisaient une infinité d’abus sans mesure et de maux plus grands, plus illimités que ceux qui peuvent résulter de cette contrainte, surtout quand celui qui l’impose est du même état que ceux qui sont imposés.

Au reste, pour que la contribution soit répartie avec égalité, il est juste que celui qui, n’ayant point de terres, ne peut payer la dîme sur leur produit, la paye du travail de ses bras ; ainsi les corvées doivent tomber spécialement sur l’ordre des aspirants. Mais des citoyens et des patriotes doivent les conduire au travail et leur en donner l’exemple ; que tout ce qui se fait pour le bien public soit toujours honorable ; que le magistrat même, occupé d’autres soins, montre que ceux-là ne sont pas au-dessous de lui, pomme ces consuls romains qui, pour donner l’exemple à leurs troupes, mettaient les premiers la main aux travaux du camp.

Quant aux amendes et confiscations, qui font dans les républiques une quatrième sorte de recette, j’espère, au moyen du présent établissement, qu’elle sera nulle à peu près dans la nôtre ; ainsi je ne la mets pas en ligne de compte.

Tous ces revenus publics étant en nature de choses plutôt qu’en monnaie, paraissent plus embarrassants dans leur recouvrement, dans leur garde et dans leur emploi, et cela est vrai en partie ; mais il s’agit moins ici de l’administration la plus facile que de la plus saine, et il vaut mieux qu’elle donne un peu plus d’embarras et qu’elle engendre moins d’abus.

Le meilleur système économique pour la Corse et pour une république, assurément pas le meilleur pour une monarchie et pour un grand État, celui que je propose, ne réussirait ni en France ni en Angleterre, et ne pourrait pas même s’y établir ; mais il a le plus grand succès dans la Suisse où il est établi depuis des siècles, et il est le seul qu’elle ait pu supporter. On donne à ferme les recettes dans chaque juridiction ; elles se font en nature ou en argent, au choix des contribuables ; le payement des magistrats et officiers se fait aussi, pour la plus grande partie, en blé, en vin, en fourrage, en bois. De cette manière, le recouvrement n’est ni embarrassant au public, ni onéreux aux particuliers ; mais l’inconvénient que j’y vois est qu’il y ait des hommes dont le métier est de gagner sur le prince et de vexer les sujets.

Il importe extrêmement de ne souffrir dans la république aucun financier par état, moins à cause de leurs gains malhonnêtes qu’à cause de leur pénible et fâcheux exemple, qui, trop prompt à se répandre dans la nation, détruit tous les bons sentiments par l’estime donnée à l’abondance illicite, dont les avantages couvrent de mépris et d’opprobre le désintéressement, la simplicité, les mœurs et toutes les vertus.

Gardons-nous d’augmenter le trésor pécuniaire aux dépens du trésor moral : c’est ce dernier qui nous met vraiment en possession des hommes et de toute leur puissance, au lieu que par l’autre on n’obtient que l’apparence des services ; mais on n’achète point la volonté. Il vaut mieux que l’administration du fisc soit celle d’un père de famille, et perde quelque chose, que de gagner davantage et être celle d’usurier. Laissons donc la recette en régie, dût-elle rapporter beaucoup moins ; évitons même de faire de cette régie un métier, car ce serait presque le même inconvénient que de la mettre en ferme. Ce qui rend le plus pernicieux un système de finance, c’est le financier : rien de pire que ce modèle ; il ne faut point de publicains dans l’État. Au lieu de faire de la régie des recettes et des revenus publics un métier lucratif, il en faut faire, au contraire, l’épreuve du mérite et de l’intégrité des jeunes citoyens ; il faut que cette régie soit, pour ainsi dire, le noviciat des emplois publics et le premier pas pour parvenir aux magistratures. Ce qui m’a suggéré cette idée est la comparaison de l’administration de l’Hôtel-Dieu de Paris, dont chacun connaît les déprédations et le brigandage, avec celle de l’Hôtel-Dieu de Lyon, qui offre un exemple d’ordre et de désintéressement qui n’a peut-être rien d’égal sur la terre. D’où vient cette différence ? Les Lyonnais, en eux-mêmes, valent-ils mieux que les Parisiens ? Non ; mais à cet office d’administrateur on est tenu de passer, et il faut commencer par le bien remplir pour pouvoir devenir échevin et prévôt des marchands ; au lieu qu’à Paris les administrateurs sont tels par état pour leur vie ; ils s’arrangent pour tirer le meilleur parti possible d’un emploi qui n’est point pour eux une épreuve, mais un métier, une récompense, un état attaché, pour ainsi dire, à d’autres états, n’y a certaines places dont il est convenu que les administrateurs seront augmentés par le droit de voler les pauvres.

