Œuvres de Turgot (Daire, 1844)/Remarques critiques sur les réflexions philosophiques de Maupertuis sur l’origine des langues et la signification des mots

REMARQUES CRITIQUES[1]
SUR LES
RÉFLEXIONS PHILOSOPHIQUES DE M. DE MAUPERTUIS
SUR L’ORIGINE DES LANGUES ET LA SIGNIFICATION DES MOTS.

I. Les signes par lesquels les hommes oui désigné leurs premières idées ont tant d’influence sur toutes nos connaissances, que je crois que des recherches sur l’origine des langues et sur la manière dont elles se sont formées, méritent autant d’attention,

et peuvent être aussi utiles dans l’étude de la philosophie, que d’autres méthodes qui bâtissent souvent des systèmes sur des mots dont on n’a jamais approfondi le sens.

I. Je n’ai que deux remarques à faire sur ce premier article :

1o On parle beaucoup de l’influence des langues, et personne n’en a donné les principes ni fourni des exemples : c’est là ce qui serait le plus utile.

Les noms donnés à une chose ont été étendus à ce qui paraissait en approcher : de là l’origine des divisions par classes ; de là une foule d’abus en théologie, en morale, en métaphysique, en histoire naturelle, en belles-lettres, etc. Les pauvres humains ont donné les noms in globo : rarement ils ont peint les nuances, et tout objet particulier en est formé, est différencié par elles.

2o Il serait fort curieux d’examiner par quelle mécanique l’esprit humain bâtit des systèmes sur des mots purement mots : comment on trouve ingénieuse une pensée fausse, etc. — J’y reviendrai peut-être, mais je n’ai pas le temps ni la volonté de m’en occuper à présent.

II. On voit assez que je ne veux pas parler ici de cette étude des langues dont tout l’objet est de savoir que ce qu’on appelle pain en France, s’appelle bread à Londres. Plusieurs langues ne paraissent être que des traductions les unes des autres ; les expressions des idées y sont coupées de la même manière, et dès lors la comparaison de ces langues entre elles ne peut rien nous apprendre ; mais on trouve des langues, surtout chez les peuples fort éloignés, qui semblent avoir été formées sur des plans d’idées si différents des nôtres, qu’on ne peut presque pas traduire dans nos langues ce qui a été une fois exprimé dans celles-là. Ce serait de la comparaison de ces langues avec les autres, qu’un esprit philosophique pourrait tirer beaucoup d’utilité.

II. 1o Il n’est aucune étude de langue qui se réduise à aussi peu de chose. Il y a toujours au moins des conjugaisons et une syntaxe à étudier ; et après cette étude, on sent malgré soi quel est le génie d’une langue.

2o Il est bien vrai que plusieurs langues semblent n’être que des traductions ; mais on n’y sent pas moins je ne sais quoi de différent dont il est très-bon de se rendre compte : bien plus, la même langue ne se ressemble pas dans les auteurs différents ; Corneille et La Fontaine parlent-ils la même langue ? Ainsi l’anglais et le français doivent bien moins se ressembler.

3o Les plans d’idées différents sont de l’invention de Maupertuis. Tous les peuples ont les mêmes sens, et sur les sens se forment les idées ; aussi, nous voyons les fables même de tous les peuples se ressembler beaucoup.

4o La difficulté de traduire n’est pas si grande que l’imagine Maupertuis, et elle ne vient pas d’un plan d’idées différent, mais des métaphores qui à la longue s’adoucissent dans une langue policée. Deux langues imparfaites se ressemblent ainsi que deux parfaites. Il me vient une comparaison sensible : une langue imparfaite dira : « Ta conduite est pleine de sauts de chèvre », et nous dirions : « pleine de caprices. » C’est la même chose, et l’un vient de l’autre ; mais l’idée accessoire, comme trop grossière, s’en est allée.

5o Il est bien vrai pourtant que l’étude des langues sauvages serait très-utile.

III. Cette étude est importante non-seulement par l’influence que les langues ont sur nos connaissances, mais encore parce qu’on peut retrouver dans la construction des langues des vestiges des premiers pas qu’à fait l’esprit humain. Peut-être sur cela les jargons des peuples les plus sauvages pourraient nous être plus utiles que les langues des peuples les plus exercés dans l’art de parler, et nous apprendraient mieux l’histoire de notre esprit. À peine sommes-nous nés que nous entendons répéter une infinité de mots qui expriment plutôt les préjugés de ceux qui nous environnent que les premières idées qui naissent dans notre esprit : nous retenons ces mots, nous leur attachons des idées confuses ; et voilà bientôt notre provision faite pour tout le reste de notre vie, sans que le plus souvent nous nous soyons avisés d’approfondir la vraie valeur des mots, ni la sûreté des connaissances qu’ils peuvent nous procurer ou nous faire croire que nous possédons.

