Œuvres du R.P. Henri-Dominique Lacordaire/Tome II/Quatrième conférence

De l’établissement sur terre du chef de l’Église
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QUATRIÈME CONFÉRENCE

DE L’ÉTABLISSEMENT SUR TERRE DU CHEF DE L’ÉGLISE






Monseigneur,

Messieurs,

Comme l’Église catholique est bâtie sur l’unité, ainsi que nous l’avons vu dans la Conférence qui traitait de sa constitution, il s’ensuit que la fondation de cette unité sur le sol mouvant du monde a dû être l’objet d’un profond travail de Dieu, et s’il est beau de suivre sa providence par rapport au dernier des hommes, que sera-ce de la suivre dans l’établissement de ce roc impérissable que par un jeu de mots sublime elle a appelé Pierre, en déclarant que celui qui heurterait cette pierre s’y briserait ? Nous nous proposerons donc aujourd’hui d’étudier avec vous la fondation de la papauté, persuadé que la divinité de l’Église s’y montre pleinement, et que vous n’aurez aucune peine à l’y reconnaître.

La papauté, ou le souverain pontificat, entraînait avec soi deux choses : la suprématie spirituelle et l’indépendance temporelle. Sans la suprématie spirituelle, l’unité n’était qu’une chimère ; sans l’indépendance temporelle, la suprématie n’était que la mise en esclavage de la vérité, renfermée dans un seul homme, et ce seul homme, livré à la merci d’un empereur, d’une république ou de tout autre pouvoir humain. Il fallait donc, d’une part, que la suprématie fût toujours visible et incontestable, et il fallait aussi qu’elle pût s’exercer librement, malgré les obstacles de tout genre qu’elle devait rencontrer. Manifestation de la suprématie pontificale, établissement de son indépendance, voilà deux points capitaux, corrélatifs l’un à l’autre, sans lesquels l’unité de l’Église ne pouvait pas subsister dans le monde, et auxquels Dieu par conséquent a dû pourvoir d’une manière d’autant plus digne d’attention que l’œuvre était plus nécessaire et plus difficile aussi, vu la nature des sociétés humaines et des passions au milieu desquelles un si grand pouvoir devait se placer. Nous allons parcourir une vaste route, Messieurs ; nous serons obligés de laisser beaucoup de détails dans l’ombre ; mais vous y verrez assez de choses illustres pour y saisir le doigt de Dieu, et pour concevoir le désir d’étudier plus profondément ce grand abîme de la Sagesse souveraine.

La suprématie spirituelle du nouveau Pontife avait été fondée par Jésus-Christ avec ces trois paroles célèbres et dans trois mémorables circonstances. Se promenant un jour en Galilée avec ses disciples, il s’arrêta et leur dit : Qu’est-ce que les hommes disent de moi ? Et les disciples répondirent : Les uns disent que vous êtes Jean-Baptiste ; les autres que vous êtes Élie ; d’autres Jérémie ou l’un des prophètes. Alors il leur dit : Et vous, que dites-vous de moi ? Et Pierre répondant lui dit : Vous êtes le Christ, Fils du Dieu vivant. Et Jésus lui dit : Tu es bien heureux, Simon, fils de Jean, parce que ce n’est point la chair ni le sang qui te l’ont révélé, mais mon Père qui est au ciel. Et moi je te dis : Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Église, et les portes de l’enfer ne prévaudront point contre elle, et je te donnerai les clefs du royaume des cieux. Tout ce que tu lieras sur la terre sera lié dans le ciel, et tout ce que tu délieras sur la terre sera délié dans le ciel[1]. Et dans la dernière cène, se tournant tout à coup vers Pierre, il lui dit : Simon, Simon, voici que Satan a demandé de vous cribler comme le froment, et moi j’ai prié pour toi, afin que ta foi ne défaille point, et quand un jour tu seras converti, confirme tes frères[2]. Enfin, après sa résurrection, Jésus dit un jour à Pierre : Simon, fils de Jean, est-ce que tu m’aimes plus que ceux-ci ? Pierre répondit : Seigneur, vous savez que je vous aime. Jésus lui dit : Pais mes agneaux. Il lui dit une seconde fois : Simon, fils de Jean, m’aimes-tu ? Il répondit : Oui, Seigneur vous savez que je vous aime. Jésus lui dit : Pais mes agneaux. Il lui dit pour la troisième fois : Simon, fils de Jean, m’aimes-tu ? Pierre s’affligea de ce que Jésus lui demandait, pour la troisième fois ; M’aimes-tu ? et il lui répondit : Seigneur, vous connaissez toutes choses, vous savez que je vous aime. Et Jésus lui dit ; Pais mes brebis[3].