Et qu’on ne pense pas que ce travail demande plus d’expérience et de lumières que n’en peuvent avoir des jeunes gens ; il ne demande qu’une activité à laquelle ils sont singulièrement propres ; et comme ils sont d’ordinaire moins avares, moins durs dans l’exaction que les gens âgés, sensibles, d’une part, aux misères du pauvre, et de l’autre, intéressés fortement à bien remplir un emploi qui leur sert d’épreuve, il s’y conduisent précisément comme il convient à la chose.

Chaque paroisse rendra ses comptes à la piève, celui de chaque piève à sa juridiction, et celui de chaque juridiction à la chambre des comptes, qui sera composée d’un certain nombre de conseillers d’État. Le trésor public consistera de cette manière, pour la plus grande partie, en denrées et autres productions réparties en magasins dans toute la république, et pour quelque partie en argent, qui sera mis dans la caisse générale après avoir prélevé les menues dépenses à faire sur les lieux.

Comme les particuliers seront toujours libres de payer leur contingent en argent, ou en denrées, au taux qui sera fait tous les ans dans chaque juridiction ; le gouvernement, ayant une fois calculé la meilleure proportion qui doit se trouver entre ces deux espèces de contribution, sitôt que cette proportion s’altérera, sera à même d’apercevoir sur-le-champ cette altération, d’en chercher la cause et d’y remédier. C’est ici la clef de notre gouvernement politique, la seule partie qui demande de l’art, des calculs, de la méditation. C’est pourquoi la chambre des comptes, qui partout ailleurs n’est qu’un tribunal très-subordonné, aura ici le timon des affaires, donnera le branle à toute l’administration, et sera composée des premières têtes de l’État. Quand les recouvrements en denrées passeront leur moyenne, et que ceux en argent n’atteindront pas à la leur, ce sera signe que l’agriculture et la population vont bien, mais que l’industrie utile se néglige ; il conviendra de la ranimer un peu de peur que les particuliers ne deviennent aussi trop isolés, trop indépendants, trop sauvages, ne tiennent plus assez au gouvernement. Mais ce défaut de proportion, signe infaillible de prospérité, sera toujours peu à craindre et facile à remédier. Il n’en sera pas de même du défaut contraire, lequel, sitôt qu’il se fait sentir, est déjà de la plus grande conséquence et ne peut être trop tôt corrigé ; car, quand les contribuables fourniront plus d’argent que de denrées, ce sera une marque assurée qu’il y a trop d’exportation chez l’étranger, que les arts lucratifs s’étendent dans l’île aux dépens de l’agriculture, que le commerce devient trop facile, et conséquemment que la simplicité et toutes les vertus qui lui sont attachées commencent à dégénérer. Les abus qui produisent cette altération indiquent les remèdes qu’il y faut apporter ; mais ces remèdes demandent une grande sagesse dans la manière de les administrer, car il est ici bien plus aisé de prévenir le mal que de le détruire.

Si l’on ne fait que mettre des impôts sur les objets de luxe, fermer ses ports au commerce étranger, supprimer les manufactures, arrêter la circulation des espèces ; on ne ferait que jeter le peuple dans la paresse, la misère, le découragement : on fera disparaître l’argent sans multiplier les denrées, on ôtera en réforme de la fortune sans rétablir celle du travail.

Toucher au prix des monnaies est encore une mauvaise opération dans une République ; premièrement, parce que c’est alors le public qui se vole lui-même, ce qui ne signifie rien du tout ; en second lieu, parce qu’il y a entre la quantité des signes et celle des choses une proportion qui en règle toujours de même la valeur respective, et que, quand le prince veut changer les signes, il ne fait que changer les noms, puisque alors la valeur des choses change nécessairement en même rapport. Chez les rois c’est autre chose, et quand le prince hausse les monnaies il en retire l’avantage réel de voler ses créanciers.

Mais, pour peu que cette opération se répète, cet avantage se compense et s’efface par la perte du crédit public. Établissez alors des lois somptuaires, mais rendez-les toujours plus sévères pour les premiers de l’État, relâchez-les pour les degrés inférieurs ; faites qu’il y ait de la vanité à être simple, et qu’un riche ne sache en quoi se faire honneur de son argent. Ce ne sont point là des spéculations impraticables ; c’est ainsi que les Vénitiens, n’accordant qu’à leurs nobles le droit de porter leur gros vilain drap noir de Padoue, font que les meilleurs citadins tiennent à honneur d’avoir la même permission.

