Œuvres de jeunesse (Flaubert)/Passion et Vertu

Œuvres de jeunesseLouis ConardVolume I (p. 241-275).


PASSION ET VERTU[1].

conte philosophique.
Peux-tu parler de ce que tu ne sens point.
Shakespeare, Roméo et Juliette, acte III, scène V.

I

Elle l’avait déjà vu, je crois, deux fois ; la première, dans un bal chez le ministre, la seconde au Français, et, quoiqu’il ne fût ni un homme supérieur ni un bel homme, elle pensait souvent à lui, lorsque, le soir, après avoir soufflé sa lampe, elle restait souvent quelques instants rêveuse, les cheveux épars sur ses seins nus, la tête tournée vers la fenêtre où la nuit jetait une clarté blafarde, les bras hors de sa couche, et l’âme flottant entre des émotions hideuses et vagues, comme ces sons confus qui s’élèvent dans les champs par les soirées d’automne.

Loin d’être une de ces âmes d’exception comme il y en a dans les livres et dans les drames, c’était un cœur sec, un esprit juste, et, par-dessus tout cela, un chimiste. Mais il possédait à fond cette théorie de séductions, ces principes, ces règles, le chic enfin, pour employer le mot vrai et vulgaire, par lesquels un habile homme en arrive à ses fins.

Ce n’est plus cette méthode pastorale à la Louis XV, dont la première leçon commence par les soupirs, la seconde par les billets doux et continue ainsi jusqu’au dénouement, science si bien exposée dans Faublas, les comédies du second ordre et les contes moraux de Marmontel. Mais maintenant un homme s’avance vers une femme, il la lorgne, il la trouve bien, il en fait le pari avec ses amis ; est-elle mariée, la farce n’en sera ne meilleure.

Alors il s’introduit chez elle, il lui prête des romans, la mène au spectacle, il a surtout soin de faire quelque chose d’étonnant, de ridicule, enfin d’étrange ; et puis, de jour en jour, il va chez elle avec plus de liberté, il se fait l’ami de la maison, du mari, des enfants, des domestiques ; enfin la pauvre femme s’aperçoit du piège, elle veut le chasser comme un laquais, mais celui-ci s’indigne à son tour, il la menace de publier quelque lettre bien courte, mais qu’il interprétera d’une façon infâme, n’importe à qui fût-elle adressée ; il répétera lui-même à son époux quelque mot arraché peut-être dans un moment de vanité, de coquetterie ou de désir ; c’est une cruauté d’anatomiste, mais on a fait des progrès dans les sciences et il y a des gens qui dissèquent un cœur comme un cadavre.

Alors cette pauvre femme, éperdue, pleure et supplie ; point de pardon pour elle, point de pardon pour ses enfants, son mari, sa mère. Inflexible, car c’est un homme, il peut user de force, de violence, il peut dire partout qu’elle est sa maîtresse, le publier dans les journaux, l’écrire tout au long dans un mémoire, et le prouver même au besoin.

Elle se livre donc à lui, à demi morte ; il peut même alors la faire passer devant ses laquais qui, tout bas, sous leurs livrées, ricanent en la voyant venir si matin chez leur maître, et puis quand il l’a rendue brisée et abattue, seule avec ses regrets, ses pensées sur le passé, ses déceptions d’amour, il la quitte, la reconnaît à peine, l’abandonne à son infortune ; il la hait même quelquefois, mais enfin il a gagné son pari ; et c’est un homme à bonnes fortunes.

C’est donc non un Lovelace, comme on l’aurait dit il y a soixante ans, mais bien un Don Juan, ce qui est plus beau.

L’homme qui possède à fond cette science, qui en connaît les détours et les replis cachés, n’est pas rare maintenant, cela est si facile, en effet, de séduire une femme qui vous aime et puis de la laisser là avec toutes les autres, quand on n’a pas d’âme ni de pitié dans le cœur ! Il y a tant de moyens de s’en faire aimer, soit par la jalousie, la vanité, le mérite, les talents, l’orgueil, l’horreur, la crainte même, ou bien encore par la fatuité de vos manières, le négligé d’une cravate, la prétention à être désespéré, quelquefois par la coupe de votre habit, ou la finesse de vos bottes ! Car combien de gens n’ont dû leurs conquêtes qu’à l’habileté de leur tailleur ou de leur cordonnier ?

Ernest s’était aperçu que Mazza souriait à ses regards. Partout il la poursuivait. Au bal, par exemple, elle s’ennuyait s’il n’était pas là. Et n’allez pas croire qu’il fût assez novice pour louer la blancheur de sa main ni la beauté de ses bagues, comme l’aurait pu faire un écolier de rhétorique, mais, devant elle, il déchirait toutes les autres femmes qui dansaient, il avait sur chacune les aventures les plus inconnues et les plus étranges, et tout cela la faisait rire et la flattait secrètement, quand elle pensait que sur elle on n’avait rien à dire. Sur le penchant du gouffre, elle prenait de belles résolutions de l’abandonner, de ne plus jamais le revoir, mais la vertu s’évapore bien vite au sourire d’une bouche qu’on aime.

Il avait vu aussi qu’elle aimait la poésie, la mer, le théâtre, Byron, et puis, résumant toutes ces observations en une seule, il avait dit : « C’est une sotte, je l’aurai », et elle, souvent aussi, avait dit en le voyant partir et quand la porte du salon tournait rapidement sur ses pas : « Oh ! je t’aime ! ».

Ajoutez à cela qu’Ernest lui fit croire à la phrénologie, au magnétisme et que Mazza avait trente ans, et qu’elle était toujours pure et fidèle à son mari, repoussant tous les désirs qui naissaient chaque jour en son âme et qui mouraient le lendemain ; qu’elle était mariée à un banquier, et que la passion dans les bras de cet homme-là était un devoir pour elle, rien de plus, comme de surveiller ses domestiques et habiller ses enfants.

II

Longtemps elle se complut dans cet état de service amoureux et à demi mystique, la nouveauté du plaisir lui plaisait, et elle joua longtemps avec cet amour, plus longtemps qu’avec les autres, et elle finit par s’y prendre fortement, d’abord d’habitude, puis de besoin. Il est dangereux de rire et de jouer avec le cœur, car la passion est une arme à feu qui part et vous tue lorsqu’on la croyait sans péril.

Un jour Ernest vint de bonne heure chez Mme Willer ; son mari était à la Bourse, ses enfants étaient sortis, il se trouva seul avec elle. Tout le jour, il resta chez elle, et le soir, vers les cinq heures, quand il en sortit, Mazza fut triste, rêveuse, et de toute la nuit elle ne dormit pas.

Ils étaient restés longtemps, bien des heures, à causer, à se dire qu’ils s’aimaient, à parler de poésie, à s’entretenir d’amour large et fort comme on en voit dans Byron, et puis à se plaindre des exigences sociales qui les attachaient l’un à l’autre et qui les séparaient pour la vie ; et puis ils avaient causé des peines du cœur, de la vie et de la mort, de la nature, de l’océan qui mugissait dans les nuits ; enfin ils avaient compris le monde, leur passion, et leurs regards s’étaient même plus parlé que leurs lèvres qui se touchèrent si souvent.

C’était un jour du mois de mars, une de ces longues journées sombres et moroses qui portent à l’âme une vague amertume, leurs paroles avaient été tristes, celles de Mazza, surtout, avaient une mélancolie harmonieuse. Chaque l’ois qu’Ernest allait dire qu’il l’aimait pour la vie, chaque fois qu’il lui échappait un sourire, un regard, un cri d’amour, Mazza ne répondait pas, elle le regardait silencieuse, avec ses deux grands yeux noirs, son front pâle, sa bouche béante.

Ce jour elle se sentit oppressée, comme si une main invisible lui eût pesé sur la poitrine ; elle craignait, mais elle ne savait quel était l’objet de ses craintes, et se complaisait dans cette appréhension mêlée d’une étrange sensation d’amour, de rêverie, de mysticisme. Une fois elle recula son fauteuil, effrayée du sourire d’Ernest, qui était bestial et sauvage à faire peur, mais celui-ci se rapprocha d’elle aussitôt, lui prit les mains et les porta à ses lèvres ; elle rougit et lui dit d’un ton de calme affecté :

— Est-ce que vous auriez envie de me faire la cour ?