Voilà, Messieurs, les trois paroles sacrées sur lesquelles était fondée la suprématie de Pierre.

En vertu de ces éminentes paroles, Pierre, aussitôt après l’ascension du Sauveur, avait exercé sa prérogative apostolique. C’est lui qui s’était levé dans le cénacle pour faire élire un apôtre à la place de Judas ; c’est lui qui le premier, après la descente du Saint-Esprit, avait annoncé la parole sainte aux Juifs ; c’est lui qui le premier avait appelé les nations à la foi dans le centurion Corneille ; c’est lui qui avait fait le premier miracle en jetant morts à ses pieds Ananie et Saphire, pour avoir menti à l’Esprit-Saint ; c’est lui qui le premier avait pris la parole dans le concile de Jérusalem, et proposé ce qu’il fallait faire au sujet des observances de l’ancienne loi : partout sa suprématie s’était manifestée.

Mais il fallait un siège à cette suprématie ; il fallait planter quelque part la chaire de saint Pierre ; il fallait trouver un lieu où elle demeurât en pleine indépendance. Quel sera ce lieu ? Entre la mer Tyrrhénienne et les sommets noircis des Apennins, autour de quelques collines, une poignée de brigands avaient construit leurs cabanes. En creusant les fondements de leurs premiers remparts, ils avaient trouvé une tête sanglante, et l’oracle avait affirmé que cette ville serait la tête de l’univers. En effet, si cette poignée de brigands eussent possédé des cartes de géographie, et que, prenant un compas, ils l’eussent ouvert à trois ou quatre cents lieues de rayon, ils eussent vu qu’ils étaient le centre d’une foule de peuples d’Europe, d’Asie et d’Afrique, de tous ceux dont les extrémités sont baignées par les flots de la Méditerranée. Mais, au lieu d’un compas, ils étendirent leur main de fer autour d’eux et commencèrent un empire qui devait avoir pour bornes l’Océan, le Rhin, l’Euphrate et l’Atlas. Et, au bout de sept cents ans, après avoir détruit la nationalité de tous leurs voisins, gorgés de sang, de dépouilles, de gloire et d’orgueil, ces brigands, devenus la première nation de l’univers, avaient déposé leur fière république entre les mains d’un seul maître… et ce maître vivait quand saint Pierre délibérait en quel lieu du monde il irait fixer son siège apostolique. Le croiriez-vous, Messieurs, ce fut sous les yeux de ce maître, dont un regard faisait trembler la terre, ce fut dans sa ville, sur les marches de son trône, que saint Pierre alla poser sa chaire et chercher son indépendance. Mais quelle indépendance pourra-t-il obtenir en un semblable lieu, lui qui prétend à un domaine bien autrement vaste que celui des empereurs romains ? Quelle indépendance ? Il ne s’en occupe pas, Messieurs, il l’apporte avec lui ; il apporte l’indépendance de qui ne craint pas de mourir pour la vérité, l’indépendance du martyre.