Quand il y a de la simplicité dans les mœurs, les lois agraires sont nécessaires, parce qu’alors le riche, ne pouvant placer sa richesse en autre chose, accumule ses possessions. Mais ni les lois agraires, ni aucune loi, ne peuvent jamais avoir d’effet rétroactif, et l’on ne peut confisquer nulles terres acquises légitimement, en quelque quantité qu’elles puissent être, en vertu d’une loi postérieure lui défende d’en avoir tant. Aucune loi ne peut dépouiller aucun particulier d’aucune portion de son bien, la loi peut seulement l’empêcher d’en acquérir davantage ; alors s’il enfreint la loi il mérite châtiment, et le surplus illégitimement acquis, peut et doit être confisqué. Les Romains virent la nécessité des lois agraires, quand il n’était plus temps de les établir, et, faute de la distinction que je viens de faire, ils détruisirent enfin la république par un moyen qui l’eût dû conserver. Les Gracques voulant ôter aux patriciens leurs terres, il eût fallu les empêcher de les acquérir. Il est bien vrai que dans la suite ces mêmes patriciens en acquirent encore malgré la loi ; mais c’est que le mal était invétéré quand elle fut portée et qu’il n’était plus temps d’y remédier.

La crainte et l’espoir sont les deux instruments avec lesquels on gouverne les hommes ; mais au lieu d’employer l’un et l’autre, il faut en user selon leur nature. La crainte n’excite pas, elle retient, et son usage dans les lois pénales n’est pas de porter à bien faire, mais d’empêcher de faire le mal. Nous ne voyons pas même que la crainte de la misère rende les fainéants laborieux. Ainsi, pour exciter parmi les hommes une véritable émulation au travail, il ne faut pas le leur montrer comme un moyen d’éviter la faim, mais comme un moyen d’aller au bien-être. Ainsi posons cette règle générale, que nul ne doit être châtié pour s’être abstenu mais pour avoir fait.

Pour éveiller donc l’activité d’une nation, il faut lui présenter de grandes espérances, de grands désirs, de grands motifs positifs d’agir. Les grands mobiles, bien examinés, qui font agir les hommes, se réduisent à deux, la volupté et la vanité ; encore si vous ôtez de la première tout ce qui appartient à l’autre, vous trouverez en dernière analyse que tout se réduit à la presque seule vanité. Il est aisé de voir que tous les voluptueux de parade ne sont que vains ; leur volupté prétendue n’est qu’ostentation et consiste plus à la montrer ou à la décrire qu’à la goûter. Le vrai plaisir est simple et paisible, il aime le silence et le recueillement : celui qui le goûte est tout à la chose, il ne s’amuse pas à dire : J’ai du plaisir. Or la vanité est le fruit de l’opinion, elle en naît et s’en nourrit. D’où il suit que les arbitres de l’opinion d’un peuple le sont de ses actions. Il recherche les choses à proportion du prix qu’il leur donne ; lui montrer ce qu’il doit estimer, c’est lui dire ce qu’il doit faire (ce nom de vanité n’est pas bien choisi, parce qu’elle n’est qu’une des deux branches de l’amour-propre). L’opinion qui met un grand prix aux objets frivoles produit la vanité ; mais celle qui tombe sur des objets grands et beaux par eux-mêmes produit l’orgueil. On peut donc rendre un peuple orgueilleux ou vain, selon le choix des objets sur lesquels on dirige ses jugements.

L’orgueil est plus naturel que la vanité, puisqu’il consiste à s’estimer par des biens vraiment estimables ; au lieu que la vanité, donnant un prix à ce qui n’en a point, est l’ouvrage de préjugés lents à naître. Il faut du temps pour fasciner les yeux d’une nation. Comme il n’y a rien de plus réellement beau que l’indépendance et la puissance, tout peuple qui se forme est d’abord orgueilleux ; mais jamais peuple nouveau ne fut vain, car la vanité, par sa nature, est individuelle et ne peut être l’instrument d’une aussi grande chose que de former un corps de nation.

Deux états contraires jettent les hommes dans l’engourdissement de la paresse : l’un est cette paix de l'âme qui fait qu’on est content de ce qu’on possède ; l’autre est une convoitise insatiable qui fait sentir l’impossibilité de la contenter. Celui qui vit sans désirs et celui qui sait ne pouvoir obtenir ce qu’il désire restent également dans l’inaction. Il faut pour agir qu’on aspire à quelque chose et qu’on puisse espérer d’y parvenir. Tout gouvernement qui veut jeter de l’activité parmi le peuple doit avoir soin de mettre à sa portée des objets capables de le tenter. Faites que le travail offre aux citoyens de grands avantages, non-seulement selon votre estimation mais selon la leur, infailliblement vous les rendrez laborieux. Entre les avantages les plus attrayants ne sont pas toujours les richesses, mais elles peuvent l’être moins qu’aucun autre, tant qu’elles ne servent pas de moyen pour parvenir à ceux dont on est tenté.