— Vous faire la cour ? Mazza ! à vous ?

Cette réponse-là voulait tout dire.

— Est-ce que vous m’aimeriez ?

Il la regarda en souriant.

— Ernest, vous auriez tort.

— Pourquoi ?

— Mon mari ! y pensez-vous ?

— Eh bien, votre mari ! qu’est-ce que cela veut dire ?

— Il faut que je l’aime.

— Cela est plus facile à dire qu’à faire, c’est-à-dire que si la loi vous dit : « Vous l’aimerez », votre cœur s’y pliera comme un régiment qu’on fait manœuvrer ou une barre d’acier qu’on ploie des deux mains, et si moi je vous aime…

— Taisez-vous, Ernest, pensez à ce que vous devez à une femme qui vous reçoit comme moi, dès le matin, sans que son mari y soit, seule, abandonnée à votre délicatesse.

— Oui, si je vous aime à mon tour, il faudra que je ne vous aime plus parce qu’il le faudra, et rien de plus ; mais cela est-il sensé et juste ?

— Ah ! vous raisonnez à merveille, mon cher ami, dit Mazza en penchant sa tête sur son épaule gauche et en faisant tourner dans ses doigts un étui d’ivoire.

Une mèche de ses cheveux se dénoua et tomba sur ses joues, elle la rejeta par derrière avec un geste de la tête plein de grâce et de brusquerie. Plusieurs fois Ernest se leva, prit son chapeau comme s’il allait sortir, puis il se rasseyait et reprenait ses causeries.

Souvent ils s’interrompaient tous deux et se regardaient longtemps en silence, respirant à peine, ivres et contents de leurs regards et de leurs soupirs, puis ils souriaient.

Un moment, quand Mazza vit Ernest à ses pieds, affaissé sur le tapis de sa chambre, quand elle vit sa tête posée sur ses genoux, les cheveux en arrière, ses yeux tout près de sa poitrine, et son front blanc et sans ride qui était là devant sa bouche, elle crut qu’elle allait défaillir de bonheur et d’amour, elle crut qu’elle allait prendre sa tête dans ses bras, la presser sur son cœur et la couvrir de ses baisers.

— Demain, je vous écrirai, lui dit Ernest.

— Adieu !

Et il sortit.

Mazza resta l’âme indécise et toute flottante entre des oppressions étranges, des ressentiments vagues, des rêveries indicibles ; la nuit elle se réveilla, la lampe brûlait et jetait au plafond un disque lumineux qui tremblait en vacillant sur lui-même, comme l’œil d’un damné qui vous regarde ; elle resta longtemps, jusqu’au jour, à écouter les heures qui sonnaient à toutes les cloches, à entendre tous les bruits de la nuit, la pluie qui tombe et bat les murs, et les vents qui soufflent et tourbillonnent dans les ténèbres, les vitres qui tremblent, le bois du lit qui criait à tous les mouvements qu’elle lui donnait en se retournant sur ses matelas, agitée qu’elle était par des pensées accablantes et des images terribles, qui l’enveloppaient tout entière en la roulant dans ses draps.

Qui n’a ressenti, dans des heures de fièvre et de délire, ces mouvements intimes du cœur ? ces convulsions d’une âme qui s’agite et se tord sans cesse sous des pensées indéfinissables, tant elles sont pleines tout à la fois de tourments et de voluptés, vagues d’abord et indécises comme un fantôme ? cette pensée bientôt se consolide et s’arrête, prend une forme et un corps, elle devient une image, et une image qui vous fait pleurer et gémir. Qui n’a donc jamais vu, dans des nuits chaudes et ardentes, quand la peau brûle et que l’insomnie vous ronge, assise aux pieds de votre couche une figure pâle et rêveuse, et qui vous regarde tristement ? ou bien elle apparaît dans des habits de fête, si vous l’avez vue danser dans un bal, ou entourée de voiles noirs, pleurante ; et vous vous rappelez ses paroles, le son de sa voix, la langueur de ses yeux.

Pauvre Mazza ! pour la première fois elle sentit qu’elle aimait, que cela allait devenir un besoin, puis un délire du cœur, une rage ; mais dans sa naïveté et son ignorance, elle se traça bien vite un avenir heureux, une existence paisible où la passion lui donnerait la joie, et la volupté le bonheur.

En effet, ne pourra-t-elle vivre contente dans les bras de celui qu’elle aime et tromper son mari ? « Qu’est-ce que tout cela ? se disait-elle auprès de l’amour » ; elle souffrait cependant de ce délire du cœur et s’y plongeait de plus en plus, comme ceux qui s’enivrent avec plaisir et que les boissons brûlent. Oh ! qu’elles sont poignantes et amères, il est vrai, ces palpitations du cœur, les angoisses de l’âme, entre un monde de vertu qui s’en va et un avenir d’amour qui arrive.

Le lendemain, Mazza reçut une lettre ; elle était en papier satiné, toute embaumante de rose et de musc, elle était signée d’un E entouré d’un paraphe ; je ne sais ce qu’il y avait, mais Mazza relut la lettre plusieurs fois, elle en retourna les deux feuillets, en considéra les plis, elle s’enivra de son odeur embaumée, puis la roula en boulette et la jeta au feu ; le papier consumé s’envola pendant quelque temps, et revint enfin se reposer doucement sur les chenets comme une gaze blanche et plissée.

Ernest l’aime ! il le lui a dit ! Oh ! elle est heureuse, le premier pas est fait, les autres ne lui coûteront plus ; elle pourra maintenant le regarder sans rougir, elle n’aura plus besoin de tant de ménagements, de petites mines de femme pour se faire aimer ; il vient lui-même, il se donne à elle, sa pudeur est ménagée, et c’est cette pudeur qui reste toujours aux femmes, ce qu’elles gardent même au fond de leur amour le plus brûlant, des plus ardentes voluptés, comme un dernier sanctuaire d’amour et de passion, où elles cachent comme sous un voile tout ce qu’elles ont de brutal et d’efféminé.

Quelques jours après, une femme voilée passait presque en courant le pont des Arts ; il était sept heures du matin.

Après avoir longtemps marché, elle s’arrêta à une porte cochère et elle demanda M. Ernest ; il n’était pas sorti, elle monta. L’escalier lui semblait d’une interminable longueur, et, quand elle fut parvenue au second étage, elle s’appuya sur la rampe et se sentit défaillir ; elle crut alors que tout tournait autour d’elle et que des voix basses chuchotaient à ses oreilles en sifflant ; enfin elle posa une main tremblante sur la sonnette. Quand elle entendit son battement perçant et répété, il y eut un écho qui résonna dans son cœur, comme par une répercussion galvanique.

Enfin la porte s’ouvrit, c’était Ernest lui-même.

— Ah ! c’est vous, Mazza ?

Celle-ci ne répondit pas, elle était pâle et toute couverte de sueur ; Ernest la regardait froidement, en faisant tourner en l’air la corde de soie de sa robe de chambre, il avait peur de se compromettre.

— Entrez, dit-il enfin.

Il la prit par le bras et la fit asseoir de force sur un fauteuil. Après un moment de silence :

— Je suis venue, Ernest, lui dit-elle, pour vous dire une chose : c’est la dernière fois que je vous parle, il faut que vous me quittiez, que je ne vous revoie plus.

— Parce que ?

— Parce que vous m’êtes à charge, que vous m’accablez, que vous me feriez mourir !

— Moi ! comment cela, Mazza ?

Il se leva, tira ses rideaux et ferma sa porte.

— Que faites-vous ? s’écria-t-elle avec horreur.

— Ce que je fais ?

— Oui.

— Vous êtes ici, Mazza, vous êtes venue chez moi. Oh ! ne niez pas, je connais les femmes, dit-il en souriant.

— Continuez, ajouta-t-elle avec dépit.

— Eh bien, Mazza, c’est assez.

— Et vous avez assez d’insolence pour me dire cela en face, à une femme que vous dites aimer ?

— Pardon ! oh ! pardon !

Il se mit à genoux et la regarda longtemps.

— Eh bien, oui, moi aussi je t’aime, plus que ma vie ; tiens, je me donne à toi.