Des pontifes ses successeurs, il n’y en eut que deux, pendant trois siècles, qui moururent dans leur lit, encore parce que les ans, pour eux, se pressèrent un peu plus que les bourreaux. De sorte que la première couronne de la papauté fut la couronne du martyre ; sa première indépendance, l’indépendance que donne la mort à celui qui la méprise. Il convenait que la puissance de l’Église commençât par cette longue douleur. La vérité sans doute aurait bien le droit de pénétrer dans les empires sans payer à leurs douanes le tribut du sang mais Dieu voulut montrer ce qu’il est utile à un homme de souffrir lorsqu’il prétend apporter aux hommes la vérité. Il détermina donc la suite des affaires de cette façon que, pendant trois siècles, l’Église et son premier apôtre à sa tête, donnèrent leur sang, afin de prouver qu’ils n’abusaient pas le monde en annonçant qu’ils étaient porteurs d’une parole d’en haut. Aujourd’hui le premier enfant qui sort des écoles se croit le droit d’enseigner la vérité à l’humanité tout entière, et si un seul cheveu venait à tomber de sa tête de dix-huit ans, il estimerait tout perdu et n’aurait pas assez de cris contre la tyrannie. Pour nous, on nous a donné la mort, longtemps nous l’avons reçue, et nous ne nous sommes plaints qu’avec modération, jugeant heureux ceux qui mouraient ainsi pour rendre gloire à Dieu, et assurer par leur témoignage la foi de leurs frères.

Mais comment la suprématie spirituelle se développa-t-elle, par quels actes put-elle se manifester pendant que toute l’Église était asservie à la loi du martyre ? Il semble qu’il y avait là un oubli de la Providence, une négligence des premières règles de la politique. Mais Dieu ne juge pas comme les hommes. C’était précisément parce que les souverains pontifes n’avaient aucuns moyens humains d’établir leur suprématie, qu’elle devait être plus authentique et plus immortelle. S’ils avaient eu la protection des Césars, on nous eût dit que l’Église de Rome était devenue la première parce qu’elle était assise dans la première ville de l’empire, sous la pourpre impériale : mais saint Pierre, venant, le bâton à la main, pour se faire crucifier dans Rome, lui et ses successeurs, pendant trois siècles, l’influence civile ne pouvait plus rien réclamer dans l’établissement du pontificat. Il fallait que le pauvre vieillard enfermé dans ces tombeaux, qui bordent les voies romaines régnât sur le monde. Il fallait que, du sein de ces habitations plutôt de la mort que de la vie, son gouvernement fût obéi, qu’on lui rendît cet hommage, que son siège était le siège principal, qu’il était le prince des pasteurs, l’évêque des évêques, et c’est ce que les plus grands d’entre les Pères proclament à l’envi. Mais il était besoin aussi d’actes imposants qui ne pussent jamais tromper les yeux, afin de fournir aux générations futures des preuves inattaquables. À la fin du deuxième siècle, les Églises d’Asie s’obstinent à célébrer les fêtes de Pâques le quatorzième jour de la lune, comme les Juifs, tandis que les chrétiens d’Occident la solennisent le dimanche qui suit ce jour : le pape saint Victor Ier les excommunie. Au troisième siècle, saint Cyprien, évêque de Carthage, avec un concile de soixante évêques d’Afrique, décide qu’on rebaptisera les enfants des hérétiques : saint Étienne Ier s’y oppose, menace de fulminer l’excommunication, et saint Cyprien, tout grand homme qu’il est, est obligé de plier. Saint Denys, patriarche d’Alexandrie, le premier des patriarcats d’Orient, émet quelques propositions douteuses sur la Trinité ; plusieurs évêques effrayés s’adressent au Souverain Pontife, et saint Denys est obligé d’écrire au pape une lettre apologétique. C’est assez d’avoir cité ces trois grands faits ; cette période de la vie de l’Église dura jusqu’au quatrième siècle : ici le Saint-Siège entre dans une nouvelle phase d’existence spirituelle et temporelle.