La voie la plus générale et la plus sûre qu’on puisse avoir pour satisfaire ses désirs quels qu’ils puissent être, est la puissance. Ainsi, quelque passion à laquelle un peuple ou un homme soient enclins, s’ils en ont de viles ils aspireront vilement à la puissance, soit comme fin s’ils sont orgueilleux ou vains, soit comme moyen s’ils sont vindicatifs ou voluptueux.

C’est donc dans l’économie bien entendue de la puissance civile que consiste le grand art du gouvernement, non seulement pour se maintenir lui-même, mais pour répandre dans tout l’État, l’activité, la vie, pour rendre le peuple actif et laborieux. La puissance civile s’exerce de deux manières, l’une légitime par l’autorité, l’autre abusive par les richesses. Partout où les richesses dominent, la puissance et l’autorité sont ordinairement séparées, parce que les moyens d’acquérir la richesse et les moyens de parvenir à l’autorité n’étant pas les mêmes, sont rarement employés par les mêmes gens. Alors la puissance apparente est dans les mains des magistrats et la puissance réelle dans celle des riches. Dans un tel gouvernement tout marche au gré des passions des hommes, rien ne tend au but de l’institution. Il arrive alors que l’objet de la convoitise se partage : les uns aspirent à l’autorité pour en vendre l’usage aux riches et s’enrichissent eux-mêmes par ce moyen ; les autres et le plus grand nombre vont directement aux richesses, avec lesquelles ils sont sûrs d’avoir un jour la puissance en achetant, soit l’autorité, soit ceux qui en sont les dépositaires.

Supposez que, dans un État ainsi constitué, les honneurs et l’autorité, d’un côté, soient héréditaires, et que, de l’autre, les moyens d’acquérir les richesses, hors de la portée du plus petit nombre, dépendent du crédit et de la faveur, des amis : il est impossible alors que, tandis que quelques aventuriers iront à la fortune et de là, par degrés, aux emplois, le découragement universel ne gagne pas le gros de la nation et ne la jette pas dans la langueur.

Ainsi généralement, chez toute nation riche, le gouvernement est faible, et j’appelle également de ce nom celui qui n’agit qu’avec faiblesse, et ce qui revient au même, celui qui a besoin de moyens violents pour se maintenir.

Je ne puis mieux éclaircir ma pensée que par l’exemple de Carthage et de Rome. La première massacrait, mettait en croix ses généraux, ses magistrats, ses membres, et n’était qu’un gouvernement faible que tout effrayait et ébranlait sans cesse. La seconde n’ôtait la vie à personne, ne confisquait pas même les biens ; le criminel accusé pouvait s’en aller paisiblement, et le procès finissait là. La vigueur de cet admirable gouvernement n’avait pas besoin de cruauté, le plus grand des malheurs était de cesser d’être un de ses membres.

Les peuples seront laborieux quand le travail sera en honneur, et il dépend toujours du gouvernement de l’y mettre. Que la considération et l’autorité soient à la portée des citoyens, ils s’efforceront d’y atteindre ; mais s’ils les voient trop loin d’eux, ils ne feront pas un pas. Ce qui les jette dans le découragement, n’est pas la grandeur du travail, c’est son inutilité.

On me demandera si c’est en labourant son champ qu’on acquiert les talents nécessaires pour gouverner. Je répondrai que oui dans un gouvernement simple et droit, tel que le nôtre ; des grands talents sont le supplément du zèle patriotique ; ils sont nécessaires pour mener un peuple qui n’aime point son pays et n’honore point ses chefs ; mais faites que le peuple s’affectionne à la chose publique, cherche des vertus, et laissez là vos grands talents, ils feraient plus de mal que de bien : le meilleur mobile d’un gouvernement est l’amour de la patrie, et cet amour se cultive avec les champs. Le bon sens suffit pour mener un État bien constitué, et le bon sens se trouve autant dans le
cœur que dans la tête : les hommes que leurs passions n’aveuglent pas font toujours bien.
 
Les hommes sont naturellement paresseux ; mais l’ardeur du travail est le premier fruit d’une société bien réglée, et quand un peuple retombe dans la paresse et le découragement, c’est toujours par l’abus de cette même société, qui ne donne plus au travail le prix qu’il en doit attendre.
 