Et puis là, entre les quatre parois d’une muraille, sous les rideaux de soie, sur un fauteuil, il y eut plus d’amour, de baisers, de caresses enivrantes, de voluptés qui brûlent, qu’il n’en faudrait pour rendre fou ou pour faire mourir. Et puis quand il l’eut bien flétrie, usée, abîmée dans ses étreintes, quand il l’eut rendue lasse, brisée, haletante, quand, bien des fois, il eut serré sa poitrine contre la sienne et qu’il la vit mourante dans ses bras, il la laissa seule et partit.

Le soir, chez Véfour, il fit un excellent souper où le champagne frappé circulait en abondance ; on l’entendit dire tout haut, vers le dessert : « Mes chers amis, j’en ai encore une ! »

Celle-là était rentrée chez elle, l’âme triste, les yeux en pleurs, non de son honneur qui était perdu, car cette pensée-là ne la torturait nullement ; s’étant d’abord demandé ce que c’était que l’honneur et n’y ayant vu au fond qu’un mot, elle avait passé outre, mais elle pensait aux sensations qu’elle avait éprouvées, et ne trouvait en y pensant, rien que déception et amertume. « Oh ! ce n’est pas là ce que j’avais rêvé ! » disait-elle.

Car il lui sembla, lorsqu’elle fut dégagée des bras de son amant, qu’il y avait en elle quelque chose de froissé comme ses vêtements, de fatigué et d’abattu comme son regard, et qu’elle était tombée de bien haut, que l’amour ne se bornait pas là ; se demandant enfin si, derrière la volupté, il n’y en avait pas une plus grande encore, ni après le plaisir une plus vaste jouissance, car elle avait une soif inépuisable d’amours infinis, de passions sans bornes. Mais quand elle vit que l’amour n’était qu’un baiser, une caresse, un moment de délices où se roulent entrelacés, avec des cris de joie, l’amant et sa maîtresse, et puis que tout finit ainsi, que l’homme se relève, la femme s’en va, et que leur passion a besoin d’un peu de chair et d’une convulsion pour se satisfaire et s’enivrer, l’ennui lui prit à l’âme, comme ces affamés qui ne peuvent se nourrir.

Mais elle quitta bientôt tout retour sur le passé pour ne songer qu’au présent qui souriait, elle ferma les yeux sur ce qui n’était plus, secoua comme un songe les anciens rêves sans bornes, ses oppressions vagues et indécises, pour se donner tout entière au torrent qui l’entraînait, et elle arriva bientôt à cet état de langueur et de nonchalance, à ce demi-sommeil où l’on sent que l’on s’endort, qu’on s’enivre, que le monde s’en va loin de nous, tandis que l’on reste seul sur la nacelle où vous berce la vague et qu’entraîne l’océan ; elle ne pensa plus ni à son mari ni à ses enfants, encore moins à sa réputation, que les autres femmes déchiraient à belles dents dans les salons, et que les jeunes gens, amis d’Ernest, vautraient et vilipendaient à plaisir dans les cafés et les estaminets.

Mais il y eut tout à coup pour elle une mélodie jusqu’alors inconnue dans la nature et dans son âme, et elle découvrit dans l’une et dans l’autre des mondes nouveaux, des espaces immenses, des horizons sans bornes ; il sembla que tout était né pour l’amour, que les hommes étaient des créatures d’un ordre supérieur, susceptibles de passions et de sentiments, qu’ils n’étaient bons qu’à cela et qu’ils ne devaient vivre que pour le cœur. Quant à son mari, elle l’aimait toujours et l’estimait encore plus ; ses enfants lui semblaient gracieux, mais elle les aimait comme on aime ceux d’un autre.

Chaque jour, cependant, elle sentait qu’elle aimait plus que la veille, que cela devenait un besoin de son existence, qu’elle n’aurait pu vivre sans cela ; mais cette passion, avec laquelle elle avait d’abord joué en riant, finit par devenir sérieuse et terrible, une fois entrée dans son cœur, elle devint un amour violent, puis une frénésie, une rage. Il y avait chez elle tant de feu et de chaleur, tant de désirs immenses, une telle soif de délices et de voluptés qui étaient dans son sang, dans ses veines, sous sa peau, jusque sous ses ongles, qu’elle était devenue folle, ivre, éperdue, et qu’elle aurait voulu faire sortir son amour des bornes de la nature ; il lui semblait qu’en prodiguant les caresses et les voluptés, en brûlant sa vie dans des nuits pleines de fièvre, d’ardeur, en se roulant dans tout ce que la passion a de plus frénétique, de plus sublime, il allait s’ouvrir devant elle une suite continue de voluptés, de plaisirs.

Souvent, dans les transports du délire, elle s’écriait que la vie n’était que la passion, que l’amour était tout pour elle ; et puis, les cheveux épars, l’œil en feu, la poitrine haletante de sanglots, elle demandait à son amant s’il n’aurait pas souhaité, comme elle, de vivre des siècles ensemble, seuls sur une haute montagne, sur un roc aigu, au bas duquel viendraient se briser les vagues, de se confondre tous deux avec la nature et le ciel, et de mêler leurs soupirs aux bruits de la tempête ; et puis elle le regardait longtemps, lui demandant encore de nouveaux baisers, de nouvelles étreintes, et elle tombait entre ses bras, muette et évanouie.

Et quand, le soir, son époux, l’âme tranquille, le front calme, rentrait chez lui, lui disant qu’il avait gagné aujourd’hui, qu’il avait fait le matin une bonne spéculation, acheté une ferme, vendu une rente, et qu’il pouvait ajouter un laquais de plus à ses équipages, acheter deux chevaux de plus pour ses écuries, et qu’avec ces mots et ces pensées il venait à l’embrasser, à l’appeler son amour et sa vie, oh ! la rage lui prenait à l’âme, elle le maudissait, repoussant avec horreur ses caresses et ses baisers, qui étaient froids et horribles comme ceux d’un singe.

Il y avait donc dans son amour une douleur et une amertume, comme la lie du vin, qui le rend plus âcre et plus brûlant.

Et quand, après avoir quitté sa maison, son ménage, ses laquais, elle se retrouvait avec Ernest, seule, assise à ses côtés, alors elle lui contait qu’elle eût voulu mourir de sa main, se sentir étouffée par ses bras, et puis elle ajoutait qu’elle n’aimait plus rien, qu’elle méprisait tout, qu’elle n’aimait que lui ; pour lui elle avait abandonné Dieu et le sacrifiait à son amour, pour lui elle laissait son mari et le donnait à l’ironie, pour lui elle abandonnait ses enfants ; elle crachait sur tout cela à plaisir ; religion, vertu, elle foulait tout cela aux pieds, elle vendait sa réputation pour ses caresses, et c’était avec bonheur et délices qu’elle immolait tout cela pour lui plaire, qu’elle détruisait toutes ses croyances, toutes ses illusions, toute sa vertu, tout ce qu’elle aimait enfin, pour obtenir de lui un regard ou un baiser. Et il lui semblait qu’elle serait plus belle en sortant de ses bras, après avoir reposé sur ses lèvres, comme les violettes fanées qui répandent un parfum plus doux.

Oh ! qui pourrait savoir combien il y a parfois de délices et de frénésie sous les deux seins palpitants d’une femme !

Ernest, cependant, commençait à l’aimer un peu plus qu’une grisette ou une figurante, il alla même jusqu’à faire des vers pour elle, qu’il lui donna ; en outre, un jour, je le vis avec les yeux rouges, d’où l’on pouvait conclure qu’il avait pleuré… ou mal dormi.

III

Un matin, en réfléchissant sur Mazza, assis dans un grand fauteuil élastique, ses pieds sur ses deux chenets, le nez enfoncé sous sa robe de chambre, tout en regardant la flamme de son feu qui pétillait et montait sur la plaque en langues de feu, il lui vint une idée qui le surprit d’une manière étrange ; il eut peur.