Le monde était chrétien ; nous l’avions vaincu par la force du martyre et de la grâce de Dieu. Un prince monte sur le trône des Césars, qui comprend le christianisme, non-seulement comme religion de la majorité, mais comme venu de Dieu pour le salut des hommes ; il le reconnaît. Il fait plus : par un de ces conseils inexplicables selon le monde, il prend son trône, l’emporte aux extrémités de l’Europe, au bord du Pont-Euxin, afin de laisser à la majesté pontificale toute cette vieille Rome avec sa puissance naturelle et son indicible illustration ; et, cela fait, jamais prince ne siégera plus à Rome. Lorsque Théodose partagera entre ses deux fils l’empire d’Orient et celui d’Occident, c’est à Milan que l’empereur d’Occident règnera, ce ne sera point à Rome. En vain les Hérules et les Ostrogoths voudront-ils établir un nouveau royaume d’Italie, c’est à Ravenne qu’ils en placeront la capitale. En vain les Lombards s’approcheront-ils de Rome ; ce n’est point elle qui sera leur séjour, mais Pavie. Les rois et les empereurs ne passeront plus à Rome que comme des voyageurs.

Toutefois il ne résultait pas encore de là pour la papauté une véritable souveraineté civile. Les papes ne possédaient à Rome, par le fait de la disparition des empereurs, qu’une souveraineté morale, dont ils usèrent avec honneur en se faisant les gardiens de l’Occident contre les barbares. Rome, neuf fois prise d’assaut, fut neuf fois par eux relevée de ses ruines, et on les vit aussi, par l’ascendant de leurs prières et de leur visage, arrêter à ses portes le Fléau de Dieu.

En même temps la suprématie spirituelle se manifestait d’une manière non moins admirable. Une hérésie formidable était née ; les évêques s’assemblent en Orient, dans cet Orient où le christianisme avait pris naissance, et où Jésus-Christ l’avait consommé par son sacrifice, dans cet Orient où était le centre des affaires humaines par la translation du siège impérial à Constantinople. Eh bien ! qui présidera ce premier concile œcuménique, où l’Église universelle se trouve représentée par des martyrs portant les cicatrices de leurs combats ? Qui ? le successeur de saint Pierre, non pas même par lui, mais par ses légats, par un évêque d’Espagne et deux simples prêtres. Est-ce assez ? Non ; le concile envoie ses actes au Saint-Siège pour en obtenir la confirmation, abaissant ainsi devant sa suprématie la première et la plus auguste assemblée chrétienne. Ainsi en sera-t-il à Éphèse, à Chalcédoine, à Constantinople ; on ne cessera de voir les hérésies naître en Orient, et l’Orient recourir au pontife de Rome pour les extirper. Constantinople, devenue la ville impériale, loin de prétendre à la première place, fera de vains efforts pour obtenir la seconde ; deux fois dans le premier concile de Constantinople et dans celui de Chalcédoine, elle essaiera d’obtenir cette seconde place. La papauté sera inflexible ; elle maintiendra les droits des Églises d’Alexandrie, d’Antioche et de Jérusalem, et tout l’univers catholique avec elle n’assignera que la cinquième place au siège de Constantinople. Ces faits, plus manifestes que le, soleil, étaient ménagés par la Providence, afin que tout œil pût distinguer la suréminence incontestée du Siège apostolique.

Cet état de choses, tel que nous venons de le décrire, dura de Constantin à Léon l’Isaurien, pendant quatre cents ans. À cette époque, l’Occident, un moment arraché aux barbares par Justinien et ses généraux, était retombé dans leurs mains. Les empereurs ne s’en occupaient plus, ou ne s’en occupaient que d’une manière ridicule, pour y propager leurs hérésies favorites ; l’un d’eux y avait fait passer une armée pour enlever les images des églises. Insensé, qui n’envoyait pas des épées contre les barbares, mais contre des images suspendues à des murs ! L’Occident était las de dépendre de Constantinople, ville d’hérésies, de trahisons et de lâcheté.