III. 1o Il est sûr que les langues sauvages nous apprendraient mieux les premiers pas qu’a faits l’esprit humain. Sans elles cependant ils ne nous sont pas inconnus. Beaucoup d’onomatopées, des noms de choses sensibles, enfin des métaphores, voilà les trois premiers pas ; pas une construction régulière, beaucoup d’expressions, de gestes, de signes abstraits, mais de choses corporelles. — Quelques gens pensent que les idées abstraites sont venues fort tard ; je ne suis pas de cet avis, et j’en dirai plus bas les raisons. Mais, pour connaître bien la marche de notre esprit, il faudrait nous instruire par des observations suivies sur la manière dont les mots s’arrangent dans notre tête ; il faudrait étudier comment les signes font naître les idées.

Quant à ces idées confuses dont parle Maupertuis, je dirais que souvent nous n’attachons aucune idée nette à nos mots, mais nous faisons un arrangement méthodique des signes qui sont pour nous comme une tablature qui nous serf à raisonner sur des à peu près, c’est-à-dire sans aucune exactitude : rien n’assimile autant les objets que l’ignorance ; les arbres vus de loin ne sont que des arbres. Voyez un peintre qui peint des lointains, il travaille comme l’esprit de l’ignorant : rien de différencié ; les hommes sont des hommes, les maisons sont des maisons ; voilà tout, et voilà nos idées confuses.

IV. Il est vrai que, excepté ces langues qui ne paraissant que des traductions les unes des autres, toutes les autres étaient simples dans leurs commencements ; elles ne doivent leurs origines qu’à des hommes simples et grossiers, qui ne formèrent d’abord que le peu de signes dont ils avaient besoin pour exprimer leurs premières idées. Mais bientôt les idées se combinèrent les unes avec les autres, et se multiplièrent ; on multiplia les mots, et souvent même au delà du nombre des idées.

IV. 1o Si, par langue simple,. Maupertuis entend celles où il y a peu de mots, il a tort ; et s’il l’entend autrement, il a tort encore de dire que les premières langues fussent simples.

2o Des hommes grossiers ne font rien de simple ; il faut des hommes perfectionnés pour y arriver ; et une langue ne devient simple que lorsque les mots sont de purs signes, ce qui n’est pas dans l’origine, où tout est métaphore, souvent forcée.

3o Les mots sont répétés, mais jamais inventés sans une idée répondant à une sensation.

V. Cependant ces nouvelles expressions qu’on ajouta dépendirent beaucoup des premières qui leur servirent de bases : et de là est venu que, dans les mêmes contrées du monde, dans celles où ces bases ont été les mêmes, les esprits ont fait assez le même chemin, et les pris à peu près le même tour.

V. 1o Ce cinquième article suppose qu’il y a des bases différentes, et il n’y a nulle part aucune autre base que les sensations. 2o Il est faux que les mêmes bases suffisent pour les mêmes progrès. Les langues aident les progrès, mais elles seules ne les font pas naître.

VI. Puisque les langues sont sorties de cette première simplicité, et qu’il n’y a peut-être plus au monde de peuple assez sauvage pour nous instruire dans la recherche d’une vérité pure que chaque génération a obscurcie ; et que d’un autre côté les premiers moments de mon existence ne sauraient me servir dans cette recherche ; que j’ai perdu totalement le souvenir de mes premières idées, de l’étonnement que me causa la vue des objets lorsque j’ouvris les yeux pour la première fois, et des premiers jugements que je portai dans cet âge où mon âme plus vide d’idées m’aurait été plus facile à connaître qu’elle ne l’est aujourd’hui, parce qu’elle était, pour ainsi dire, plus elle-même ; puisque, dis-je, je suis privé de ces moyens de m’instruire, et que je suis obligé de recevoir une infinité d’expressions établies, ou du moins de m’en servir, tâchons d’en connaître le sens, la force et l’étendue ; remontons à l’origine des langues, et voyons par quels degrés elles se sont formées.

VI. 1o Maupertuis suppose toujours que c’est aux langues sauvages à nous instruire sur la nature de notre esprit : elles contribueraient à nous éclairer ; mais l’étude de nos sensations suffit.

2o Je ne comprends pas ce que c’est qu’une âme qui, vide d’idées, pourrait se connaître en cet état. Maupertuis est ici la dupe de son imagination ; il est bien sûr que je vois mieux les compartiments d’une chambre vide de meubles ; mais une âme pour se voir a besoin d’idées : rien n’en suppose peut-être tant que le retour sur soi-même.

5o Maupertuis ne dit rien dans tout son ouvrage qui serve à connaître le sens et la force des mots : et ce n’est que par des observations suivies sur les différents usages des mots qu’on trouvera leur sens fixe ; ou que, s’ils n’en ont pas, on trouvera leur insuffisance, leur non-valeur.