En se rappelant qu’il était aimé par une femme comme Mazza, qui lui sacrifiait, avec tant de prodigalité et d’effusion, sa beauté, son amour, il eut peur et trembla devant la passion de cette femme, comme ces enfants qui s’enfuient loin de la mer en disant qu’elle est trop grande, et une idée morale lui vint en tête, car c’était une habitude qu’il venait de prendre depuis qu’il s’était fait collaborateur au Journal des connaissances utiles et au Musée des familles ; il pensa, dis-je, qu’il était peu moral de séduire ainsi une femme mariée, de la détourner de ses devoirs d’épouse, de l’amour de ses enfants, et qu’il était mal à lui de recevoir toutes ces offrandes qu’elle brûlait à ses pieds comme un holocauste. Enfin il était ennuyé et fatigué de cette femme, qui prenait le plaisir au sérieux, qui ne concevait qu’un amour entier et sans partage, et avec laquelle on ne pouvait parler ni de romans, ni de modes, ni d’opéra.

Il voulut d’abord s’en séparer, la laisser là et la rejeter au milieu de la société, avec les autres femmes flétries comme elle ; Mazza s’aperçut de son indifférence et de sa tiédeur, l’attribua à de la délicatesse, et ne l’en aima que davantage. Souvent Ernest l’évitait, s’échappait d’elle, mais elle savait le rencontrer partout, au bal, à la promenade, dans les jardins publics, aux musées ; elle savait l’attendre dans la foule, lui dire deux mots et lui faire monter la rougeur au front, devant tous ces gens qui la regardaient.

D’autre fois, c’était lui qui venait chez elle, il entrait avec un front sévère, un air grave ; la jeune femme, naïve et amoureuse, lui sautait au cou et le couvrait de baisers, mais celui-ci la repoussait avec froideur, et puis il lui disait qu’ils ne devaient plus s’aimer, que, le moment de délire et de folie une fois passé, tout devait être fini entre eux, qu’il fallait respecter son mari, chérir ses enfants et veiller à son ménage, et il ajoutait qu’il avait beaucoup vu et étudié, et qu’au reste la Providence était juste, que la nature était un chef-d’œuvre et la société une admirable création, et puis que la philanthropie, après tout, était une belle chose et qu’il fallait aimer les hommes.

Et celle-ci alors pleurait de rage, d’orgueil et d’amour ; elle lui demandait, le rire sur les lèvres mais l’amertume dans le cœur, si elle n’était plus belle et ce qu’il fallait faire pour lui plaire, et puis elle lui souriait, lui étalant à la vue son front pâle, ses cheveux noirs, sa gorge, son épaule, ses seins nus. Ernest restait insensible à tant de séductions, car il ne l’aimait plus, et s’il sortait de chez elle avec quelque émotion dans l’âme, c’était comme les gens qui viennent de voir des fous ; et si quelque vestige de passion, quelque rayon d’amour venait à se rallumer chez lui, il s’éteignait bien vite avec une raison ou un argument.

Heureux donc les gens qui peuvent combattre leur cœur avec des mots et détruire la passion, qui est enracinée dans l’âme, avec la moralité, qui n’est collée que sur les livres comme le vernis du libraire et le frontispice du graveur.

Un jour, dans un transport de fureur et de délire, Mazza le mordit à la poitrine et lui enfonça ses ongles dans la gorge. En voyant couler du sang dans leurs amours, Ernest comprit que la passion de cette femme était féroce et terrible, qu’il régnait autour d’elle une atmosphère empoisonnée qui finirait par l’étouffer et le faire mourir, que cet amour était un volcan à qui il fallait jeter toujours quelque chose à mâcher et à broyer dans ses convulsions, et que ses voluptés, enfin, étaient une lave ardente qui brûlait le cœur. Il fallait donc partir, la quitter pour toujours, ou bien se jeter avec elle dans ce tourbillon qui vous entraîne comme un vertige dans cette route immense de la passion, qui commence avec un sourire et qui ne finit que sur une tombe.

Il préféra partir.

Un soir, à dix heures, Mazza reçut une lettre, elle y comprit ces mots :

« Adieu, Mazza ! je ne vous reverrai plus ; le ministre de l’intérieur m’a enrôlé d’une commission savante qui doit analyser les produits et le sol même du Mexique. Adieu ! je m’embarque au Havre. Si vous voulez être heureuse, ne m’aimez plus, aimez au contraire la vertu et vos devoirs ; c’est un dernier conseil. Encore une fois adieu ! je vous embrasse.

« Ernest. »

Elle la relut plusieurs fois, accablée par ce mot adieu ; elle restait les yeux fixes et immobiles sur cette lettre qui contenait tout son malheur et son désespoir, où elle voyait s’enfuir et couler tout son bonheur et sa vie ; elle ne versa pas une larme, ne poussa pas un cri, mais elle sonna un domestique, lui ordonna d’aller chercher des chevaux de poste et de préparer sa chaise. Son mari voyageait en Allemagne, personne ne pouvait donc l’arrêter dans sa volonté.

À minuit elle partit, elle allait rapidement en courant de toute la vitesse des chevaux. Dans un village, elle s’arrêta pour demander un verre d’eau et repartit, croyant après chaque côte, chaque colline, chaque détour de la route, voir apparaître la mer, but de ses désirs et de sa jalousie, puisqu’elle allait lui enlever quelqu’un de cher à son cœur. Enfin, vers trois heures d’après-midi, elle arriva au Havre.

À peine descendue, elle courut au bout de la jetée et regarda sur la mer… une voile blanche s’enfonçait sous l’horizon.

IV

Il était parti ! parti pour toujours, et quand elle releva sa figure toute couverte de larmes, elle ne vit plus rien… que l’immensité de l’océan.

C’était une de ces brûlantes journées d’été, où la terre exhale de chaudes vapeurs comme l’air embrasé d’une fournaise. Quand Mazza fut arrivée sur la jetée, la fraîcheur salée de l’eau la ranima quelque peu, car une brise du sud enflait les vagues, qui venaient mollement mourir sur la grève et râlaient sur le galet. Les nuages noirs et épais s’amoncelaient à sa gauche, vers le soleil couchant, qui était rouge et lumineux sur la mer ; on eût dit qu’ils allaient éclater en sanglots. La mer, sans être furieuse, roulait sur elle-même en chantant lugubrement, et quand elle venait à se briser sur les pierres de la jetée, les vagues sautaient en l’air et retombaient en poudre d’argent.

Il y avait dans cela une sauvage harmonie, Mazza l’écouta longtemps, fascinée par sa puissance ; le bruit de ces flots avait pour elle un langage, une voix ; comme elle, la mer était triste et pleine d’angoisses ; comme elle, ses vagues venaient mourir en se brisant sur les pierres et ne laisser sur le sable mouillé que la trace de leur passage. Une herbe, qui avait pris naissance entre deux fentes de la pierre, penchait sa tête toute pleine de la rosée, chaque coup de vague venait la tirer de sa racine, et chaque fois elle se détachait de plus en plus ; enfin elle disparut sous la lame, on ne la revit plus ; et pourtant elle était jeune et portait des fleurs ? Mazza sourit amèrement, la fleur était, comme elle, enlevée par la vague dans la fraîcheur du printemps.

Il y avait des marins qui rentraient, couchés dans leur barque ; en tirant derrière eux la corde de leurs filets, leur voix vibrait au loin, avec le cri des oiseaux de nuit, qui planaient en volant de leurs ailes noires sur la tête de Mazza et qui allaient tous s’abattre vers la grève, sur les débris qu’apportait la marée. Elle entendait alors une voix qui l’appelait au fond du gouffre, et, la tête penchée vers l’abîme, elle calculait combien il lui faudrait de minutes et de secondes pour râler et mourir. Tout était triste comme elle dans la nature, et il lui sembla que les vagues avaient des soupirs et que la mer pleurait.

Je ne sais cependant quel misérable sentiment de l’existence lui dit de vivre, et qu’il y avait encore sur la terre du bonheur et de l’amour, qu’elle n’avait qu’à attendre et espérer, et qu’elle le reverra plus tard ; mais, quand la nuit fut venue et que la lune vint à paraître au milieu de ses compagnes, comme une sultane au harem entre ses femmes, et qu’on ne vit plus que la mousse des flots, qui brillait sur les vagues comme l’écume à la bouche d’un coursier, alors que le bruit de la ville commença à s’évanouir dans le brouillard, avec ses lumières qui s’éteignaient, Mazza repartit.