Partout où l’argent règne, celui que le peuple donne pour maintenir sa liberté est toujours l’instrument de son esclavage, et ce qu’il paye aujourd’hui volontairement est employé à le faire payer demain par force.

 
C’est alors qu’il faudra employer l’excédant à l’industrie et aux-arts pour attirer de l’étranger ce qui manque à un peuple si nombreux, pour sa subsistance. Alors naîtront aussi peu à peu les vices inséparables de ces établissements, et qui, corrompant par degré la nation par ses goûts et dans ses principes, altéreront et détruiront enfin le gouvernement. Ce mal est inévitable.
 
Il faut que toutes les choses humaines finissent : il est beau qu’après une longue et vigoureuse existence un État finisse par l’excès de la population
 

De cette dépendance mutuelle qu’on croit être le lien de la société, naissent tous les vices qui la détruisent.

 

Le peuple anglais n’aime pas la liberté pour elle-même ; il l’aime parce qu’elle produit de l’argent.

DEUXIÈME PARTIE


FRAGMENTS SÉPARÉS


Tout enfant né dans l’île sera citoyen, et membre de la République quand il aura l’âge, en suivant les statuts, et nul ne pourra l’être que de cette manière.


Ainsi le droit de cité ne pourra être donné à nul étranger, sauf une seule fois en cinquante ans à un seul, s’il se présente et qu’il en soit jugé digne ; sa réception sera une fête générale dans toute l’île.


Tout Corse qui, à quarante ans accomplis, ne sera pas marié et ne l’aura point été, sera exclus du droit de cité pour toute sa vie.


Tout particulier qui changeant de domicile passera d’une piève à l’autre, perdra son droit de cité pour trois ans, et au bout de ce temps, sera inscrit dans la nouvelle piève en payant un droit, faute de quoi il continuera à être exclus du droit de cité jusqu’à ce qu’il ait payé.


On excepte du précédent article tous ceux qui remplissent quelque charge publique, lesquels doivent être admis à tous les droits de cité dans la piève où ils se trouvent, tant qu’ils sont à leur devoir.


— Les Corses étaient soumis aux Génois : on sait quels traitements les forcèrent à se révolter, il y a près de quarante ans. Depuis ce temps ils se sont conservés indépendants. Cependant les gazetiers les appellent toujours rebelles, et l’on ne sait combien de siècles ils continueront à les appeler ainsi. La génération présente n’a point vu la servitude : il est difficile de concevoir comment un homme né libre et qui se maintient tel est un rebelle, tandis qu’un usurpateur heureux est au bout de deux ou trois ans un monarque sacré, légitime roi. Ainsi la prescription n’a lieu qu’en faveur de la tyrannie, elle n’est jamais admise en faveur de la liberté. Ce sentiment est aussi raisonnable en lui-même qu’honorable à ses partisans. Heureusement les mots ne sont pas les choses. Rachetés au prix de leur sang, les Corses rebelles ou non, sont libres et dignes de l’être, en dépit des Génois et des gazetiers.


Il sera tenu dans chaque piève un registre de toutes les terres que possède chaque particulier. Nul ne pourra posséder des terres hors de sa piève. Nul ne pourra posséder plus de                    de terres. Celui qui en aura cette quantité pourra par échanges acquérir des quantités pareilles, mais non plus grandes, même de terres moins bonnes ; et tous dons, tous legs qui lui pourront être faits en terres seront nuls.


Parce que vous avez gouverné justement pendant trois ans un peuple libre, il vous confie encore pour trois ans la même administration.


Nul homme garçon ne pourra tester, mais tout son bien passera à la communauté.


Corses, faites silence, je vais parler au nom de tous. Que ceux qui ne consentiront pas s’éloignent, et que ceux qui consentent lèvent la main.


Il faudra faire précéder cet acte par une proclamation générale portant injonction à chacun de se rendre au lieu de son domicile dans un temps qu’on prescrira, sous peine de perdre son droit de naissance ou de naturalité.

1° Toute la nation corse se réunira par un serment solennel en un seul corps politique dont tant les corps qui doivent la composer que les individus seront désormais les membres.

2° Cet acte d’union sera célébré le même jour dans toute l’île, et tous les Corses y assisteront autant qu’il se pourra, chacun dans sa ville, bourgade ou paroisse, ainsi qu’il sera plus particulièrement ordonné.

3° Formule du serment prononcé sous le ciel, et la main sur la Bible :

Au nom de Dieu tout-puissant et sur les saints Évangiles, par un serment sacré et irrévocable, je m'unis de corps, de biens, de volonté et de toute ma puissance à la nation corse, pour lui appartenir en toute propriété, moi et tout ce qui dépend de moi. Je jure de vivre et mourir pour elle, d’observer toutes ses lois et d’obéir à ses chefs et magistrats légitimes en tout ce qui sera conforme aux lois. Ainsi Dieu me soit en aide en cette vie, et fasse miséricorde à mon âme. Vivent à jamais la liberté, la justice et la République des Corses. Amen. Et tous, tenant la main droite élevée, répondront : Amen.