VII. Je suppose qu’avec les mêmes facultés que j’ai d’apercevoir et de raisonner, j’eus se perdu le souvenir de toutes les perceptions que j’ai eues jusqu’ici, et de tous les raisonnements que j’ai faits ; qu’après un sommeil qui m’aurait fait tout oublier, je me trouvasse subitement frappé de perceptions telles que le hasard me les présenterait ; que ma première perception fût, par exemple, celle que j’éprouve aujourd’hui lorsque je dis : je vois un arbre ; qu’ensuite j’eusse la même perception que j’ai aujourd’hui lorsque je dis : je vois un cheval. Dès que je recevrais ces perceptions, je verrais aussitôt que l’une n’est pas l’autre, je chercherais à les distinguer, et comme je n’aurais point de langage formé, je les distinguerais par quelques marques, et pourrais me contenter de ces expressions, À etB, pour les mêmes choses que j’entends aujourd’hui quand je dis : je vois un arbre, je vois un cheval. Recevant ensuite de nouvelles perceptions, je pourrais toutes les désigner de la sorte ; et lorsque je dirais, par exemple, R, j’entendrais la même chose que j’entends aujourd’hui quand je dis : je vois la mer.

VII. 1o Cette supposition est ridicule. La faculté d’apercevoir ne subsiste que par les perceptions ; celle de raisonner ne se fonde que sur elles, et peut-être même suppose-t-elle les signes : du moins est-il bien vrai que l’homme, tel qu’il est à présent, a besoin des signes pour raisonner. — Un homme seul, tel que le suppose ici Maupertuis, ne serait pas tenté de chercher des marques pour désigner ses perceptions ; ce n’est que vis-à-vis des autres qu’on en cherche.

2o Il suit de là, et d’ailleurs c’est une chose claire, que le premier dessein du langage et son premier pas sont d’exprimer les objets, et non les perceptions.

Ce second dessein ne vient à l’esprit que lorsque, dans le sang-froid du retour sur soi-même, la perception elle-même devient à son tour un objet de perception. Cela paraîtra d’autant plus évident, que les premières idées sont des sensations, et que, par l’effet naturel des sensations, nous les rapportons promptement aux objets extérieurs.

Cette observation renverse presque tout l’ouvrage de Maupertuis ; mais j’ai d’autres choses à faire remarquer.

VIII. Mais parmi ce grand nombre de perceptions dont chacune aurait son signe, j’aurais bientôt peine à distinguer à quelle perception chaque signe appartiendrait, et il faudrait avoir recours à un autre langage. Je remarquerais que certaines perceptions ont quelque chose de semblable, et une même manière de m’affecter, que je pourrais comprendre sous un même signe. Par exemple, dans les perceptions précédentes, je remarquerais que chacune des deux premières a certains caractères qui sont les mêmes, et que je pourrais désigner par un signe commun : c’est ainsi que je changerais mes premières expressions A et B en celles-ci, C D, C E, qui ne différeraient des premières que par une nouvelle convention, et répondraient aux perceptions que j’ai maintenant, lorsque je dis : je vois un arbre, je vois un cheval.

VIII. 1o M. de Maupertuis, qui prêche tant qu’il faut remonter aux premiers pas de l’esprit humain, suppose ici un philosophe qui forme un langage de sang-froid : c’est porter l’esprit de système partout. — Comment veut-on me faire concevoir la formation d’un langage qui est né dans la chaleur de la sensation, et qui est un résultat presque forcé du sentiment actuel qui opérait dans divers instants sans suite ?

2o Je ne comprends pas comment, dans une langue parlée, on pourrait substituer ainsi des expressions à d’autres ; cela est bon dans un cabinet : je sais bien que Maupertuis traite cela de supposition, mais il sera bien adroit si, faisant des suppositions tellement opposées à la vérité, il en tire une explication de l’origine des langues.

IX. Tant que les caractères semblables de mes perceptions demeureraient les mêmes, je les pourrais désigner par le seul signe C; mais j’observe que ce signe simple ne peut plus subsister lorsque je veux désigner les perceptions : je vois deux lions, je vois trois corbeaux ; et que pour ne désigner dans ces perceptions, par un même signe, que ce qu’elles ont d’entièrement semblable, il faut subdiviser ces signes, et augmenter le nombre de leurs parties. Je marquerai donc les deux perceptions : je vois deux lions, je vois trois corbeaux, par C G H et C I K, et j’acquerrai ainsi des signes pour des parties de ces perceptions qui pourraient entrer dans la comparaison des signes dont je me servirai pour exprimer d’autres perceptions qui auront des parties semblables à celles des deux perceptions précédentes.

IX. le neuvième article n’est qu’une paraphrase du huitième : ainsi même défaut.

X. Ces caractères H et K, qui répondent à lions et à corbeaux, ne pourront suffire que tant que je n’aurai pointa l’aire la description des lions et des corbeaux ; car si je veux analyser ces parties de perceptions, il faudra encore subdiviser les signes.

XI. Mais le caractère C, qui répond à je vois, subsistera dans toutes les perceptions de ce genre, et je ne le changerai que lorsque j’aurai a designer des perceptions en tout différentes, comme celles-ci : j’entends des sons, je sens des fleurs, etc.