La nuit — il était peut-être deux heures — elle ouvrit ses glaces et regarda dehors. On était dans une plaine et la route était bordée d’arbres, les clartés de la nuit passant à travers leurs branches les faisaient ressembler à des fantômes aux formes gigantesques, qui couraient tous devant Mazza et remuaient au gré du vent, qui sifflait à travers leurs feuilles, leur chevelure en désordre. Une fois la voiture s’arrêta au milieu de la campagne, un trait se trouvait cassé, il faisait nuit, on n’entendait que le bruit des arbres, l’haleine des chevaux haletant de sueur, et les sanglots d’une femme qui pleurait seule.

Vers le matin, elle vit des gens qui allaient vers la ville la plus voisine, portant au marché des fruits tout couverts de mousse et de feuillage vert ; ils chantaient aussi, et comme la route montait et qu’on allait au pas, elle les écouta longuement. « Oh ! comme il y a des gens heureux ! » dit-elle.

Il faisait grand jour, c’était un dimanche ; dans un village à quelques heures de Paris, sur la place de l’église, à l’heure où tout le monde en sortait, il y avait un grand soleil qui brillait sur le coq de l’église, et illuminait sa modeste rosace. Les portes, qui étaient ouvertes, laissaient voir à Mazza, du fond de sa voiture, l’intérieur de la nef et les cierges qui brillaient dans l’ombre sur l’autel ; elle regarda la voûte de bois, peinte de couleur bleue, et les vieux piliers de pierre nus et blanchis, et puis toute la suite des bancs où s’étalait une population entière, bigarrée de vêtements de couleur ; elle entendit l’orgue qui chantait, et il se fit alors un grand flot dans le peuple et l’on sortit. Plusieurs avaient des bouquets de fausses fleurs et des bas blancs ; elle vit que c’était une noce, on tira des coups de fusil sur la place, et les mariés sortirent.

La bru avait un bonnet blanc et souriait en regardant le bout des pattes de sa ceinture, qui étaient de dentelle brodée ; le marié s’avançait à côté d’elle, il voyait la foule d’un air heureux et donnait des poignées de main à plusieurs. C’était le maire du pays, qui était aubergiste et qui mariait sa fille à son adjoint, le maître d’école.

Un groupe d’enfants et de femmes s’arrêta devant Mazza pour regarder la belle calèche et le manteau rouge qui pendait de la portière, tout cela souriait et parlait haut. Quand elle eut relayé, elle rencontra, au bout du pays, le cortège qui entrait à la mairie, et le sourire vint sur sa bouche quand elle vit l’écume de ses chevaux qui tombait sur les mariés et la poussière de leurs pas qui salissait leurs vêtements blancs ; elle avança la tête et leur lança un regard de pitié et d’envie, car de misérable elle était devenue méchante et jalouse. Le peuple alors, en haine des riches, lui répondit par des injures et l’insulta, en lui jetant des pierres sur les armoiries de sa voiture.

Longtemps, dans la route, à moitié endormie par le mouvement des ressorts, le son des grelots et la poussière qui tombait sur ses cheveux noirs, elle pensa à la noce du village, et le bruit du violon qui précédait le cortège, le son de l’or et les voix des enfants qui avaient parlé autour d’elle, tout cela tintait à ses oreilles comme l’abeille qui bourdonne ou le serpent qui siffle.

Elle était fatiguée, la chaleur l’accablait sous les cuirs de sa calèche, le soleil dardait en face, elle baissa la tête sur ses coussins de drap blanc et s’endormit. Elle se réveilla aux portes de Paris.

Quand on a quitté la campagne et les champs et qu’on se retrouve dans les rues, le jour semble sombre et baissé, comme dans ces théâtres de foire qui sont lugubres et mal éclairés. Mazza se plongea avec délices dans les rues les plus tortueuses ; elle s’enivra du bruit et de la rumeur qui venait la tirer d’elle-même et la reporter dans le monde, elle voyait rapidement, et comme des ombres chinoises, toutes les têtes qui passaient devant sa portière, toutes lui semblaient froides, impassibles et pâles ; elle regarda avec étonnement, pour la première fois, la misère qui va pieds nus sur les quais, la haine dans le cœur et un sourire sur la bouche, comme pour cacher les trous de ses haillons ; elle regarda la foule qui s’engouffrait dans les spectacles et les cafés, et tout ce monde de laquais et de grands seigneurs qui s’étale comme un manteau de couleur au jour de parade.

Tout cela lui parut un immense spectacle, un vaste théâtre, avec ses palais de pierre, ses magasins allumés, ses habits de parade, ses ridicules, ses sceptres de carton et ses royautés d’un jour. Là, le carrosse de la danseuse éclabousse le peuple, et là l’homme se meurt de faim, en voyant des tas d’or derrière les vitres ; partout le rire et les larmes, partout la richesse et la misère, partout le vice qui insulte la vertu et lui crache à la face, comme le châle usé de la fille de joie qui effleure en passant la robe noire du prêtre. Oh ! il y a dans les grandes cités une atmosphère corrompue et empoisonnée, qui vous étourdit et vous enivre, quelque chose de lourd et de malsain, comme ces sombres brouillards du soir qui planent sur les toits.

Mazza aspira cet air de corruption à pleine poitrine, elle le sentit comme un parfum, et la première fois, alors, elle comprit tout ce qu’il y avait de large et d’immense dans le vice, et de voluptueux dans le crime.

En se retrouvant chez elle, il lui sembla qu’il y avait longtemps qu’elle était partie, tant elle avait souffert et vécu en peu d’heures. Elle passa la nuit à pleurer, à rappeler sans cesse son départ, son retour ; elle voyait de là les villages qu’elle avait traversés, toute la route qu’elle avait parcourue ; il lui semblait encore être sur la jetée, à regarder la mer et la voile qui s’en va ; elle se rappelait aussi la noce avec ses habits de fête, ses sourires de bonheur ; elle entendait de là le bruit de sa voiture sur les pavés, elle entendait aussi les vagues qui mugissaient et bondissaient sous elle ; et puis elle fut effrayée de la longueur du temps, elle crut avoir vécu un siècle et être devenue vieille, avoir les cheveux blancs, tant la douleur vous affaisse, tant le chagrin vous ronge, car il est des jours qui vous vieillissent comme des années, des pensées qui font bien des rides.

Elle se rappela aussi, en souriant avec regret, les jours de son bonheur, ses vacances paisibles sur les bords de la Loire, où elle courait dans les allées des bois, se jouant avec les fleurs, et pleurant en voyant passer les mendiants ; elle se rappela ses premiers bals, où elle dansait si bien, où elle aimait tant les sourires gracieux et les paroles aimables ; et puis encore ses heures de fièvre et de délire, dans les bras de son amant, ses moments de transport et de rage, où elle eût voulu que chaque regard durât des siècles et que l’éternité fût un baiser. Elle se demanda alors si tout cela était parti et effacé pour toujours, comme la poussière de la route et le sillon du navire sur les vagues de la mer.

V

Enfin la voilà revenue, mais seule ! plus personne pour la soutenir, plus rien à aimer. Que faire ? quel parti prendre ? oh ! la mort, la tombe cent fois, si, malgré son départ et son ennui, elle n’avait eu au cœur un peu d’espérance.

Qu’espérait-elle donc ?

Elle l’ignorait elle-même, seulement elle avait encore foi à la vie ; elle crut encore qu’Ernest l’aimait, lorsqu’un jour elle reçut une de ses lettres ; mais ce fut une désillusion de plus.

La lettre était longue, bien écrite, toute remplie de riches métaphores et de grands mots ; Ernest lui disait qu’il ne fallait plus l’aimer, qu’il fallait penser à ses devoirs et à Dieu, et puis il lui donnait en outre d’excellents conseils sur la famille, l’amour maternel, et il terminait par un peu de sentiment, comme M. de Bouilly ou Mme Cottin.

Pauvre Mazza ! tant d’amour, de cœur et de tendresse pour une indifférence si froide, un calme si raisonné ! Elle tomba dans l’affaissement et le dégoût. « Je croyais, dit-elle un jour, qu’on pouvait mourir de chagrin ! ». Du dégoût elle passa à l’amertume et à l’envie.