Il sera tenu dans chaque paroisse un registre exact de tous ceux qui auront assisté à cette solennité. Leur nom, le nom de leur père, leur âge et leur domicile y seront marqués.


Quant à ceux qui, par des empêchements valables, n’auront pu assister à cette solennité, il leur sera assigné d’autres jours pour prêter le même serment, et se faire inscrire quatre mois au plus tard après le serment solennel ; passé lequel terme, tous ceux qui auront négligé de remplir ce devoir seront forclos de leur droit et resteront dans la classe des étrangers ou aspirants, dont il sera parlé ci-après.


Un pays est dans sa plus grande force indépendante quand la terre y produit autant qu’il est possible ; c’est-à-dire quand elle a autant de cultivateurs qu’elle peut en avoir.


De toutes les manières de vivre celle qui attache le plus les hommes à leur pays est la vie rustique.

Pour chaque enfant qu’il aura de plus que cinq, il lui sera alloué un patrimoine sur la commune.


Les pères qui auront des enfants absents ne pourront les passer en compte qu’après leur retour, et ceux qui seront une année entière hors de l’île ne pourront plus être comptés même après leur retour.


On les détournera de la superstition en les occupant beaucoup de leurs devoirs de citoyens, en mettant de l’appareil aux fêtes nationales, en ôtant beaucoup de leur temps aux cérémonies ecclésiastiques pour en donner aux cérémonies civiles, et cela se peut faire avec un peu d’adresse, sans fâcher le clergé, en faisant en sorte qu’il y ait toujours quelque part, mais que cette part soit si petite, que l’attention n’y demeure point fixée.


Les gardes des lois pourront convoquer les états généraux toutes les fois qu’il leur plaira, et depuis le jour de la convocation jusqu’au lendemain de l’assemblée, l’autorité du grand Podestat et du Conseil d’État sera suspendue.


La personne des gardes des lois sera sacrée et inviolable, et il n’y aura personne dans l’île qui ait la puissance de les arrêter.

Chaque piève aura le droit de révoquer les siens et de leur en substituer d’autres toutes les fois qu’il lui plaira ; mais, à moins qu’ils ne soient rappelés expressément, ils seront à vie.


Les états, une fois convoqués extraordinairement par le Sénat, ne pourront se dissoudre que le Sénat ou le grand Podestat ne soient cassés.


Les lois concernant les successions doivent toutes tendre à ramener les choses à l’égalité, en sorte que chacun ait quelque chose et personne n’ait rien de trop.


Tout Corse qui quittera sa piève pour s’aller habituer dans une autre perdra son droit de cité pendant trois ans, au bout desquels, sur sa requête et une proclamation, si rien ne vient à sa charge, il sera inscrit sur les registres de la nouvelle piève, et dans le même ordre : citoyen s’il était citoyen, patriote, s’il était patriote et aspirant s’il n’était qu’aspirant.


Il n’y aura dans l’île aucun carrosse ; les ecclésiastiques et les femmes pourront se servir de chaises à deux roues ; mais les laïques, de quelque rang qu’ils soient, ne pourront voyager qu’à pied ou à cheval, à moins qu’ils ne soient estropiés ou gravement malades.


Nul ne sera admis au serment en choses concernant son intérêt.


Nul ne pourra être mis en prison pour dettes, et même, dans les saisies qu’on pourra faire dans les maisons d’un débiteur, on lui laissera, outre ses hardes pour se couvrir, sa charrue, ses bœufs, son lit et ses meubles les plus indispensables.


Tout garçon qui se mariera avant l’âge de vingt ans accomplis, ou seulement après l’âge de trente ans accomplis, ou qui épousera une fille ayant moins de quinze ans accomplis, ou une personne fille ou veuve dont l’âge diffère du sien de plus de vingt ans, demeurera exclus de l’ordre des citoyens, à moins qu’il n’y parvienne par récompense publique pour services rendus à l’État.


Vu l’inégale distribution des productions de l’île, il ne faut pas fermer les communications ; il faut en quelque chose avoir égard aux préjugés du peuple et à sa courte vue. Voyant qu’on ne lui permet pas d aller à son voisinage chercher chez ses compatriotes les denrées qui lui manquent, il accuserait nos lois de caprice et de dureté ; il se mutinerait contre elles, ou les haïrait en secret.