Les Romains criaient vers le pape ; ils demandaient que la république romaine sortît de ses ruines. Et, dans le fait, après que Grégoire II eut averti plusieurs fois l’empereur par les lettres les plus pressantes, le sénat et le peuple romain se déclarèrent indépendants, et constituèrent une sorte de seigneurie où le pape eut nécessairement une plus grande influence que jamais. L’heure approchait où sa demi-souveraineté, toujours fidèle au devoir et à la patience, allait changer de nature, et recevoir, en montant plus haut, une dernière consécration.

Le coup partit de la France. Ce pays, par une exception aux lois générales, qui ne souffrent guère l’hérédité du génie, avait eu Charlemagne d’un père et d’un aïeul formant avec lui une triple génération d’hommes éminents. Charlemagne acheva l’œuvre de la Providence, et constitua définitivement la chrétienté en donnant au souverain pontificat une place désormais incontestée parmi les grands ressorts du monde. Le pape ne fut plus ni sujet indépendant par le martyre, ni seigneur équivoque par l’ascendant moral, ni tuteur du peuple par la nécessité : il fut ce qu’il devait être, souverain d’un territoire assez grand pour la liberté, trop petit pour la domination. Peu après, l’Orient, source de toutes les hérésies, se sépara de l’Occident sous le rapport spirituel, comme il l’était déjà sous le rapport temporel, et confirma, sans le vouloir, la suprématie du Siège apostolique, en cessant de faire partie de l’Église par cela seul qu’il cessait d’être attaché au centre de l’unité. La puissance impériale, au lieu de transporter à Constantinople le siège de la vitalité chrétienne, n’aboutit qu’à créer un schisme qui déshonora l’Église grecque, perdit l’empire, et livra plus tard l’un et l’autre aux mains des musulmans ; tandis que l’Église latine, appuyée sur la papauté, convertissait les barbares, et transportait en Occident le centre des affaires divines et humaines.

Ce n’était pas là pourtant le dernier mot de la Providence à l’égard de la chaire de saint Pierre : échappée à l’empire romain et au Bas-Empire, elle allait rencontrer de nouveaux périls, et avec eux saillir par-dessus la miraculeuse élévation qu’elle tenait déjà de Dieu. De l’établissement politique de Charlemagne, mal soutenu par ses successeurs, la féodalité se forma ; l’homme devint l’homme de la terre par l’hérédité des bénéfices, et l’homme de l’homme par le serment. Les bénéfices ecclésiastiques suivirent la loi des bénéfices militaires ; les évêques et les abbés se rangèrent, par l’investiture et le serment, dans les liens de la vassalité ; Rome même fut atteinte, et les empereurs d’Allemagne, entraînés par le cours des idées générales autant que par leur ambition, ne voulurent plus voir dans le patrimoine apostolique qu’une sorte de grand fief, détaché de l’Empire par la libéralité de Charlemagne, mais retenu dans sa mouvance par les lois de la féodalité. Ils prétendirent au droit de confirmer l’élection du Souverain Pontife, comme au droit de conférer l’investiture des évêchés et des abbayes par la crosse et l’anneau, symboles de l’autorité spirituelle. Ainsi la grandeur même dont la Providence avait orné la papauté pour assurer son indépendance, devenait le tombeau de sa liberté, et chaque phase sociale semblait vouloir donner un sanglant démenti au travail de Dieu pour fonder la vérité sur l’unité. Une horrible confusion s’ensuivit dans l’Église de ses rapports avec l’institut féodal. La simonie mit presque partout la corruption, et un pape écrivait : « Malheureux ! si je jette les yeux autour de moi, je vois l’Orient entraîné par le diable ; et à l’Occident, au Midi, au Septentrion, à peine un évêque qui gouverne pour l’amour de Dieu et le salut de ses frères ! »