C’est alors que le bruit du monde lui parut une musique discordante et infernale, et la nature une raillerie de Dieu ; elle n’aimait rien et portait de la haine à tout ; à mesure que chaque sentiment sortait de son cœur, la haine y entrait si bien qu’elle n’aimait plus rien au monde, sauf un homme. Souvent, quand elle voyait dans les jardins publics, des mères avec leurs enfants, qui jouaient avec eux et souriaient à leurs caresses, et puis des femmes avec leurs époux, des amants avec leurs maîtresses, et que tous ces gens-là étaient heureux, souriaient, aimaient la vie, elle les enviait et les maudissait à la fois ; elle eût voulu pouvoir les écraser tous du pied, et sa lèvre ironique leur jetait en passant quelque mot de dédain, quelque sourire d’orgueil.

D’autres fois, quand on lui disait qu’elle devait être heureuse dans la vie, avec sa fortune, son rang, que sa santé était bonne, que ses joues étaient fraîches et qu’on voyait qu’elle était heureuse, que rien ne lui manquait, elle souriait cependant, la rage dans l’âme : « Ah ! les imbéciles, disait-elle, qui ne voient que le bonheur sur un front calme et qui ne savent pas que la torture arrache des rires. »

Elle prit la vie, dès lors, comme un long cri de douleur. Si elle voyait des femmes qui se paraient de leur vertu, d’autres de leur amour, elle raillait leur vertu et leurs amours ; quand elle trouvait des gens heureux et confiants en Dieu, elle les tourmentait par un rire ou par un sarcasme ; les prêtres ? elle les faisait rougir, en passant devant eux, par un regard lascif, et riait à leurs oreilles ; les jeunes filles et les vierges ? elle les faisait pâlir par ses contes d’amour et ses histoires passionnées. Et puis l’on se demandait quelle était cette femme pâle et amaigrie, ce fantôme errant, avec ses yeux de feu et sa tête de damnée ; et si on venait à vouloir la connaître, on ne trouvait au fond de son existence qu’une douleur et dans sa conduite que des larmes.

Oh ! les femmes ! les femmes ! elle les haïssait dans l’âme, les jeunes et les belles surtout, et quand elle les voyait dans un spectacle ou dans un bal, à la lueur des lustres et des bougies, étalant leur gorge ondulante, ornées de dentelles et de diamants, et que les hommes empressés souriaient à leurs sourires, qu’on les flattait et les vantait, elle eût voulu froisser ces vêtements et ces gazes brodées, cracher sur ces figures chéries, et traîner dans la boue ces fronts si calmes et si fiers de leur froideur. Elle ne croyait plus à rien, qu’au malheur et à la mort.

La vertu pour elle était un mot, la religion un fantôme, la réputation un masque imposteur comme un voile qui cache les rides. Elle trouvait alors des joies dans l’orgueil, des délices dans le dédain, et elle crachait en passant sur le seuil des églises.

Quand elle pensait à Ernest, à sa voix, à ses paroles, à ses bras qui l’avaient tenue si longtemps palpitante et éperdue d’amour, et qu’elle se trouvait sous les baisers de son mari, ah ! elle se tordait de douleur et d’angoisse et se roulait sur elle-même, comme un homme qui râle et agonise, en criant après un nom, en pleurant sur un souvenir. Elle avait des enfants de cet homme, ces enfants ressemblaient à leur père, une fille de trois ans, un garçon de cinq, et souvent, dans leurs jeux, leurs rires pénétraient jusqu’à elle ; le matin, ils venaient l’embrasser en riant, quand elle, elle leur mère, avait veillé toute la nuit dans des tourments inouïs et que ses joues étaient encore fraiches de ses larmes.

Souvent, quand elle pensait à lui, errant sur les mers, ballotté peut-être par la tempête, à lui qui se perdait peut-être dans les flots, seul et voulant se rattacher à la vie, et qu’elle voyait de là un cadavre bercé sur la vague, où vient s’abattre le vautour, alors elle entendait des cris de joie, des voix enfantines qui accouraient pour lui montrer un arbre en fleurs, ou le soleil qui faisait reluire la rosée des herbes. C’était pour elle comme la douleur de l’homme qui tombe sur le pavé et qui voit la foule rire et battre des mains.

Alors que pensait Ernest, loin d’elle ? Parfois, il est vrai, quand il n’avait rien à faire, dans ses moments de loisir et de désœuvrement, en pensant à elle, à ses étreintes brûlantes, à sa croupe charnue, à ses seins blancs, à ses longs cheveux noirs, il la regrettait, mais il s’empressait d’aller éteindre dans les bras d’une esclave le feu allumé dans l’amour le plus fort et le plus sacré ; d’ailleurs, il se consolait de cette perte avec facilité, en pensant qu’il avait fait une bonne action, que cela était agir en citoyen, que Franklin ou Lafayette n’auraient pas mieux fait, car il était alors sur la terre nationale du patriotisme, de l’esclavage, du café et de la tempérance, je veux dire l’Amérique.

C’était un de ces gens chez qui le jugement et la raison occupent une si grande place qu’ils ont mangé le cœur comme un voisin incommode ; un monde les séparait, car Mazza, au contraire, était plongée dans le délire et l’angoisse, et tandis que son amant se vautrait à plaisir dans les bras des négresses et des mulâtresses, elle se mourait d’ennui, croyant aussi qu’Ernest ne vivait que pour elle et ressentait un mal dont il se moquait dans son rire bestial et sauvage ; il se donnait à une autre. Tandis que cette pauvre femme pleurait et maudissait Dieu, qu’elle appelait l’enfer à son secours et se roulait en demandant si Satan enfin n’arriverait pas, Ernest, peut-être, au même moment où elle embrassait avec frénésie un médaillon de ses cheveux, au même moment peut-être, il se promenait gravement sur la place publique d’une ville des États-Unis, en veste et en pantalon blanc comme un planteur, et allait au marché acheter quelque esclave noire qui eût des bras forts et musclés, de pendantes mamelles et de la volupté pour de l’or.

Du reste, il s’occupait de travaux chimiques, il y avait plein deux immenses cartons de notes sur les couches de silex et les analyses minéralogiques, et d’ailleurs le climat lui convenait beaucoup, il se portait à ravir dans cette atmosphère embaumée d’académies savantes, de chemins de fer, de bateaux à vapeur, de cannes à sucre et d’indigo.

Dans quelle atmosphère vivait Mazza ? Le cercle de sa vie ni était pas si étendu, mais c’était un monde à part, qui tournait dans les larmes et le désespoir, et qui enfin se perdait dans l’abîme d’un crime.

VI

Un drap noir était tendu sur la porte cochère de l’hôtel, il était relevé par le milieu et formait une espèce d’ogive brisée, qui laissait voir une tombe et deux flambeaux, dont les lumières tremblaient, comme la voix d’un mourant, au souffle froid de l’hiver qui passait sur ces draps noirs tout étoilés de larmes d’argent. De temps en temps, les deux fossoyeurs qui avaient soin de la fête se rangeaient de côté pour faire place aux conviés arrivant l’un après l’autre, tous vêtus de noir avec des cravates blanches, un jabot plissé et des cheveux frisés ; ils se découvraient en passant près du mort, et trempaient dans l’eau bénite le bout de leur gant noir.

C’était dans l’hiver, la neige tombait ; après que le cortège fut parti, une jeune femme, entourée d’une mante noire, descendit dans la cour, marcha sur la pointe des pieds à travers la couche de neige qui couvrait les pavés, et elle avança sa tête pâle entre ses voiles noirs pour voir le char funèbre qui s’éloignait ; puis elle éteignit les deux bougies qui brûlaient encore, elle remonta, défit son manteau, réchauffa ses sandales blanches au feu de sa cheminée, détourna la tête encore une fois, mais elle ne vit plus que le dos noir du dernier des assistants qui tournait à l’angle de la rue.