Si nous pouvions nous passer d’argent et avoir tous les avantages que l’argent donne, nous jouirions bien mieux de ces avantages qu’avec les richesses ; puisque nous les aurions séparés des vices qui les empoisonnent et que l’argent amène avec lui.


Nul ne doit être magistrat par état, ni soldat par état. Tous doivent être prêts à remplir indistinctement les fonctions que la patrie leur impose. Il ne doit point y avoir d’autre état dans l’île que celui de citoyen, et celui-là seul doit comprendre tous les autres.


Tant que l’argent sera utile aux Corses, ils l’aimeront ; et tant qu’ils l’aimeront, la République entretiendra parmi eux des émissaires et des traîtres qui influenceront sur les délibérations et tiendront pour ainsi dire l’État aux gages de ses anciens maîtres.


Il ne faut point compter sur un enthousiasme vif, mais toujours court, à la suite de la liberté recouvrée. L’héroïsme populaire est un moment de fougue que suit la langueur et le relâchement. Il faut fonder la liberté d’un peuple sur sa manière d’être et non pas sur ses passions. Car ses passions sont passagères et changent d’objet ; mais l’effet d’une bonne constitution se prolonge autant qu’elle, et aucun peuple ne aurait demeurer libre qu’aussi longtemps qu’il se trouve bien de la liberté.


Qu’ils se ressouviennent bien que toute espèce de privilège est au profit des particuliers qui les obtiennent, et à la charge de la nation qui les donne.


C’est la contradiction ridicule où tombent tous les gouvernements violents, qui voulant tenir les peuples dans un état de faiblesse, veulent pourtant se mettre par eux dans un état de force.


La nation ne sera point illustre, mais elle sera heureuse. On ne parlera pas d’elle, elle aura peu de considération au dehors ; mais elle aura l’abondance, la paix et la liberté dans son sein.

Tout plaideur qui aura rejeté l’arbitrage des anciens, ou qui, l’ayant admis, refusera de s’en rapporter à leur jugement, s’il perd son procès en justice réglée, sera noté incapable pendant cinq ans d’exercer aucun emploi public.


Toute fille qui épousera un Corse, de quelle classe qu’il soit, sera dotée par la piève du marié : cette dot sera toujours un fonds de terre et suffira, s’il est aspirant, pour le faire monter à la classe des patriotes.


De tous les gouvernements, le démocratique est toujours le moins dispendieux, parce que le luxe public n’est que dans l’abondance des hommes, et que, où le public est le maître, la puissance n’a nul besoin de signe éclatant.


Car que deux ou plusieurs États soient soumis au même prince, cela n’a rien de contraire au droit et à la raison. Mais qu’un État soit sujet d’un autre État, cela parait incompatible avec la nature du corps politique.


Quoique je sache que la nation corse a des préjugés très contraires à mes principes, mon intention n’est point d’employer l’art de persuader pour les leur faire adopter. Je veux leur dire, au contraire, mon avis et mes raisons, avec une telle simplicité, qu’il n’y ait rien qui puisse les séduire ; parce qu’il est très-possible que je me trompe, et que je serais bien fâché qu’ils adoptassent mon sentiment à leur préjudice.


D’où vinrent à la Corse les dissensions, les querelles, les guerres civiles qui la déchirèrent pendant tant d’années, et la forcèrent enfin de recourir aux Pisans, puis aux Génois ? Tout cela ne fut-il pas l’ouvrage de sa noblesse ; ne fut-ce pas elle qui réduisit le peuple au désespoir et le força de préférer un esclavage tranquille aux maux qu’il souffrait sous tant de tyrans ? Veut-il maintenant, après avoir secoué le joug, rentrer dans l’état qui le força de s’y soumettre ?


Je ne leur prêcherai pas la morale, je ne leur ordonnerai pas d’avoir des vertus ; mais je les mettrai dans une position telle qu’ils auront ces vertus sans en connaître le mot, et qu’ils seront bons et justes, sans trop savoir ce que c’est que justice et bonté.


Je ne sais comment cela se fait, mais je sais bien que les opérations dont l’on tient le plus de registres et de livres de compte sont précisément celles où l’on friponne le plus.


Tels étaient ces jeunes Romains qui commençaient par être questeurs ou trésoriers des armées avant que de les commander. De tels financiers n’étaient pas des hommes vils, il ne leur entrait pas même dans la tête qu’on pût gagner sur les deniers publics, et des caisses militaires pouvaient sans risque passer dans les mains des Catons.


Au lieu de réprimer le luxe par des lois somptuaires, il vaut mieux le prévenir par une administration qui le rende impossible.