X et XI. Je n’ai rien à dire sur le dixième article.

Si je voulais sur le onzième faire une chicane à Maupertuis, je lui dirais que le caractère C pourrait ne signifier que perception en général et subsister éternellement, soit pour je vois, soit pour j’entends ; de là naîtrait non pas de la fausseté, mais une inexactitude étonnante dans le langage. — Dans les langues les plus policées, il y a ainsi beaucoup de mots vagues pour des choses très-différentes : on dit j’ai faim, j’ai soif ; pourquoi ne dit-on pas, j’ai son, j’ai couleurs, ou quelque chose de pareil ? La faim et la soif sont peut-être, ainsi que l’a observé Montaigne, deux sens ; mais le malheur a voulu qu’ils n’eussent pas de noms particuliers affectés pour l’espèce de leur sensation.

Un autre exemple : dixi en latin, signifie le passé, j’ai dit, et l’aoriste je dis. En voilà assez, je n’ai pas le courage de faire à ce sujet d’autres recherches.

XII. C’est ainsi que se sont formées les langues ; et comme les langues une fois formées peuvent induire en plusieurs erreurs et altérer toutes nos connaissances, il est de la plus grande importance de bien connaître l’origine des premières propositions, ce qu’elles étaient avant les langages établis, ou ce qu’elles seraient si l’on avait établi d’autres langages. Ce que nous appelons nos sciences, dépend si intimement des manières dont on s’est servi pour designer les perceptions, qu’il me semble que les questions et les propositions seraient toutes différentes si l’on avait établi d’autres expressions des mêmes perceptions.

XII. 1o Il y a grande apparence qu’avant les langages établis il n’y avait aucune proposition : toutes nos idées devaient être des sensations ou des peintures de l’imagination.

2o Si l’on avait établi d’autres langages, ç’aurait été aussi sur la base des sensations ; ainsi les propositions auraient été à peu près les mêmes, et toute la différence aurait été dans les progrès.

3o Si pourtant les premières expressions eussent été plus relatives à un sens qu’à un autre, au goût, par exemple, qu’à la vue, et si l’on y avait appliqué plusieurs expressions qui sont maintenant relatives aux autres sens, cela aurait introduit une métaphysique différente ; et dans le cas que je suppose (celui du goût) elle eût été, selon toutes les apparences, plus obscure et moins détaillée, ainsi que les effets mêmes du goût.

XIII. Il me semble qu’on n’aurait jamais fait ni questions ni propositions, si l’on s’en était tenu aux premières expressions simples A B C D, etc., si la mémoire avait été assez forte pour pouvoir désigner chaque perception par un signe simple, et retenir chaque signe sans le confondre avec les autres. Il me semble qu’aucune des questions qui nous embarrassent tant aujourd’hui, ne serait jamais même entrée dans notre esprit ; et que, dans cette occasion plus que dans aucune autre, on peut dire que là la mémoire est opposée au jugement.

Après avoir composé, comme nous avons dit, les expressions de différentes parties, nous avons méconnu notre ouvrage : nous avons pris chacune des parties des expressions pour des choses, nous avons combiné les choses entre elles, pour y découvrir des rapports de convenance ou d’opposition ; et de là il est né ce que nous appelons nos sciences.

Mais qu’on suppose pour un moment un peuple qui n’aurait qu’un nombre de perceptions assez petit pour pouvoir les exprimer par des caractères simples : croira-t-on que de tels hommes eussent aucune idée des questions et des propositions qui nous occupent ? Et, quoique les sauvages et les Lapons ne soient pas dans le cas d’un aussi petit nombre d’idées qu’on le suppose ici, leur exemple ne prouve-t-U pas le contraire ?

Au lieu de supposer ce peuple dont le nombre des perceptif us serait si resserré, supposons-en un autre qui aurait autant de perceptions que nous, mais qui aurait une mémoire assez vaste pour les désigner toutes par des signes simples indépendants les uns des autres, et qui les aurait en effet désignées par de tels signes : ces hommes ne seraient-ils pas dans le cas des premiers dont nous venons de parler ?

Voici un exemple des embarras où nous ont jetés les langages établis :

XIII. 1o C’est une mauvaise pointe que fait là Maupertuis. Est-il possible de s’en tenir aux expressions simples ? Et quand, par des expressions simples, on marquerait les perceptions de rapports, en serait-ce moins un jugement ?

2o Voilà une observation bien forte pour M. de Maupertuis ! N’est-il pas évident qu’en diminuant le nombre des idées, vous diminuez les questions ?

3o Quant à ce qu’il dit que nous avons pris nos perceptions pour des choses, cela est vrai quelquefois ; mais nous verrons plus bas (art. XIV et XV) que Maupertuis a tort en poussant cela trop loin.