Quand elle n’entendit plus le ferraillement monotone des roues du char sur le pavé, et que tout fut passé et parti, les chants des prêtres, le convoi du mort, elle se jeta sur le lit mortuaire, s’y roula à plaisir, en criant dans les accès de sa joie convulsive : « Arrive maintenant ! à toi, à toi tout cela ! Je t’attends ! viens donc ! À toi, mon bien-aimé, la couche nuptiale et ses délices ! à toi, à toi seul, à nous deux un monde d’amour et de voluptés ! Viens ici, je m’y étendrai sous tes caresses, je m’y roulerai sous tes baisers ». Elle vit sur sa commode une petite boîte en palissandre que lui avait donnée Ernest. C’était comme ce jour-là, un jour d’hiver, il arriva, entouré de son manteau, son chapeau avait de la neige, et quand il l’embrassa, sa peau avait une fraîcheur et un parfum de jeunesse qui rendait les baisers doux comme l’aspiration d’une rose. Cette boîte avait, au milieu, leurs chiffres entrelacés M et E, son bois était odoriférant, elle y porta ses narines et y resta longtemps contemplative et rêveuse.

Bientôt on lui amena ses enfants, ils pleuraient et demandaient leur père ; ils voulurent embrasser Mazza et se consoler avec elle, celle-ci les renvoya avec sa femme de chambre, sans un mot, sans un sourire.

Elle pensait à lui, qui était bien loin et qui ne revenait pas.

VII

Elle vécut ainsi plusieurs mois, seule avec son avenir qui avançait, se sentant chaque jour plus heureuse et plus libre, à mesure que tout ce qui était dans son cœur s’en allait pour faire place à l’amour ; toutes les passions, tous les sentiments, tout ce qui trouve place dans une âme était parti, comme les scrupules de l’enfance, la pudeur d’abord, la religion ensuite, la vertu après, et enfin les débris de tout cela qu’elle avait jetés comme les éclats d’un verre brisé. Elle n’avait plus rien d’une femme, si ce n’est l’amour, mais un amour entier et terrible, qui se torturait lui-même et brûlait les autres, comme le Vésuve qui se déchire dans ses éruptions et répand sa lave bouillante sur les fleurs de la vallée.

Elle avait des enfants, ses enfants moururent comme leur père ; chaque jour ils pâlissaient de plus en plus, s’amaigrissaient, et la nuit ils se réveillaient dans le délire, se tordant sur leur couche d’agonie en disant qu’un serpent leur mangeait la poitrine, car il y avait là quelque chose qui les déchirait et les brûlait sans cesse, et Mazza contemplait leur agonie avec un sourire sur les lèvres, qui était rempli de colère et de vengeance.

Ils moururent tous deux le même jour. Quand elle vit clouer leurs bières, ses yeux n’eurent point de larmes, son cœur pas de soupir ; elle les vit d’un œil sec et froid enveloppés dans leurs cercueils, et lorsqu’elle fut seule enfin, elle passa la nuit, heureuse et confiante, l’âme calme et la joie dans le cœur. Pas un remords ni un cri de douleur, car elle allait partir le lendemain, quitter la France après s’être vengée de l’amour profané, de tout ce qu’il y avait eu de fatal et de terrible dans sa destinée, après s’être raillée de Dieu, des hommes, de la vie, de la fatalité qui s’était jouée d’elle un moment, après s’être amusée à son tour de la vie et de la mort, des larmes et des chagrins, et avoir rendu au ciel des crimes pour ses douleurs.

Adieu, terre d’Europe, pleine de brouillards et de glaciers, où les cœurs sont tièdes comme l’atmosphère et les amours aussi flasques, aussi mous que ses nuages gris ; à moi l’Amérique et sa terre de feu, son soleil ardent, son ciel pur, ses belles nuits dans les bosquets de palmiers et de platanes. Adieu le monde, merci de vous ; je pars, je me jette sur un navire. Va, mon beau navire, cours vite ! que tes voiles s’enflent au souffle du vent, que ta proue brise les vagues, bondis sur la tempête, saute sur les flots, et dusses-tu te briser enfin, jette-moi avec tes débris sur la terre où il respire !

Cette nuit-là fut passée dans le délire et l’agitation, mais c’était le délire de la joie et de l’espérance. Lorsqu’elle pensait à lui, qu’elle allait l’embrasser et vivre pour toujours avec lui, elle souriait et pleurait de bonheur.

La terre du cimetière, où reposaient ses enfants, était encore fraîche et mouillée d’eau bénite.

VIII

On lui apporta, le matin, une lettre ; elle avait sept mois de date. C’était d’Ernest. Elle en brisa le cachet en tremblant, la parcourut avidement ; quand elle l’eut terminée, elle recommença sa lecture, pâle d’effroi et pouvant à peine lire. Voici ce qu’il y avait :

« Pourquoi, madame, vos lettres sont-elles toujours aussi peu honnêtes ? la dernière surtout ? Je l’ai brûlée, j’aurais rougi que quelqu’un y jetât les yeux. Ne pourriez-vous enfin avoir plus de bornes dans vos passions ? Pourquoi venez-vous sans cesse, avec votre souvenir, me troubler dans mes travaux, m’arracher à mes occupations ? que vous ai-je fait pour m’aimer tant ?

« Encore une fois, madame, je veux qu’un amour soit sage ; j’ai quitté la France, oubliez-moi donc comme je vous ai oubliée, aimez votre mari ; le bonheur se trouve dans les routes battues par la foule, les sentiers de la montagne sont pleins de ronces et de cailloux, ils déchirent et vous usent vite.

« Maintenant je vis heureux, j’ai une petite maison charmante, sur le bord d’un fleuve, et, dans la plaine qu’il traverse, je fais la chasse aux insectes, j’herborise, et quand je rentre chez moi, je suis salué par mon nègre qui se courbe jusqu’à terre, et embrasse mes souliers quand il veut obtenir quelque faveur ; je me suis donc créé une existence heureuse, calme et paisible, au milieu de la nature et de la science, que n’en faites-vous autant ? qui vous en empêche ? on peut ce qu’on veut.

« Pour vous, pour votre bonheur même, je vous conseille de ne plus penser à moi, de ne plus m’écrire. À quoi bon cette correspondance ? à quoi cela nous avancera-t-il, quand vous direz cent fois que vous m’aimez et que vous écrirez encore sur les marges, tout autant de fois : je t’aime ?

« Il faut donc oublier tout, madame, et ne plus penser à ce que nous avons été l’un vis-à-vis de l’autre ; n’avons-nous pas eu chacun ce que nous désirions ?

« Ma position est à peu près faite, je suis directeur principal de la commission des essais pour les mines, la fille du directeur de première classe est une charmante personne de 17 ans, son père a soixante mille livres de rentes, elle est fille unique, elle est douce et bonne, elle a beaucoup de jugement et s’entendra à merveille à diriger un ménage, à surveiller une maison.

« Dans un mois, je me marie ; si vous m’aimez comme vous le dites toujours, cela doit vous faire plaisir, puisque je le fais pour mon bonheur.

« Adieu, madame Willers, ne pensez plus à un homme qui a la délicatesse de ne plus vous aimer, et si vous voulez me rendre un dernier service, c’est de me faire passer au plus vite un demi-litre d’acide prussique, que vous donnera très bien, sur ma recommandation, le secrétaire de l’Académie des sciences ; c’est un chimiste fort habile.

« Adieu, je compte sur vous, n’oubliez pas mon acide.

« Ernest Vaumont. »

Quand Mazza eut lu cette lettre, elle poussa un cri inarticulé, comme si on l’eût brûlée avec des tenailles rouges.

Elle resta longtemps dans la consternation et la surprise. « Ah ! le lâche ! dit-elle enfin, il m’a séduite et il m’abandonne pour une autre ! Avoir tout donné pour lui et n’avoir plus rien ! jeter tout à la mer et s’appuyer sur une planche, et la planche vous glisse des mains, et l’on sent qu’on s’enfonce sous les flots ! »

Elle l’aimait tant, cette pauvre femme ! elle lui avait donné sa vertu, elle lui avait prodigué son amour, elle avait renié Dieu, et puis encore — oh ! bien pis encore — son mari, ses enfants qu’elle avait vus râler, mourir, en souriant, car elle pensait à lui. Que faire ? que devenir ? Une autre, une autre femme à qui il va dire : je t’aime ! à qui il va baiser les yeux, les seins, en l’appelant sa vie et sa passion ; une autre ! et elle ? en avait-elle eu d’autre que lui ? pour lui n’avait elle pas repoussé son mari dans la couche nuptiale ? ne l’avait-elle pas trompé de ses lèvres adultères ? ne l’avait-elle pas empoisonné en versant des larmes de joie ?