En ce temps-là il y avait à l’abbaye de Cluny un moine nommé Hildebrand. Ce moine vit passer un évêque de Toul qui allait prendre possession de la chaire apostolique par le simple vœu de l’Empereur. Il ne put s’empêcher de lui dire qu’il n’était pas permis d’accepter la dignité pontificale des mains du pouvoir temporel, et que, s’il voulait relever la gloire du Saint-Siège, il se proposait, lui, Hildebrand, de le mener à Rome, et de le faire élire régulièrement par le peuple et le clergé. « Quoi ! s’écriait-il dans son indignation, la dernière femme du peuple peut épouser librement son fiancé, et l’épouse de Jésus-Christ ne peut librement choisir le sien ! » Hildebrand, après de longs services, monta enfin sur le trône pontifical, résolu d’en défendre la liberté jusqu’à la mort. Mais quelles armes employer pour l’affranchir ? Le martyre ? il ne donne qu’une force négative, une force de résistance et non d’attaque. L’alliance avec quelque grand prince ? aucun ne songeait à servir Dieu efficacement. Il fallait que Grégoire VII, en considérant attentivement les idées et les mœurs de son siècle, y découvrît le remède aux abus qui dévoraient la chrétienté : et ce remède, il le vit. Toute la féodalité reposait sur le serment, non tel qu’il est entendu aujourd’hui, mais sur un serment qui liait le cœur, l’âme, la vie, les biens, tout l’être humain. Grégoire VII comprit qu’en se donnant de la sorte, avec un si complet abandon, il était impossible que le serment n’entraînât pas de réciprocité, et, que s’il liait de bas en haut, il devait aussi lier de haut en bas. De plus, le serment était un acte religieux, un acte dont la force était le nom même de Dieu appelé en garantie de la foi promise, et qui par conséquent ne pouvait servir de lien à l’injustice et à l’oppression. Politiquement et religieusement, le serment féodal était donc susceptible d’annulation : politiquement, parce qu’il pouvait y avoir félonie du suzerain à son vassal, comme du vassal à son suzerain ; religieusement, parce que le nom de Dieu ne peut jamais servir de titre pour commettre le mal, un mal certain, manifeste et persévérant. Cette théorie avait le mérite d’être puisée dans les entrailles mêmes du droit public européen ; mais on ne l’avait point encore fait servir à l’affranchissement de l’Église : il fallait l’œil d’un grand homme pour la découvrir, le cœur d’un saint pour l’appliquer. Grégoire VII était l’un et l’autre. Il mourut en exil, ayant aimé la justice et haï l’iniquité, vaincu en apparence, mais récompensé dans l’avenir par la liberté de l’Église, qui avait été le but de sa vie et la cause de sa mort.

Les croisades témoignèrent bientôt du triomphe de la papauté, et mirent son ascendant et sa gloire au-dessus de tout par le magnifique usage qu’elle en faisait au profit de la république européenne.

Mais il est dangereux de s’élever, même avec justice et par des bienfaits. Une réaction sourde s’opéra dans les esprits contre le Saint-Siège ; elle éclata par des faits et des doctrines qui ont rempli les cinq derniers siècles de l’histoire. Je ne ferai que les indiquer. Au quatorzième siècle, le séjour des papes à Avignon durant soixante ans ; au quinzième, le grand schisme d’Occident, qui mina le respect des peuples pour le centre de l’unité ; au seizième, le protestantisme ; au dix-septième, le jansénisme, cette hérésie déloyale qui n’osa jamais attaquer l’Église en face et qui se cacha dans son sein comme un serpent ; au dix-huitième, le rationalisme, qui se crut assez fort pour attaquer, non plus le vicaire de Jésus-Christ, mais l’œuvre et la personne même du Christ. Un moment on put croire tout perdu : d’un bout de l’Europe à l’autre, ce n’était qu’une vaste conspiration contre le christianisme, où les princes et leurs ministres occupaient le premier rang. On sait le coup de tonnerre qui les désabusa. Tous ces rois qui donnaient des petits soupers à la philosophie, apprirent un jour que la tête du roi de France, le premier roi du monde, était tombée devant son palais, sous la hache ignoble d’une machine… Ils reculèrent d’un pas devant Dieu. La république française leur apporta d’autres nouvelles de la Providence ; un soldat parvenu leur en intima les ordres ; il détruisit dans les champs de Wagram jusqu’au nom du saint-empire romain, si longtemps adversaire de la papauté, et lui-même, ayant osé porter les mains sur elle, victime des mêmes fautes dont il avait été le glorieux châtiment, on le vit tout à coup s’éteindre comme une étoile tombée, dans les flots profonds et solitaires de l’Atlantique. Restait un fils de lui, un fils orné de ses traits, de sa gloire, de ses malheurs, jeune âme en qui le souvenir et l’espérance refaisaient chaque jour la patrie : mais son père l’avait appelé d’un nom trop pesant ; le roi de Rome succomba sous ce fardeau, comme une fleur précieuse qui n’atteint pas son âge, courbée par l’étiquette à laquelle une main amie, mais imprudente, la condamna.

