Œuvres de Vadé/La pipe cassée

Garnier (p. 17-52).

LA
PIPE CASSÉE

POËME
ÉPITRAGIPOISSAKDIHÉROICOMIQUE

AVERTISSEMENT DE L’AUTEUR

Je me suis beaucoup amusé on composant ce petit ouvrage, puisé dans la nature ; mes amis l’ont plusieurs fois entendu avec plaisir. Nombre de gens de distinction, de goût et de lettres s’en sont extrêmement divertis ; et sur les assurances qu’ils m’ont données que le public s’en amuserait aussi, je me hasarde de le lui donner. Il faut pour l’agrément du débit avoir l’attention de parler d’un ton enroué, lorsque l’on contrefait la voix des acteurs ; celle des actrices doit être imitée par une inflexion poissarde et traînante à la fin de chaque phrase. L’un et l’autre sont marqués en caractères italiques pour les femmes, et en guillemets pour les hommes.

CHANT PREMIER

Je chante sans crier bien haut,
Ni plus doucement qu’il ne faut,
La destruction de la pipe
De l’infortuné la Tulipe.

On sait que sur le port aux Blés
Maints forts à bras sont assemblés,
L’un pour, sur ses épaules larges.
Porter ballots, fardeaux ou charges ;
Celui-ci pour les débarquer
Et l’autre enfin pour les marquer.
On sait, ou peut-être on ignore,
Que tous les jours avant l’aurore.
Ces beaux muguets à bran-de-vin
Vont chez la veuve Rabavin
Tremper leur cœur dans l’eau-de-vie.
Et fumer, s’ils en ont envie.

Un jour que se trouvant bien là
Et que sur l’air du beau lanla

Ils chantaient à tour de mâchoire,
Maints et maints cantiques à boire,
Que gueule fraîche et les pieds chauds,
Ils se fichaient de leurs bachots,
Sans réfléchir qu’un jour ouvrable
N’était point fait pour tenir table,
Hélas ! la femme de l’un d’eux.
Trouble plaisir et boute-feux
Arrive, et retrousse ses manches ;
Déjà ses poings sont sur ses hanches.
Déjà tout tremble ; on ne dit mot ;
Plus de chanson ; chacun est sot,

Jean-Louis que ceci regarde,
Veut apaiser sa femme hagarde.
Mais en vain est-on complaisant
Avec un esprit malfaisant.
« Tiens, lui dit-il, bois une goutte…
« — Vas-t-en chien, que l’aze te rime,
Lui dit-elle en levant un bras,
« Saqueurgué ! tu me le payeras :
Et bravement vous lui détache
Un coup de poing sur la moustache.
Jérôme lui saisit les mains,
Dont les jeux étaient inhumains.
« La paix ! dit-il ; morgué ! commère,
« Vous avez tort… — Allez, copère,
« Vous ne valez pas mieux que lui ;
« Vrament, ce n’est pas d’aujourd’hui
« Qu’on vous connaît, gueux que vous êtes ;
« À votre avis, les jours de fêtes

« N’arrivont-ils pas assez tôt ?
« Jarni ! Si je prends mon sabot,
« Je vous en torcherai la gueule !
« Puis-je gagner assez moi seule
« Pour nourrir quatre chiens d’enfants
« Qui mangeont comme des satans ?
« Et ma fille qu’est à nourrice !
« La pauvre enfant ! Dieu la bénisse,
« Un jour alle aura ben du mal !
« Tu nous réduit à l’hôpital.
« Jérôme, lâche-moi, j’enrage.
« Ah ! Tu vas voir un beau ménage,
« Vas, sac à vin ; crève, maudit !

À peine eut-elle ceci dit,
Qu’on vit renforcer l’ambassade
D’un duo femelle et maussade.
Jérôme voyant sa moitié,
Rit à l’envers, frappe du pié ;
La Tulipe avisant la sienne
Montée en belle et bonne chienne.
Eût mieux aimé voir un serpent.
Ou le beau-fils[1] qui rompt et pend
Ceux qui point dans leur lit ne meurent.
Enfin tous interdits, demeurent
Dans un silence furieux :
L’une écrase l’autre des yeux ;
Mais la grosse et rouge Nicole
Recouvrant enfin la parole,

Ainsi que les gestes mignards,
Dit ces mots en termes poissards :

« Vous v’la donc, tableaux de la Grève,
« Dieu me pardonne ! et qu’il vous crève :
« Saint Cartouche est votre patron.
« Françoise, tien ben mau chaudron.
« Allons vilain coulis d’emplâtre !
« Un diable et puis vous trois font quatre
« Marionnettes du Pilori !
« Reste de farcin mal guéri !
« Enfants trouvés dans d’la paille ?
« Sans nous vous faites donc ripaille,
« Visages à faire des culs :
« Et trop heureux d’être cocus…
« — Cocus ! interrompit Françoise ?
« Nicole : ne cherchons pas noise,
« Si ton chien d’homme est dans le cas,
« Tant pis ; mais le mien ne l’est pas…
« — Il l’est… — T’as menti… — Qui, moi ? Paffe !
Un soufflet. Même pataraphe
Est ripostée. Autres soufflets,
Autres rendus. Adieu bonnets,
Fichus de suivre la coiffure.
Tétons bleus, rousse chevelure
De se montrer aux spectateurs.
Le feu, la rage, au lieu de pleurs,
Sortent des yeux de chaque actrice.
Et dans ce galant exercice
Elles allaient enfin périr,
Si forcé de les secourir,