4o Supposons, puisque Maupertuis le veut, un peuple tel qu’il le peint ici : je soutiens qu’il nous ressemblera beaucoup ; il dira cogito, au lieu de ego sum cogitans. Supposons qu’au lieu de cogito, il dise simplement A, ce n’en sera pas moins un jugement qui pourra servir au raisonnement.

J’observe encore que les idées de rapports ou de liaisons auront toujours un caractère générique ; soit que ce caractère affecte le signe même de l’idée, comme dans les déclinaisons latines où les différentes terminaisons marquent les différents rapports ; soit qu’on l’exprime par un article, comme dans les langues d’aujourd’hui.

XIV. Dans les dénominations qu’on adonnées aux perceptions, lors de l’établissement de nos langues, comme la multitude de signes simples surpassait trop l’étendue de la mémoire, et aurait jeté à tous moments dans la confusion, on a donné des signes généraux aux parties qui se trouvaient le plus souvent dans les perceptions, et l’on a désigne les autres par des signes particuliers, dont on pouvait faire usage dans tous les signes composés des expressions où ces mêmes parties se trouvaient : on évitait par là la multiplication des signes simples. Lorsqu’on a voulu analyser les perceptions, on a vu que certaines parties se trouvent communes à plusieurs, et plus souvent répétées que les autres ; on a regardé les premières comme des sujets sans lesquels les dernières ne pouvaient subsister. Par exemple, dans cette partie de perception que j’appelle arbre, on a vu qu’il se trouvait quelque chose de commun à cheval, à lion et à corbeau, etc., pendant que les autres choses variaient dans ces différentes perceptions.

On a formé pour cette partie uniforme dans les différentes perceptions un signe général, et on l’a regardé comme la base ou le sujet sur lequel résident les autres parties des perceptions qui s’y trouvent le plus souvent jointes : par opposition à cette partie uniforme des perceptions, on a désigné les autres parties les plus sujettes à varier par un autre signe général ; et c’est ainsi qu’on s’est formé l’idée de substance, attribuée à la partie uniforme des perceptions, et l’idée de mode qu’on attribue aux autres.

XV. Je ne sais pas s’il y a quelque autre différence entre les substances et les modes. Les philosophes ont voulu établir ce caractère distinctif, que les premières se peuvent concevoir seules, et que les autres ne le sauraient et ont besoin de quelque support pour être conçues. Dans arbre ils ont cru que la partie de cette perception qu’on appelle étendue, et qu’on trouve aussi dans cheval, lion, etc., pouvait être prise pour cette substance ; et que les autres parties comme couleur, figure, etc., qui diffèrent dans arbre, dans cheval, dans lion, ne doivent être regardées que comme des

modes. Mais je voudrais bien qu’on examinât si, en cas que tous les objets du monde lussent verts, on n’aurait pas eu la même raison de prendre la verdeur pour substance.

XIV et XV. 1o Dans cet article-ci, je ferai la critique de presque toute la suite de l’ouvrage. Et ce que je vais dire, je l’emprunte de l’abbé Trublet. C’est l’idée d’être en général, et non celle de substance, qui répond à ce qu’il y a d’uniforme, non dans les perceptions, mais dans les objets ; c’est l’idée de moi qui est la seule chose uniforme dans les perceptions. Si les hommes s’étaient formé l’idée de substance, comme le dit Maupertuis, s’ils entendaient par substance la partie uniforme des perceptions, ils seraient tous spinosistes. Mais c’est tout le contraire, et l’idée de substance suppose une existence déterminée et singulière ; de plus, si les hommes avaient toujours considéré leurs perceptions comme fait ici Maupertuis, indépendamment de leurs objets, ils n’auraient jamais eu l’idée de substance, ou plutôt elle se serait confondue avec le sentiment de leur existence propre ; mais naturellement portés à supposer hors d’eux-mêmes un objet de leurs perceptions, tous leurs sens et tous les raisonnements qu’ils ont pu faire sur leurs sens les ont conduits à la même opinion : je ne crois pas nécessaire de prouver cela, et je vais examiner la génération de l’idée de substance comme je la conçois.

Plusieurs perceptions du même objet variant entre elles, et leurs variétés paraissant venir d’un changement de l’objet indépendant de nous, on conçut que l’objet existant hors de nous pouvait recevoir quelques changements, et cependant rester le même quant à son existence. Ce que l’on conçoit ainsi dans l’objet existant indépendamment des changements, on l’appela, par une métaphore naturelle, substantia, subjectum, substratum, etc. ; et les changements qui survenaient à l’objet, on les appela, à cause de cela même, accidents ; ou, parce qu’ils déterminaient un certain état de l’objet, on leur donna le nom de qualités, de modes, de manières d’être.

De là les différentes questions sur les substances qu’il faut distinguer soigneusement. On demande d’un arbre, par exemple, est-il une substance ou un mode ? Alors, en supposant l’existence des objets hors de nous, l’on considère l’objet total, et l’on ne saurait se tromper en répondant que c’est une substance ; car le mot de substance est un nom que les hommes ont donné à l’objet existant hors d’eux auquel se rapportent leurs différentes perceptions. Tous les hommes sont d’accord là-dessus, et Spinosa n’a fait que changer la signification des mots ; il a inventé un langage plutôt qu’un système nouveau.