Aujourd’hui, Messieurs, la papauté est arrivée à une ère de son existence plus complète qu’aucune de celles qui précéda. La réaction qui avait eu lieu contre elle dans l’esprit public, à cause des événements du moyen âge, touche à son terme. On a compris que la nature de son développement, à cette époque, venait des circonstances et non des prétentions ; que ce développement avait été favorable aux peuples, à l’Europe et à l’humanité ; qu’au fond, les papes défendaient dans la liberté de leur élection, dans la sainteté des mariages, dans l’observance du célibat ecclésiastique, dans l’intégrité de la hiérarchie, une cause juste et civilisatrice. On a compris que le Souverain Pontife ne pouvait être dans la dépendance d’aucun prince chrétien, et que son indépendance, essentielle à la religion, l’est aussi à la paix des divers États. L’empire romain, l’empire d’Orient, l’empire d’Occident n’existent plus ; nul ne peut prétendre à dominer le Saint-Siège, et le droit public européen lui accorde une neutralité honorable dans les guerres que se font les diverses puissances. Si, d’un autre côté, nous examinons où en est la suprématie spirituelle des papes, nous la voyons assurée par dix-huit siècles d’une possession que le schisme et l’hérésie ont seuls et en vain combattue. Nous voyons le jansénisme détruit, le protestantisme penchant vers sa ruine, le schisme grec avili en Orient sous le joug des Russes et des Turcs, le mahométisme épuisé ; partout, en un mot, l’erreur usée, languissante ou flétrie ; tandis que l’Église romaine, toujours la même et toujours assistée de Dieu, demeure stable sur les débris du passé. Les cicatrices que les événements lui ont laissées brillent sur son corps, et y rendent plus difficile l’accès de l’épée. Elle conserve de l’ère du martyre le courage passif contre la persécution, de l’ère du Bas-Empire la science des situations douteuses, de l’ère de Charlemagne la souveraineté, de l’ère de Grégoire VII l’entente des grands points de vue politiques, de l’ère de la réaction une plus profonde connaissance d’elle-même et des autres, et de l’ère présente une invincible espérance en Dieu. Si vous ne voyez pas clairement encore son triomphe actuel, c’est que jamais, dans un moment donné, le triomphe de l’Église n’est visible. La barque de Pierre, en ne regardant qu’un point dans l’étendue des siècles, paraît près de périr, et les fidèles sont toujours prompts à s’écrier : Seigneur, sauvez-nous, nous périssons[4] ! Mais, en regardant toute la suite des âges, l’Église apparaît dans sa force, et l’on comprend ce mot de Jésus-Christ dans la tempête : Homme de peu de foi, pourquoi as-tu douté[5] ?

  1. Saint Matthieu, chap. XVI, vers. 13 et suiv.
  2. Saint Luc, chap. XXII, vers. 31 et 32.
  3. Saint Jean, chap. XXI, vers. 15 et suiv.
  4. Saint Matthieu, chap. viii, vers. 25.
  5. Saint Mathieu, chap. XIV, vers. 31.