On ne l’eût fait. Jean se dépèche
De puiser un beau seau d’eau fraîche,
Et de nos braves s’approchant,
Les tranquillise en leur lâchant
Le tout à travers les oreilles,
Ce remède fit des merveilles :
On but beaucoup par là-dessus.
El bientôt il n’y parut plus.
Les voilà d’accord. La paix faite,
Jean-Louis chante, et l’on répète :
Or voici donc ce qu’on chanta,
Et ce que chacun répéta.


CHANSON DE MANON GIROU

 
Queu qui veut savoir l’histoire
De Manon Giroux,
I l’ont encore dans la mermoire,
Y accoutez tretoux :

All’n’est pas guère à sa gloire.
Mais dam voyez-vous,
C’est qu’quand on zaim tant à boire
C’est pus fort que nous.

Pour entrer dans la maquière
Faut savoir d’abord,
Qua’lle a fait longtemps la fière
Le soir sur le port :

Les messieux de not barrière
D’sous l’bras la prenant,
Alle en avait par derrière
Et pis par devant.

Bachot de la Guarnouillère
S’croyait son futur.
On l’avait fait son copère
Pour qu’ça fut pu sûr ?
Manon fesant d’la z’hupée
Comm’quand on za d’qoi,
Dit, i m’faut un homme d’epée,
N’pensez plus t’à moi.

Bachot de la parférence
Piqué comme un chien.
Pour afin d’avoir vengeance
Fait semblant de rien :
Manzelle, n’y a pas d’réplique.
Dit-il, mais demain :
Quittons-nous comm’ça s’pratique
Le verre à la main.

Ah ! vraiment, monsieux, c’est juste,
Drès demain c’est fait,
Manzelle Giroux s’ajuste.
Met son mantelet :
Bachot y tout s’endimanche,
Prenant Cornichon,
Tous trois vont casser l’éclanche
Y au premier bouchon.

Vla qu’pendant qu’Manon chopine
Cornichon qui part.
Vers les commis s’achemine
Tout comme un mouchard :
G’na, dit-il, une marchande
Messieux t’ici près,
All’a de la contrebande
Tout plein des paquets.

Bachot varsant à sa belle
Toujours queuques coups,
S’amuse à d’la bagatelle
Autour des genoux.
D’abord son œil alle roule.
Dam’lui qui voi ça,
Dit sur vot’respect ma poule,
Faut passer par là.

Alle en avait sa cornette
Encor de travers,
Vla les commis en cadnette
Et zen habits verds :
Tout un chacun de surprise
Tumbit de son haut.
De voir Manon Giroux grise
S’qu’e un grand défaut !

Quoi, c’est vous, mademoiselle.
Dit l’un d’ces messieux,
Yament vot’partie est belle
Fi qu’ça est zhonteux

 
Est-ce ainsi qu’on se coporte :
C’est bon t’à sçavoir,
Puis tous ils gagnent la porte
Lui fichant l’bon voir.

Vous que cet exemple touche,
Ça vous fait bien voir.
Que fille qu’est sur sa bouche
Manque à son devoir,
Et par cette historiette
On z’est convaincu,
Qu’il ne faut pas que l’on pette
Plus z’haut que le cul.

Alle est drôle, dit la Tulipe,
En bourrant de tabac sa pipe.
« Mais buvons t’un coup… — C’est ben dit.
Si gn’en avait… — J’avons crédit.
« C’est dit, Jérôme, pas la peine,
« Allons achever la semaine,
« C’est demain dimanche, j’irons
« Entendre Vêpre aux Porcherons.

CHANT II

Voir Paris, sans voir la Courtille,
Où le peuple joyeux fourmille,
Sans fréquenter les Percherons,
Le rendez-vous des bons lurons,
C’est voir Rome sans voir le pape.
Aussi, ceux à qui rien n’échappe,
Quittent souvent le Luxembourg
Pour jouir dans quelque faubourg
Du spectacle de la guinguette.

Courtille, Porcherons, Villette !
C’est chez vous que puisant ces vers
Je trouve des tableaux divers ;
Tableaux vivants où la nature
Peint le grossier eu miniature.
C’est-là que plus d’un Apollon
Martirisant le violon,

 
Jure tout haut sur une corde,
Et d’accord avec la Discorde,
Seconde les rauques gosiers
Des fareaux de tous les quartiers.