On fait une question plus difficile. On demande, dans tel ou tel objet, quelle est la substance ? qu’est-ce qui existe indépendamment de tous les changements ? La réponse à cette question, qui dépend du plus ou moins de connaissance que l’on a de l’objet en lui-même, a varié selon que les lumières ont varié. On a bientôt vu que les figures, la couleur, etc., n’étaient pas la substance ; et quand la couleur serait la même dans tous les corps, le tact nous aurait bien appris que l’on peut séparer l’idée du corps d’avec celle de la couleur. Les cartésiens, voyant qu’on ne pouvait dépouiller les corps de l’étendue, en ont conclu que c’était en cela que consistait la substance des corps. Il est clair que ce qui est étendu est substance ; mais est-ce l’étendue qui est la substance ? ou n’est-elle pas elle-même le résultat de plusieurs substances, comme le veulent les leibnitiens ? et qu’est-ce qui fait que les monades de Leibnitz sont substances ? C’est ce que nous ne pouvons sa voir sans connaître la nature des choses dont, hélas ! nous ne connaissons que les rapports. Vouloir en dire plus, c’est confondre les bornes de notre esprit et celles de la nature.

XVI. Si l’on dit qu’on peut dépouiller l’arbre de sa verdeur, et qu’on ne le peut de son étendue, je réponds que cela vient de ce que dans le langage établi on est convenu d’appeler arbre ce qui a une certaine figure, indépendamment de sa verdeur. Mais si la langue avait un mot tout différent pour exprimer un arbre sans verdeur et sans feuilles, et que le mot arbre fût nécessairement attaché à la verdeur, il ne serait pas plus possible d’en retrancher la verdeur que l’étendue.

Si la perception que j’ai d’arbre est bien fixée et limitée, on ne saurait en rien retrancher sans la détruire. Si elle n’est composée que d’étendue, figure et verdeur, et que je la dépouille de verdeur et figure, il ne restera qu’une perception vague d’étendue ; mais n’aurais-je pas pu par de semblables abstractions dépouiller l’arbre de l’étendue et de la figure, et ne serait-il pas resté tout de même une idée vague de verdeur ?

XVI. 1o Cette réponse est adroite, mais elle n’est pas convaincante : nos sens seront toujours plus forts que nos abstractions.

2o On ne peut, il est vrai, ni ajouter ni retrancher à une notion complète, mais toutes les idées ne sont pas des notions.

XVII. Rien n’est plus capable d’autoriser mes doutes sur la question que je fais ici, que de voir que tous les hommes ne s’accordent pas sur ce qu’ils appellent substance et mode. Qu’on interroge ceux qui n’ont point fréquenté les écoles, et l’on verra, par l’embarras où ils seront pour distinguer ce qui est mode et ce qui est substance, si cette distinction paraît être fondée sur la nature des choses.

XVII. L’embarras des gens du monde ne me surprendrait pas, et ne prouverait rien. Demandez-leur ce que c’est que monnaie, ils seront aussi embarrassés ; et je suis sûr qu’en les aidant à s’exprimer, on trouvera chez eux l’idée de substance que j’ai donnée plus haut.

XVIII. Mais si l’on rejette le jugement de ces sortes de personnes, ce qui ne me paraît pas trop raisonnable ici, où l’on doit plutôt consulter ceux qui ne sont imbus d’aucune doctrine, que ceux qui ont embrassé déjà des systèmes ; si l’on veut consulter les philosophes, on verra qu’ils ne sont pas eux-mêmes d’accord sur ce qu’il faut prendre pour substance et pour mode ; ceux-ci prennent l’espace pour une substance, et croient qu’on le peut concevoir seul indépendamment de la matière : ceux-là n’en font qu’un mode, et croient qu’il ne saurait subsister sans la matière. Les uns ne regardent la pensée que comme le mode de quelque autre substance ; les autres la prennent pour substance elle-même.

XVIII. 1o Maupertuis raisonne ici en homme du monde qui, du désaccord des savants, conclut à l’impossibilité de l’accord entre eux.

2o Ce qu’il dit prouve bien que les philosophes ne savent pas assigner où est la substance, parce que effectivement, vu les bornes de notre esprit, cela est très-difficile ; mais cela empêche-t-il les philosophes de concevoir l’idée de ce qui est substance et de ce qui ne l’est pas ? Il arrive souvent que ce qui est le plus clair, dès qu’il faut remonter à l’origine, devient embrouillé. Il n’en faut pas conclure qu’il n’y ait rien de clair, et que ce qui paraît embrouillé pour un degré médiocre d’attention ne puisse s’éclaircir par une attention soutenue appuyée du secours d’une logique sévère.