Je suis persuadé qu’en cherchant bien l’on trouvera des mines de fer dans l’île ; il vaudrait mieux qu’on y trouvât des mines de fer que des mines d’or.


Dans le doute même il vaut mieux commencer par l’état qui naturellement mène à l’autre, et duquel on peut toujours y passer si l’on espère s’en trouver mieux, que par celui d’où l’on ne revient plus au premier et qui n’a plus devant lui que destruction et ruine.


Le prerogative che godezanno le suddette famiglie.

Cet article est destructif de l’esprit de la République, qui veut que le militaire soit extrêmement subordonné au magistrat et ne se regarde que comme le ministre des ministres de la loi. Il importe extrêmement que le militaire ne soit point un état par lui-même, mais un accident de l’état de citoyen. Si la noblesse avait des prérogatives, des distinctions dans les troupes, bientôt les officiers militaires se croiraient au-dessus des officiers civils ; les chefs de la République ne seraient plus regardés que comme des robins, et l’État, gouverné militairement, tomberait très promptement sous le despotisme.


Et il fallut que les Corses payassent un tribut pour obtenir la grâce d’être désarmés.


C’est un excellent moyen d’apprendre à tout rapporter à la loi, que de voir rentrer dans l’état privé l’homme qu’on a tant respecté tandis qu’il était en place, et c’est pour lui-même une grande leçon pour maintenir les droits des particuliers, d’être assuré qu’un jour il se retrouvera dans leur nombre.


Par exemple, la province de Cap-Corse ne pouvant rien produire que du vin, il faut empêcher qu’il ne s’en cultive assez dans tout le reste de l'île pour que cette partie ne puisse plus débiter le sien.


Car la propriété particulière étant si faible et si dépendante, le gouvernement n’a besoin que de peu de force, et conduit, pour ainsi dire, les peuples avec un mouvement du doigt.


Où sont les princes qui s’avisent d’assembler des théologiens pour consulter si ce qu’ils veulent entreprendre est légitime ?


Faites attention, je vous supplie, que je ne donne ici les corvées, ni aucune sorte de travail forcé, pour un bien absolu ; il serait mieux que tout cela se fît librement, et en payant, si les moyens de payer n’introduisaient une infinité d’abus sans mesure, et de maux plus grands, plus illimités que ceux qui peuvent résulter de celle contrainte, surtout quand ceux qui l’imposent sont du même état que ceux qui sont imposés.


Car, quand il n’y aura qu’une sorte de revenu, savoir les fruits de la terre, il n’y aura non plus qu’une sorte de biens, savoir la terre même.


Car le véritable esprit de la propriété publique est que la propriété particulière soit très-forte dans la lignée, et très-faible ou nulle dans les collatéraux.


Et hausser le taux pour mettre la denrée en crédit, et la monnaie en décri.


Les Corses sont presque encore dans l’état naturel et sain mais il faut beaucoup d’art pour les y maintenir parce que leurs préjugés les en éloignent : ils ont précisément ce qui leur convient, mais ils veulent ce qui ne leur est pas bon. Leurs sentiments sont droits, ce sont leurs fausses lumières qui les trompent, ils voient le faux éclat des nations voisines et brûlent d’être comme elles, parce qu’ils ne sentent pas leur misère et ne voient pas qu’ils sont infiniment mieux.


Empêcher l’exportation des denrées, c’est couper par la racine les grandes possessions.


Noble peuple, je ne veux point vous donner des lois artificielles et systématiques inventées par des hommes, mais vous ramener sous les seules lois de la nature et de l’ordre, qui commandent au cœur et ne tyrannisent point les volontés.




  1. La noblesse suppose la servitude, et chaque serf que la loi souffre est un citoyen qu’elle ôte à l’État. (Note de l' Auteur.)
  2. Je vois, dans les divers mémoires qui m’ont été remis, que les Corses regrettent beaucoup leur noblesse et la destruction de leurs fiefs.
    (Note de l’Auteur.)
  3. Il y a dans tous les États un progrès, un développement naturel et nécessaire depuis leur naissance jusqu’à leur destruction. Pour rendre leur durée aussi longue et aussi belle qu’il est possible, il vaut mieux en marquer le premier terme avant qu’après. Il ne faut pas vouloir que la Corse soit tout d’un coup ce qu’elle peut être ; il vaut mieux qu’elle y parvienne et qu’elle monte que d’y être à l’instant même et ne faire plus que décliner ; le dépérissement où elle est ferait de son état de vigueur un État très-faible, au lieu qu’en la disposant pour y atteindre, cet État sera dans la suite un État très-bon. (Note de l’Auteur.)