C’est aussi-là qu’un beau dimanche,
La Tulipe en chemise blanche,
Jean-Louis en chapeau bordé,
Et Jérôme en toupet cardé,
Chacun d’eux suivi de sa femme,
À l’Image de Notre-Dame,
Firent un ample gueuleton.
Sur table un dur dodu dindon.
Vieux comme trois, cuit comme quatre,
Sur qui l’appétit doit s’ébatre.
Est servi, coupé, dépecé,
Taillé, rogné, cassé, saucé.
Alors, toute la troupe mange
Comme un diable, et boit comme un ange.
« À ta santé, toi. — Grand marci ;
« J’allons boire à la tienne aussi.
« — Hé ! Françoise, hé ! tien si tu l’aime,
« Prends ce pilon… — Prends-le toi-même,
« Chacun peut ben prendre à son goût,
« En vla très-ben, et si vla tout,
« Avons-je pas une salade ?…
« — Non, non, ça te rendrait malade…
« — Ce n’est qu’quinz’-sols… — C’en est ben vingt,
« Qui nous vaudront deux pots de vin ;
« Pour six une grosse volaille,
« Est autant qu’il faut de mangeaille ;

« Pas vrai, Jean-Louis ?… — Réponds-donc ?
« Pas vrai qu’au lieur… — Oui, t’as raison ;
« Mais varse-nous toujours t’a boire,
« Eh ! vrament ma commère voire,
« Hé ! vrament ma… — Varse tout plein,
« Il semble que tu nous le plain…
« — Moi ! mon guieu non, ben du contraire ;
« C’est que tu zhausses en haut ton verre…
« — J’ai tort. Avons-je du vin ? — Non.
« — Parlez donc, monsieux le garçon,
« Apportez du pivois, hé vite !

Aussitôt la parole dite,
On renouvelle l’abreuvoir ;
C’est alors qu’il faisait beau voir
Cette troupe heureuse et rustique,
S’égayer dans un choc bachique.
Vous courtisans, vous grands seigneurs,
Avec tous vos biens, vos honneurs.
Dans vos fêtes je vous défie,
De mener plus joyeuse vie.
Vos plaisirs vains et préparés
Peuvent-ils être comparés
À ceux dont mes héros s’enivrent ?
Sans soins, sans remords, ils s’y livrent ;
Mais vous, prétendus délicats,
Dans vos magnifiques repas,
Esclaves de la complaisance,
Et gênés au sein de l’aisance,
Prétendez-vous savoir jouir ?
Non ; vous ne savez qu’éblouir.

Avec vos rangs, vos noms, vos titres,
Vous croyez être nos arbitres !
Pauvres gens ! Vos fausses lueurs
N’en imposent qu’à vos flatteurs ;
Votre orgueil nourrit leur bassesse ;
Toujours une vapeur épaisse
Sort de leur encens empesté,
Et vous masque la vérité.
Il est un prince qu’on révère,
Pour qui l’univers est sincère,
Qu’on aime sans espérer rien.
Qui ?… C’est votre maître et le mien,
Demandez son nom à la Gloire.
C’est assez dit. Parlons de boire.

Cependant las de godailler.
Nos riboteurs veulent payer ;
Pour payer demandent la carte.
Et par dessus un jeu de carte.
Si-tôt parlé, si-tôt servis ;
« — Mais, dit Nicole, à votre avis,
« Combien avons-je de dépense
« Monsieux ? Lisez-nous ste sentence…
— Le total ? — Oui… — Cinquante sous…
« — Cinquante sous ! je vous en fous,
« C’est trop cher… — C’est trop cher, madame,
Je veux que le Diable ait mon âme
Si je ne vous fais bon marché…
« — Allez, monsieur le déhanché,
« Vous serez content de la bande ;
« Adieu, morceau de contrebande.


La même table qui servit
D’autel à leur rude appétit,
Sans choix, fut à l’instant choisie
Pour leur servir de tabagie.
C’est-là que le trio d’époux,
Du hasard éprouvant les coups.
Gobait goujon, couleuvre, anguille.
En jouant à la biscambille
Un contr’un, écot contre écot,
Tandis que Nicole et Margot
Faisaient compliment à Françoise
Sur son casaquin de Siamoise,
Afin que Françoise à son tour
Civilisât leur propre amour.
(Propre amour ! Le terme est impropre !
Pour ben dire, on dit amour-propre…)
Soit, je ne veux point disputer.
Mon but n’est que de raconter.
Mais revenons à notre histoire.
J’en suis, si j’ai bonne mémoire,
À la réponse que faisait
Françoise à ce qu’on lui disait.

« — Mon casaquin ! Leur répond-elle,
« Vaut ben ce chiffon de dentelle
« Qui vous entourre le cervieau ;
« C’est comme une fraise de vieau
« Tous ces plis qui sont sur ta tête…
« — Tu raisonne comme une bête.
Lui dit Nicole, « et pour un peu,
« Françoise, tu varais beau jeu.