XIX. Si l’on trouve les idées si différentes chez les hommes d’un même pays, et qui

ont longtemps raisonné ensemble, que serait-ce si nous nous transportions chez des nations fort éloignées, dont les savants n’eussent jamais eu de communication avec les nôtres, et dont les premiers hommes eussent bâti leur langue sur d’autres principes ? Je suis persuadé que si nous venions tout à coup à parler une langue commune, dans laquelle chacun voudrait traduire ses idées, on trouverait de part et d’autre des raisonnements bien étranges, ou plutôt on ne s’entendrait point du tout. Je ne crois pas cependant que la diversité de leur philosophie vînt d’aucune diversité dans les premières perceptions ; mais je crois qu’elle viendrait du langage accoutumé de chaque nation, de cette destination des signes aux différentes parties des perceptions : destination dans laquelle il entre beaucoup d’arbitraire, et que les premiers hommes ont pu faire de manières différentes ; mais qui, une fois faite de telle ou telle manière, jette dans telle ou telle proposition, et a des influences continuelles sur toutes nos connaissances.

XIX. 1o Maupertuis suppose toujours des langues bâties sur d’autres principes, et cependant plus bas il convient que la différence ne serait pas dans les premières perceptions, qui, effectivement, ne peuvent pas différer, étant prises des sens.

Son idée d’une langue commune dans laquelle chacun traduirait ses idées, est ingénieuse ; mais je crois que ce serait moins des raisonnements étranges, que des expressions étranges, qui en résulteraient. Voici pourquoi : les premières perceptions étant les mêmes, ce ne serait plus que dans les métaphores tirées de différents de nos sens que serait la différence, et c’est ce qui ferait, surtout pour les expressions de pur esprit et d’agrément, un effet singulier ; mais, pour le raisonnement, on serait toujours à même d’apprécier la juste valeur des métaphores. On en pourrait donner plusieurs exemples.

2o Il est bien sûr que les langues, une fois faites d’une certaine façon, mettent plutôt sur les voies de telles connaissances que de telles autres. Mais ne croyez pas, dans le sens de Maupertuis, que cela produirait des connaissances opposées à celles que nous avons à présent. Une langue où les signes qui peignent les nombres sont courts et rentrants sur eux-mêmes, comme sont nos chiffres, conduira naturellement à une parfaite arithmétique : au lieu qu’on peut dire hardiment que le peuple qui, pour énoncer le nombre trois, a dix-sept syllabes, n’arrivera de longtemps jusqu’à exprimer cent ; il aura pourtant la même idée que nous du nombre trois.

XX. Revenons au point où j’en étais demeuré, à la formation de mes premières Notions. J’avais déjà établi des signes pour mes perceptions ; j’avais formé une langue, inventé des mots généraux et particuliers d’où étaient nés les genres, les espèces, les individus. Nous avons vu comment les différences qui se trouvaient dans les parties de mes perceptions, m’avaient fait changer mes expressions simples À et B, qui répondaient d’abord à je vois un arbre, je vois un cheval ; comment j’étais venu à des signes plus composés C D, C E, dont une partie, qui répondait à je vois, demeurait la même dans les deux propositions, pendant que les parties exprimées par D et par E, qui répondaient à un arbre et à un cheval, avaient changé. J’avais encore plus composé mes signes, lorsqu’il avait fallu exprimer des perceptions plus différentes, comme je vois deux lions, je vois trois corbeaux ; mes signes étaient devenus pour ces deux perceptions, C G H et C I K ; enfin on voit comment le besoin m’avait fait étendre et composer les signes de mes premières perceptions, et commencer un langage.

XXI. Mais je remarque que certaines perceptions, au lieu de différer par leurs parties, ne diffèrent que par une espèce d’affaiblissement dans le tout ; ces perceptions ne paraissent que des images des autres ; et alors, au lieu de dire C D, je vois un arbre, je pourrais dire, c d, j’ai vu un arbre.

XXII. Quoique deux perceptions semblent être les mêmes, l’une se trouve quelquefois jointe à d’autres perceptions qui me déterminent encore à changer leur expression. Si, par exemple, la perception c d, j’ai vu un arbre, se trouve jointe à ces autres, je suis dans mon lit, j’ai dormi, etc., ces perceptions me feront changer mon expression c d, j’ai vu un arbre, en y s, j’ai rêvé d’un arbre.

XXIII. Toutes ces perceptions se ressemblent si fort, qu’elles ne paraissent différer que par le plus ou le moins de force ; et elles ne paraissent être que de différentes nuances de la même perception, ou l’association de quelques autres perceptions, qui me font dire : je vois un arbre, je pense à un arbre, j’ai rêvé d’un arbre, etc.

XX-XXIII. J’ai d’avance dit tout ce qu’il me paraît nécessaire de dire sur les articles XX, XXI, XXII, XXIII.

Au lieu de remarques, je hasarderai quelques idées sur l’origine des langues, sur leurs progrès, et sur leur influence. J’irai plus vite que la nature, mais je tâcherai de suivre sa route.

