Œuvres de jeunesse (Flaubert)/Chevrin et le Roi de Prusse

Œuvres de jeunesseLouis ConardVolume I (p. 18-20).

CHEVRIN
ET LE ROI DE PRUSSE

ou
L’ON PREND SOUVENT LA TÊTE D’UN ROI
POUR CELLE D’UN ÂNE

Votre grand-père ne vous a-t-il jamais parlé de Frederick, roi de Prusse ? C’était un grand homme sec et courbé, à cheveux poudrés, et qui s’appuyait toujours sur une longue canne de jonc ; le collet de son habit vert, qu’il ne brossait jamais, de son habit vert tout râpé et qui l’avait accompagné à la conquête de la Poméranie, était encore rendu plus sale par une longue queue de cheveux qui lui tombait au milieu du dos. Eh bien, cet homme, d’un génie si vaste et qui, à ce qu’il semble, ne devait s’occuper que de conquêtes et de batailles, avait encore le temps non seulement d’écrire à Voltaire, oh ! cela vous le savez, mais encore de plaisanter avec ses courtisans.

Un jour il appela Chevrin, lui remit une petite boîte en lui disant affectueusement :

— Chevrin, je t’ai toujours connu comme un ami fidèle, voici un gage de ma reconnaissance.

Vous voudriez bien savoir ce que c’était que cette boîte ; un moment, je vais vous le dire.

Elle était petite, de bois de palissandre, incrustée d’or et ornée de pierres précieuses.

Chevrin l’emporte chez lui, l’ouvre avec impatience et voit non son brevet de général, non quelques billets de banque, ni une décoration, ni un beau poignard, ni une lettre de noblesse, ni une nomination à la chancellerie, ni même quelques pistoles, ni même une bague, ni même un simple bijou, ni même la plus petite chose, ni même le plus mauvais madrigal, mais c’était un portrait en miniature : les narines étaient ouvertes, la bouche béante si bien qu’elle semblait braire, avec ses oreilles gracieusement rabattues sur son col, et ses grands yeux ternes étaient ouverts comme l’original.

Ce n’était rien moins qu’un âne en toutes ses parties.

Chevrin resta muet à cet aspect, toutes ses espérances déchues, toutes ses illusions envolées comme un brouillard. Oh ! combien d’illusions, d’espérances, de rêves d’ambition se sont envolés comme un brouillard ! Oh ! combien d’illusions, d’espérances, de rêves d’ambition se sont évanouis devant… une tête d’âne !

Il lui vint une idée, non à l’âne, mais à l’homme. Il pensa que le roi oubliait ses services, qu’il abandonnait son ancien ami de bataille, et il pleura. Oh ! combien de pleurs ont coulé devant une tête d’âne !

Puis il pensa que le roi avait voulu plaisanter et il sourit, comme on a souri… devant une tête d’âne ; ensuite, pour mieux la voir, il l’approcha de la fenêtre. Combien n’a-t-on pas mis au jour de têtes d’ânes !

Néanmoins il se promit une vengeance.

Qu’on veuille bien se transporter à quelques mois de là. C’était à la table du roi de Prusse ; arrivé au dessert, Chevrin tire une boîte de sa poche ; c’était la certaine petite boîte qui contenait le portrait d’âne, mais cette fois elle était ouverte, et chacun, prenant une miniature renfermée dedans, regardait le roi scrupuleusement et ramenait ses yeux vers la peinture disant : « Oui, c’est bien lui, sa bouche mi-ouverte semble parler ; c’est bien là ses larges narines et ses grands yeux ouverts. »

Elle arrive enfin à Voltaire qui, criant plus fort en sa qualité de philosophe, dit au· roi :

— Ah ! sire, je n’ai jamais rien vu de si ressemblant.

Le roi, qui se ressouvenait du présent qu’il avait fait à Chevrin, croyait que c’était une représaille ; il trépignait d’indignation, était rouge de colère, et enfin, n’en pouvant plus, il se jette sur le portrait, le regarde et dit ensuite :

— Je prenais mon portrait pour celui d’un âne.

Or on convint qu’il n’y a pas grande différence entre la tête d’un roi et celle d’un âne, puisque le possesseur s’y méprend.