« Je te louons sur ta parure,
« Et tu prends ça pour une injure !
« T’as tort… — Moi tort ?… — Vante-t’en-z’en :
« Garde ton casaquin de bran,
« Ou mange-le, que nous importe ;
« Il est à toi, car tu le porte,
« Et not’garniture est à nous…
« — Quoi, dit Margot, vous fâchez-vous ?
« Queu chien d’train ! Tien, toi Françoise,
« T’as toujours eu l’âme sournoise,
« Ton esprit surpasse en noirceur
« L’trésorier de notre Seigneur :
« Tais-toi, n’échauffe pas Nicole,
« Autrement tiens, moi j’t'acole…
« — Toi m’acoler ! Ah j’te crains !
« Milguieux ! Si j’te prends aux crins !
« Tien veux-tu voir ?… — Oui, voyons, touche :
« Mais touche donc, tu t’effarouche ;
« Gueuse à crapeaux, coffre à graillon !
« Tu te pâme, hé vite un bouillon :
« La vla couleur de sucre d’orge ;
« L’onguent gris li monte à la gorge ;
« Ses beaux yeux bleux devenont blancs ;
« Vla comme tu fais des semblans
« Quand ton croc veut que tu partage
« Avec li ton vilain gagnage.

À ces mots, Françoise pâlit,
L’ardeur de vaincre la saisit.
Et d’un effort épouvantable,
Elle arrache un pied de la table,

Qui d’un bout tombant en sursaut,
Va chercher à terre un tréteau.
De ce coup les cartes sautèrent :
Nos joueurs transis se levèrent,
Mais se levèrent assez tôt
Pour sauver la pauvre Margot
Du coup qui menaçait sa vie ;
Françoise la suit en furie.

« — Je veux, dit-elle, me vanger,
« À votre barbe la manger ;
« Comment ! Qui moi ? J’aurai la honte
« De voir qu’à mon nez on m’affronte !
« Ah j’y perdrais pus-tôt mon cœur !
« Mon cul ! ma gorge ! Mon honneur !
« Te vla donc ! chienne ! ôtez-vous, gare…
Elle frappe : Jean-Louis pare
D’une main, de l’autre il surprend
Le bâton, et Jérôme prend
À brasse-corps notre harpie,
« — Françoise, dit-il, je t’en prie,
« Laisse çà là. Venons-je ici
« Pour nous battre ? Queu diable aussi,
« Tu veux toujours gouayer les autres,
« Et puis ils t’envoyeront aux piautres ;
« Chacun son tour. Çà, finissons,
« Je te prends pour danser, dansons.
« Prend Nicole, toi la Tulipe,
« Quitte pour un moment ta pipe,
« Morgue tu fumeras tantôt,
« Et toi, Jérôme, prends Margot.

« S’talla des trois qui la première
« Aura d’la mauvaise magnière,
« J’l’écrasons, alle verra,
« Ou le diable m’écrasera.
« Monsieux le marchand d’cadence,
« Vendez-nous une contredanse
« Sus l’air d’un nouveau Cotillon.

Soudain il sort du violon ;
Qui par sa forme singulière
Avait l’air d’une souricière
Des sons que les plus fermes rats
Auraient pris pour des cris de chats.

Après la belle révérence,
On part en rond, chacun s’élance,
Saute et retombe avec grand bruit.
Sous leurs pieds la terre gémit,
La haine de Margot la fière
S’envole parmi la poussière.
Françoise n’est plus en courroux,
Ses yeux ont un éclat plus doux ;
Nicole n’a plus de rancune :
la paix entr’eux devient commune ;
Même on les vit s’entre-baiser
Quand ils furent soûls de danser.

L’heure de retourner au gîte
Venant pour eux un peu trop vite,
Il fallut payer sur le champ,
Et, comme on dit, ficher le camp :

 
C’est sans dire adieu, ce qu’ils firent,
Et de très-bonne humeur sortirent.
Tous six se tenant sous le bras,
Allaient plus vite que le pas.

Pour moi je pris une autre route,
Et m’acheminant sans voir goutte.
J’arrivai chez moi plustôt qu’eux.
Tête pleine et le ventre creux.

CHANT III

Le travail, les soins et la peine
Fuient faits pour la gent humaine :
Il est des travaux différents,
Selon les états et les rangs.
Tout le monde ne peut pas naître
Prince, marquis, richard ou maître ;
Mais chacun vit de son métier ;
Vive celui de Maltôtier :
C’est où la bizarre fortune
En suant roule la pécune,
À la barbe des pauvres gens.
Serons-nous toujours indigents !
Nous dont les labeurs d’une année
N’acquitteraient point la journée
Qu’un sous-traitant passe à dormir !
Espérons tout de l’avenir.
Mais en attendant qui ! nous vienne
Un sort heureux qui nous maintienne
Dans un état toujours oisif,
Il faut moi, que d’un air pensif

Je cherche et trouve par ma plume
Le tabac que par jour je fume ;
Car non content d’être rimeur,
J’ai le talent d’être fumeur !
Il faut, pour la paix du ménage,
Que Jean-Louis se mette en nage
En travaillant au bois flotté,
Que Jérôme de son côté,
Comme la Tulipe d’un autre,
Suivant les lois du saint apôtre,
Aillent chrétiennement chercher
De quoi dîner, souper, coucher.
Que leurs femmes laborieuses,
De vieux chapeaux, fières crieuses,
En gueulant arpentent Paris
Pour aider leurs pauvres maris.