C’était son Dieu et sa vie, il l’abandonne après s’être servi d’elle, après en avoir assez joui, assez usé ; voilà qu’il la repousse au loin, et la jette à l’abîme sans fond, celui du crime et du désespoir !

D’autres fois, elle ne pouvait en croire ses yeux, elle relisait cette lettre fatale et la couvrait de ses pleurs.

Oh ! comment ! disait-elle après que l’abattement eut fait place à la rage, à la fureur, oh ! comment, tu me quittes ? mais je suis au monde, seule, sans famille, sans parents, car je t’ai donné et famille et parents ; seule, sans honneur, car je l’ai immolé pour toi ; seule, sans réputation, car je l’ai sacrifiée sous tes baisers, à la vue du monde entier qui m’appelait ta maîtresse. Ta maîtresse ! dont tu rougis maintenant, lâche !

Et les morts, où sont-ils ?

Que faire ? que devenir ? J’avais une seule idée, une seule chose au cœur, elle me manque ; irai-je te trouver ? mais tu me chasseras comme une esclave ; si je me jette au milieu des autres femmes, elles m’abandonneront en riant, me montreront du doigt avec fierté, car elles n’ont aimé personne, elles, elles ne connaissent pas les larmes. Oh ! tiens ! puisque je veux encore de l’amour, de la passion et de la vie, ils me diront sans doute d’aller quelque part où l’on vend à prix fixe de la volupté et des étreintes, et le soir, avec mes compagnes de luxure, j’appellerai les passants à travers les vitres, et il faudra, quand ils seront venus, que je les fasse jouir bien fort, que je leur en donne pour leur argent, qu’ils s’en aillent contents, et que je ne me plaigne pas encore, que je me trouve heureuse, que je rie à tout venant, car j’aurai mérité mon sort !

Et qu’ai-je fait ? je t’ai aimé plus qu’un autre. Oh ! grâce ! Ernest ; si tu entendais mes cris, tu aurais peut-être pitié de moi, moi qui n’ai pas eu de pitié pour eux, car je me maudis maintenant, je me roule ici dans l’angoisse et mes vêtements sont mouillés de mes larmes.

Et elle courait éperdue, puis elle tombait, se roulant par terre en maudissant Dieu, les hommes, la vie elle-même, tout ce qui vivait, tout ce qui pensait au monde ; elle arrachait de sa tête des poignées de cheveux noirs, et ses ongles étaient rouges de sang.

Oh ! ne pouvoir supporter la vie ! en être venue à se jeter dans les bras de la mort comme dans ceux d’une mère ! mais douter encore, au dernier moment, si la tombe n’a pas des supplices et le néant des douleurs ! être dégoutée de tout ! n’avoir plus de foi à rien, pas même à l’amour, la première religion du cœur, et ne pouvoir quitter ce malaise continuel, comme un homme qui serait ivre et qu’on forcerait à boire encore !

Pourquoi donc es-tu venu dans ma solitude m’arracher à mon bonheur ? J’étais si confiante et si pure, et tu es venu pour m’aimer, et je t’ai aimé !

Les hommes, cela est si beau quand ils vous regardent ! Tu m’as donné de l’amour, tu m’en refuses maintenant, et moi je l’ai nourri par des crimes, voilà qu’il me tue aussi ! J’étais bonne alors, quand tu me vis, et maintenant je suis féroce et cruelle, je voudrais avoir quelque chose à broyer, à déchirer, à flétrir, et puis après à jeter au loin comme moi. Oh ! je hais tout, les hommes, Dieu ; et toi aussi je te hais, et pourtant je sens encore que pour toi je donnerais ma vie !

Plus je t’aimais, plus je t’aimais encore, comme ceux qui se désaltèrent avec l’eau salée de la mer et que la soif brûle toujours. Et maintenant je vais mourir !… la mort ! plus rien, quoi ! des ténèbres, une tombe, et puis… l’immensité du néant. Oh ! je sens que je voudrais pourtant vivre et faire souffrir comme j’ai souffert. Oh ! le bonheur ! où est-il ? mais c’est un rêve ; la vertu ? un mot ; l’amour ? une déception ; la tombe ? que sais-je ?

Je le saurai.

IX

Elle se leva, essuya ses larmes, tâcha d’apaiser les sanglots qui lui brisaient la poitrine et l’étouffaient ; elle regarda dans une glace si ses yeux étaient encore bien rouges de pleurs, renoua ses cheveux et sortit s’acquitter du dernier désir d’Ernest.

Mazza arriva chez le chimiste ; il allait venir. On la fit attendre dans un petit salon au premier, dont les meubles étaient couverts de drap rouge et de drap vert ; une table ronde en acajou au milieu, des lithographies représentant les batailles de Napoléon sur les lambris, et, sur la cheminée de marbre gris, une pendule en or où le cadran servait d’appui à un Amour qui se reposait de l’autre main sur ses flèches. La porte s’ouvrit comme la pendule sonnait deux heures, le chimiste entra. C’était un homme petit et mince, l’air sec et des manières polies ; il avait des lunettes, des lèvres minces, de petits yeux renfoncés. Quand Mazza lui eut expliqué le motif de sa visite, il se mit à faire l’éloge de M. Ernest Vaumont, son caractère, son cœur, ses dispositions ; enfin il lui remit le flacon d’acide, la mena par la main au bas de l’escalier, il se mouilla même les pieds dans la cour en la reconduisant jusqu’à la porte de la rue.

Mazza ne pouvait marcher dans les rues tant sa tête était brûlante ; ses joues étaient pourpres et il lui sembla plusieurs fois que le sang allait lui sortir par les pores. Elle passa par des rues où la misère était affichée sur les maisons, comme ces filets de couleur qui tombent des murs blanchis, et en voyant la misère elle disait : je vais me guérir de votre malheur ; elle passa devant le palais des rois et dit, en serrant le poison dans ses deux mains : Adieu, l’existence, je vais me guérir de vos soucis ; en rentrant chez elle, avant de fermer sa porte, elle jeta un regard sur le monde qu’elle quittait, et sur la cité pleine de bruit, de rumeurs et de cris : Adieu, vous tous ! dit-elle.

X

Elle ouvrit son secrétaire, cacheta le flacon d’acide, y mit l’adresse, et écrivit un autre billet ; il était adressé au commissaire central.

Elle sonna et le donna à un domestique.

Elle écrivit sur une troisième feuille : « J’aimais un homme ; pour lui j’ai tué mon mari, pour lui j’ai tué mes enfants, je meurs sans remords, sans espoir, mais avec des regrets ». Elle la plaça sur sa cheminée.

« Encore une demi-heure, dit-elle, bientôt il va venir et m’emmènera au cimetière. »

Elle ôta ses vêtements, et resta quelques minutes à regarder son beau corps que rien ne couvrait, à penser à toutes les voluptés qu’il avait données et aux jouissances immenses qu’elle avait prodiguées à son amant.

Quel trésor que l’amour d’une telle femme !

Enfin, après avoir pleuré, pensant à ses jours qui s’étaient enfuis, à son bonheur, à ses rêves, à ses caprices de jeunesse, et puis encore à lui, bien longtemps ; après s’être demandé ce que c’était que la mort, et s’être perdue dans ce gouffre sans fond de la pensée qui se ronge et se déchire de rage et d’impuissance, elle se releva tout à coup comme d’un rêve, elle prit quelques gouttes du poison, qu’elle avait versées dans une tasse de vermeil, but avidement, et s’étendit, pour la dernière fois, sur ce sofa où si souvent elle s’était roulée dans les bras d’Ernest, dans les transports de l’amour.

XI

Quand le commissaire entra, Mazza râlait encore ; elle fit quelques bonds par terre, se tordit plusieurs fois, tous ses membres se raidirent ensemble, elle poussa un cri déchirant.

Quand il approcha d’elle, elle était morte.



  1. 10 décembre 1837.