Lorsque leur ange tutélaire
Les conduit vers un inventaire.
Pour elles c’est un coup du Ciel.
Un jour, sur le pont Saint-Michel
Il s’en fit un. Elles s’y rendent.
En arrivant, elles entendent :
À vingt sols la table de bois !
Une fois, deux fois, et trois fois,
Adjugez. « — Quoi donc qu’on adjuge !
« Tout doucement, monsieux le juge.
Dit Nicole, je mets deux sous…
— Par-dessus ? » — Où donc ? par-dessous ?
« Tiens ! Veut-il pas gouayer le monde !
« C’est dommage qu’on ne le tonde,

« Car ses cheveux sont d’un beau blond !
— La mère, vous en savez long,
Dit l’huissier, emportez la table,
« — Hé, mais vrament, monsieux capable !
Reprend Margot, chacun pour soi…
« — Hé par la saguergué, tais-toi.
Dit Françoise, en haussant l’épaule,
« Laisse monsieux jouer son rôle,
« Vas-tu gueuler jusqu’à demain !
« Notre maître, allez, vote train. »

Soudain meubles de toute espèce
Furent vendus pièce par pièce ;
Mais notez que chaque achetant
Recevait son paquet comptant
De la part de nos trois commères :
Quiconque poussait les enchères
Un peu haut, était empoigné,
Et s’en allait le nez cogné ;
Témoin une jeune fringante,
En mantelet, robe volante,
En bonnet à grand papillon,
Qui la dansa, mais tout du long.
Ce fait vaut bien qu’on le distingue,
C’est à propos d’une seringue,
Qui par elle mise hors de prix,
De Françoise excita les cris.
« — C’est pour vous ! gardez-la, dit-elle ;
« Hé Margot ? Vois donc s’te d’moiselle !
« Sa figure a ma foi bon air !
« C’est un p’tit chef-d’œuvre de chair !

 
« Parlez donc, la belle marchande ?
« C’est-y pour laver vote viande
« Que vous emportez ce bijou ?
« Vous vous récurez plus d’un trou !
— Vous êtes une impertinente,
Dit la demoiselle tremblante,
Cessez un propos clandestin.
« — Allez ! J’nentendons pas l’latin,
« La belle, crandestin vous-même,
« Avec son visage à la crème !
« Eh puis ses deux yeux mitonnés !
« Quoi donc qu’alle a d’ssous l’nez
« Qu’est noir ! Monguieu ! c’est une mouche !
« Allez ! Qu’un cent d’Suisses vous bouche !
« Pour le coup, mon chien de poulet,
« C’est ben la mouche dans du lait.
« Quoi ! vous vous on allez, ma reine ?
« Adieu bel ange. Ah ! la vilaine,
« Qui donne a tetter à son cu !
« Allez seringue !… — Y pense-tu,
« Dit Margot, veux-tu bien te taire
« Gueule de chien, v’la l’commissaire…
« — Çà ! tu gouaye, c’est un abbé.
« Pargué va, le v’la ben tumbé,
« S’il vient pour nous ficher la gance.

— Mesdames un peu de silence,
Leur dit modestement l’huissier.
Ensuite il se met à crier
Un jupon d’étamine noire,
Qu’on prit d’abord pour de la moire.

Tant les taches l’avaient ondé.
Margot, l’ayant bien regardé,
Passe d’un sol. On le lui laisse.
Soudain l’abbé tendant la presse,
Sur-offre de dix-huit deniers…
« — Bon ! Les offrez-vous tout entiers !
« Dit Margot faisant la grimace,
« Par ma foi, monsieux Boniface,
« Quand vous auriez quatre rabats,
« V’la l’jupon, mais vous n’l’aurez pas.
« Vot mantiau tumbe par filandre !
« Au lieu d’acheter faut vous vendre.
« T’nez, rapportez-vous-en à nous.
« À six blancs l’abbé de deux sous !
« Le veux-tu prendre toi, Nicole ?
« — Qui, moi ? Tien je serais donc folle,
« Je perdrions moitié dessus.
« — Françoise ? et toi ?… — Ni moi non plus ;
« Tu l’garderas toi, je parie ?
« Moi ? J’n’avons pas d’ménagerie ;
« Qu’en ferons-je donc ? Dame ! Voi…
« — Voi toi-même, allons parle… — Moi ?
« J’en fais un heurtoir[2] de grand’porte…
« — Et moi ! Que l’diable l’emporte,
« Il en fera son aumognier.
L’abbé penaut comme un panier,
Dit : — Vous êtes des harangéres,
Finissez, trio de mégères…

 
« — Ménagères ! Quand je voulons ;
« Avec ses souliers sans talons !
« Le v’la dans un bel équipage,
« Pour parler de note ménage !
« C’est vrai ! Quoi qu’il vient nous prêcher ?
« Ne t’avise pas d’approcher,
« Car le diable me caracole,
« Si je ne t’applique une gnole
« Qui tiendrait chaud à ton grouin.
« Diable de perroquet à foin !
« Mousquetaire des piquepuces !
« Jardin à poux, grenier à puces.

Elles l’auraient mangé, si l’on
N’eût remis la vacation
À deux heures de relevée.
Ce n’était là qu’une corvée
Pour nos trois femelles. Aussi
En revanche, l’aprés-midi,
Maints effets elles achetèrent,
Puis chez elles s’en retournèrent ;
Où leurs trois maris cependant
Chopinaient en les attendant.
Les nippes sur table posées,
Et les commères reposées,
Il fallut vuider, ou lotir,
Cela veut dire répartir
L’achat des meubles fait entr’elles ;
Bon sujet à bonnes querelles.
Margot déjà commence par
Sauter sur la meilleure part ;

C’était un rideau de fenêtre.
« — Tu laisseras ça là, peut-être.
Dit Françoise, ou ben j’allons voir.
Nicole qui le veut avoir
Aussi bien que ses deux compagnes.
Dit : « — Tu le vois et tu le magnes ;
« Mais v’la qu’est ben, restes-en là…
« — Qui toi ! Chaudière à cervela !
« S’te vieille allumette sans soufre !
« Monguieu ! V’la qu’alle ouvre son gouffre !
« Prenez garde, ail va m’avaler…
« — Vas, tu fais ben de reculer,
« Dit Margot, contre ton chien d’homme,
« Car sans ça, tien, tu verrais comme
« J’équiperions ton cuir bouilli !
« Cadavre à moitié démoli !
« Vas, poivrière de saint Côme,
« Je me fiche de ton Jérôme.
Alors sautant sur le rideau,
Elle en arrache un grand lambeau.
Françoise, de son côté tire,
Et tire tant qu’elle déchire
Même portion que Margot ;
Nicole eut le troisième lot,
Non sans vouloir faire le diable ;
Mais Jean-Louis d’un air affable,
Voulant apaiser le débat,
Leur dit : « — Saqueurgué, queu sabbat !
« Tiens, femme, agonise ta goule !
« Crois-moi, milguieux, si t’étais seule,

« J’dirais : hé ben ! c’est qu’alle a bu.
« Finis donc : Un chien qu’est mordu
« Mord l’autre itout, coûte qui coûte. »
À ce conseil, Jérôme ajoute
Son avis, dit-il, écoutez.

« — Pour un rien vous vous argolez.
« Quoi, qui vous met tant en colère ?
« Des gnilles ! V’la ce qui faut faire,
« Faut les solir[3] cheux l’tapissier,
« Hé puis partager le poussie[4].

« — Copère, interrompt la Tulipe,
« Je donnerais quasi ma pipe
« Pour être comme toi chnument
« Retors dans le capablement ;
« Tu dis ben, faut faire s’te vente,
« Et drès demain dà, je m’en vante,
« Ou ben moi, je fiche à voyeau
« Les pots, les chenets, le rideau,
« Le lit, les femmes et la chambre. »
Lors tremblantes en chaque membre.
Elles firent ce qu’on voulut,
Et puis qui voulut boire, but.

QUATRIEME
ET DERNIER CHANT

 
Romains, qu’êtes-vous devenus.
Vous à qui les mœurs, les vertus
Servirent longtemps de parure.
Amis de la simple nature,
Le luxe, idole de Paris,
Était l’objet de vos mépris ;
Votre sagesse sans limite
Ne mesurait point le mérite
Au vain éclat de l’ornement.
Et vous saviez également
Fair’rougir ceux qui sont en place.
Sans dignités, avec l’audace
De ressembler par leur éclat
À ceux qui gouvernaient l’État.
Mais ici, quelle différence !
On n’estime que l’apparence ;
Et c’est ce qui cause l’abus
Des états, des rangs confondus :

 
C’est ce qui cause que Françoise,
Pour avoir l’air d’une bourgeoise,
Vient de se donner un jupon
De satin rayé sur coton :
Que Margot vient de faire emplette
D’une croix d’or, d’une grisette ;
Et que Nicole en s’endettant,
Vient à peu près d’en faire autant.
Mais je les trouve pardonnables :
Leurs dépenses sont convenables
Au motif de leur vanité,
Qu’on doit prendre du bon côté.
La noce de Manon-la-Grippe,
Propre nièce de la Tulipe,
Cousine de Jérôme ; et puis
Filleuse enfin de Jean-Louis,
Mérite bien que la famille,
Pour lui faire honneur, fringue et brille ;
Mais avant les plaisirs fringants.
On introduit chez les parents
Le futur avec la future,
Et l’on parle avant de conclure.
« — Ma gnièce, dit Françoise, hé ben,
« Et vous mon n’veu (car vous s’rai l’mien)
« Vous vous mariez, ça me semble,
« Pour afin d’être joints ensemble ;
« Ça nous fera ben d’l’honneur,
« Vous paraissez bon travayeur,
« Et ma gnièce est une vivante
« Qui sait se magner… — Ah ! ma tante !
« Vous avez ben d’la bonté…

« — Non, foi d’femme, euverté !
« Vas, j’te connais, t’a du ménage,
« Et c’est s’qu’il faut pour l’mariage.
« Dame ! quand t’auras des enfans,
« Pour qu’ils soyont honnêtes gens,
« Devant eux faudra pas se battre,
« Jurer ni boire comme quatre,
« Ni riboter aveuq s’t’ici
« Pour faire enrager ton mari,
« Tu m’entends ben, pas vrai ?… — Sans doute,
« Dit Manon, et si j’vous écoute,
« Ma foi, c’est qu’je l’veux ben,
« Avec vos beaux sermons d’chien,
« Semble-t’-y pas qu’on vous ressemble ?
« Allez, quand on za peur on tremble…
« — Quoi ! dit la tante, cul crotté,
« T’as ben d’la glorieuseté !
« Tu n’es qu’une petite gueuse !
« Ta mère était une voleuse !
« Et ton père un croc… — Parle donc,
« Dit Margot, diable de guenon !
« Défunts mon cousin, ma cousine
« Étions près d’toi d’la farine,
« Creuset à malédiction !
« T’as donc l’enfer en pension
« Dans ta chienne d’âme pourie ?
« Vieille anguille de la voirie !
« Guenipe… — Moi, guenipe ! Moi !
« Margot ! Mon p’tit cœur ! Bon pour toi !
« Guenipe est le nom qu’on te garde,
« J’n’avons point de fille bâtarde ;

« Et flatte-toi qu’un souteneur
« N’a pas trempé dans note honneur,
« Mouche-toi, va, car t’es morveuse !… »
À ces mots, Margot furieuse,
Grinçant les dents, roulant les yeux,
Lève un poing ; mais entr’elles deux
Nicole adroitement se jette :
« — Allez, que l’diable vous vergette.
Leur dit-elle en les séparant.
Mais Margot, en se rapprochant.
Allonge et lève une main croche…
À mesure qu’elle s’approche.
Nicole en riant la retient :
« — Margot, est-ce que ça convient
« Un jour de noce ? c’est enutile,
« Allons, r’mets-toi dans ton tranquille,
« T’es brave femme, on sait ben çà. »
Ce mot de brave l’apaisa.
Même elle promit à Nicole
D’oublier tout, et tint parole.
Sur-le-champ on vint avertir
Qu’il était heure de partir.
On partit, et la compagnie
À la belle cérémonie.
Assista très-dévotement.
Le notaire et le Sacrement
Ayant autorisé la fille.
D’être femme et d’avoir famille,
Et George d’être son époux,
Toute la bande au Pont-aux-Choux
S’en va sans prendre de carosse ;

.
C’est pourtant le beau d’une noce !
Mais quand le moyen est petit
Et que l’on a grand appétit,
Il faut se passer d’équipage.
On arrive donc. Grand tapage
Motivé par la bonne humeur.
Fait l’éloge de chaque acteur :
Sur la table une nappe grise,
Est à l’instant proprement mise.
Et bientôt après, le couvert.
« — Monsieux, j’avons faim. On les sert.
Les deux époux, selon l’usage,
Sont placés au plus haut étage.
« — Allons, Margot, tien, passe, toi.
« — Moi ? Quand t’auras passé… — Pourquoi ?…
« — Pourquoi ! parce que t’es la tante.
Jérôme qui s’impatiente.
Pour les faire cesser, leur dit :
« — Morgué, tout ça se r’afroidit,
« Assisez-vous donc, queux magnières !
« Vous faut-il pas ben des prières
« Pour faire assir ?… — Mon guieu non,
« Nous y vla-t’-il pas ?… — Ah ! bon donc !

On s’assied. Le vin, la bombance
Leur impose un joyeux silence ;
Personne ne sert, chacun prend
Au plat, et chaque coup de dent
Est enfoncé jusqu’à la garde :
L’une se jette sur la barde.
L’autre sur le cochon de lait,

Tandis que d’un fort gras poulet
Margot ne fait que trois bouchées ;
Ses manchettes toutes tachées
Par la graisse qu’on voit dessus,
Semblent des manchettes au jus.
Nicole à qui le gosier bouffe,
Dit : — Varse à boire, car j’étouffe…
« — Hé ! pargué, dit Margot, prens-en ;
« J’aim’rais autant être au carcan
« Qu’auprès de toi, car tu me foule… ;
« — Eh va-t’en aux chiens, vilain moule !
« As-tu pas peur qu’pendant s’temps-là
« On n’mange ton manger que vla ?
« Mais voyez s’te diable de gueule !
« T’es bonne ; mais c’est pour toi seule,
« Car tu sais la civilité
« Comme un rien. À vote santé,
« Monsieux madame la mariée !…
« — Ben obligé. — Ben obligée.
Les de rechefs de tous côtés,
Sont à rasades ripostés :
Chacun crie à fendre la tête.
Françoise qui toujours est prête
À faire entendre son caquet,
Veut crier plus haut ; un hoquet
Lui coupe soudain la parole.
Il redouble. « — Oh ! lui dit Nicole,
« Ne nous dégueule pas au nez
« Toujours. Jérôme lui dit : « — T’nez
« Pour qu’ça passe, buvez, commère,
« C’est l’droit du jeu… — Hé ben, copère,

« À cause d’ça trinquons nous deux,
« Voulez-vous ? — Pargué, si je l’veux !
« J’vous demande si ça s’demande ?
« Puisque je n’avons pus d’viande,
« Buvons d’autant. Hé Jean-Louis !
« À boire ! Buvons, mes amis.
« — Ah ! dit Nicole, ça m’rappelle
« Note noce, alle était ben belle,
« T’en souviens-tu, Jean-Louis ? — Qu’trop…
« — Qu’un diable t’emporte au galop :
« Que trop ! Voyez s’vieux crocodille !
« Ah l’beau meuble ! Quand j’étais fille
« Il v’nait cheux nous faire l’câlin ;
« T’es ben heureux, double vilain,
« D’m’avoir, car sans ça la misère
« Aurait été ta cuisinière. »

Au milieu du bruit qui se fait,
La Tulipe avint son briquet,
Le bat en allongeant sa lipe.
Les écoute, et fume sa pipe,
Nicole poursuit son aigreur,
Son homme en rit de tout son cœur.
Ce rire insultant la désole.
« — Ah tu ris donc ! Ris belle idole :
« T’as raison, ris, oui, ris va chien ;
« Sur mon honneur prend garde au tien…
Françoise dit : « — Quoi qu’tu t’tourmente,
« Vas, t’es ben impatiente
« De v’nir comm’-ça nous hahurir ;
« Finis… — Moi ? je n’veux pas finir ;

« Mais voyez un peu s’-te Simone !
« L’ordre me plaît ; mais quand je l’donne…
« — Oh ! dit Jérôme, point de chagrin,
« Aussi ben, vla monsieux crin-crin[5].
« D’la joie ! Allons, père le Fève,
« Raclez-nous ça. » Chacun se lève
Et veut danser. Le couple heureux.
D’un air tristement amoureux,
Demande un menuet et danse
Parfaitement hors de cadence :
Le marié triplant les pas.
Ne sait que faire de ses bras ;
Gestes, maintien, tout l’embarrasse.
Son épouse avec même grâce.
D’un air légèrement balourd,
Traîne le pied et tourne court.
Soit qu’elle fût timide ou fière,
Elle n’osait pas la première
À son danseur donner la main ;
Et même jusqu’au lendemain
Elle eût occupé le spectacle,
Si sa tante d’un ton d’oracle
N’eût dit : « — Ma gnièce l’aime long ;
« C’est-il pour vous seule l’violon ?
« Dame, c’est qu’vous n’avez qu’à dire ;
« Croyez-vous qu’j’ons des pieds d’cire ? »
À ces mots, le couple interdit.
Finit pour faire place à huit.
Une joie épaisse et bruyante,

En les fatigant les enchante,
Tout allait bien. Quand des fareaux,
Sur l’oreille ayant leurs chapeaux.
Canne en main, cheveux en béquilles,
Entrent sans façons, et les drilles
Dansent sans en être priés.
D’abord l’oncle des mariés
S’oppose à leur effronterie.
« — Vous n’êtes d’la copagnie,
« Dit-il, fichez l’camp sans fracas…
« — J’voulons danser… Çà n’sera pas :
« Pais l’violon… — Moi je veux qu’il joue…
« — Si c’est vrai, que le diable me roue,
« Dit Jérôme en gourmant l’un d’eux. »
Celui-ci le prend aux cheveux.
Jean-Louis arrache la canne
Du second. « — Ô gueux j’te trépanne !
Fli, flon ! La Tulipe à l’instant
Sans se gêner, toujours fumant.
En saisit un à la cravate.
Le courroux des femmes éclate ;
Leurs ongles, leurs dents et leurs cris,
Secondent leurs braves maris.
L’horreur s’empare de la salle ;
Et jamais à noce infernale
Il ne se fit un tel sabbat.
Enfin, dans le fort du combat
Un coup lancé sur la Tulipe,
En cent morceaux brise sa pipe ;
De douleur il s’évanouit.
Son vainqueur le croit mort, il fuit

Aussi bien que ses camarades.
Françoise par ses embrassades
Rappelle la Tulipe en vain.
Il fallut dix verres de vin
Pour lui rendre la connaissance.
Il revient ; un morne silence,
De longs soupirs, des yeux distraits,
Avant-coureurs de ses regrets.
Expriment sa triste pensée.
« — Ma pipe, dit-il, est cassée !
« Ma pipe est en bringue, mille guieux !
« Je l’vois ben, oui, je l’vois d’mes yeux !
« Quand j’pense comme alle était noire !
« N’y pensons pus ; il faut mieux boire… »
Pour l’oublier il se soula,
Et la scène finit par là.

  1. Le Bourreau
  2. Figure hideuse à laquelle on attache le marteau.
  3. Vendre.
  4. de l’argent.
  5. Le Violon.