Les langues ne sont point l’ouvrage d’une raison présente à elle-même.

Dans une émotion vive, un cri avec un geste qui indique l’objet, voilà la première langue.

Un spectateur tranquille, pour répéter ce qu’il a vu, imita le son que donnait l’objet. Voilà les premiers mots un peu articulés.

Quelques mots pour peindre les choses, et quelques gestes qui répondaient à nos verbes, voilà un des premiers pas. Souvent on a donné pour nom aux choses un mot analogue au cri que le sentiment de la chose faisait naître.

C’est ainsi que Leibnitz pensait que les noms avaient été imposés aux animaux par Adam.

Suivant qu’un sens était plus exercé ou plus flatté qu’un autre, et suivant qu’un objet était plus familier, plus frappant qu’un autre, il fut la source des métaphores : soit que les métaphores aient pris naissance du besoin ou de la paresse, il est sûr que les premiers progrès des langues se sont faits par ce chemin-là.

Pour moi, je crois que les premières métaphores sont nées de ce que le nouveau se peint par l’ancien dans notre cerveau, et que l’ancien est en quelque sorte un commencement du nouveau : ces métaphores faisant d’abord presque toute l’énergie d’une langue, et les métaphores devant naître d’un sens plutôt que d’un autre, d’un objet plutôt que d’un autre, suivant les circonstances.

De là sont venues les différentes langues, selon que le peuple était chasseur, pasteur ou laboureur, et encore suivant le spectacle qu’offrait le pays.

Le chasseur a dû avoir peu de mots, mais très-vifs et peu liés : ses progrès ont dû être lents. Le pasteur, dans le repos, a dû faire une langue plus douce et plus polie. Le laboureur, plus froide et plus suivie. Le mélange des différents peuples fit naître les synonymes, Mais, comme aucun peuple n’a pris l’objet dans les mêmes circonstances et de la même manière, ces synonymes ne l’ont pas été parfaitement.

Ce ne fut qu’après un long temps que l’analogie put s’établir, parce qu’il fallut le temps de sentir la similitude des cas dont on parlait. Cette analogie fit disparaître beaucoup d’onomatopées et de métaphores : les premières s’affaiblirent lorsqu’on eut établi des désinences semblables ; et les métaphores, après un long usage, durent devenir peu discernables, ou prendre un sens si habituel, qu’on oublie qu’il est métaphorique.

XXIV. Mais j’éprouve une perception composée de la répétition des perceptions précédentes, et de l’association de quelques circonstances qui lui donnent plus de force, et semblent lui donner plus de réalité : j’ai la perception j’ai vu un arbre, jointe à la perception j’étais dans un certain lieu : j’ai celle j’ai retourné dans ce lieu, j’ai vu cet arbre ; j’ai retourné encore dans le même lieu, j’ai vu le même arbre, etc. Cette répétition, et les circonstances qui l’accompagnent, forment une nouvelle perception : je verrai un arbre toutes les fois que j’irai dans ce lieu : enfin, il y a un arbre.

XXIV. 1o Qu’entend Maupertuis par ces mots : Donner plus de réalité ? À l’aide de cette équivoque, il fait bien des sophismes.

2o Il s’agit d’un raisonnement, et non pas d’une perception nouvelle. Il faut donc examiner si ce raisonnement est bon. Et nous reconnaissons qu’il l’est, quand les impressions que ces objets font sur nous partent d’un centre commun ; quand, en les suivant jusqu’à leur origine, nous remontons à une cause commune.

Le tact qui sent par la résistance d’un objet aux mouvements de notre corps, la vue qui vient de la réflexion de la lumière par la surface des corps, cette suite de perceptions d’un même objet en divers temps et en diverses circonstances, dont les ressemblances et les différences paraissent également fondées sur l’existence d’un objet toujours le même, ou en différents états : tout cela prouve l’existence de cet objet ; et les gestes dont j’ai parlé ci-dessus prouvent que naturellement nous disons : « Voilà un objet hors de nous, qui est la source de nos sensations. »

3o Je ne vois pas comment Maupertuis a pu s’imaginer que cette idée, il y a un arbre, vint de celles qu’il rapporte. Il est bien vrai que c’est ainsi que l’on prouve l’existence des corps, mais ce n’est point ainsi qu’a pu naître l’idée forte que nous avons de leur existence. Une idée née d’un raisonnement ne porte pas avec soi le degré de sentiment qui nous entraîne à dire : « Voilà un corps. »

Ceci réfute assez ce que va dire Maupertuis dans l’article XXV, et qui n’est qu’un petit sophisme. Je soutiens hardiment que, même en supposant que je n’eusse vu qu’une fois chaque objet, la proposition il y a pourrait bien paraître douteuse à ma raison, mais elle n’en eût pas moins été la proposition le plus tôt prononcée par voie de sensation entraînante.

XXV. Cette dernière perception transporte pour ainsi dire sa réalité sur son objet, et forme une proposition sur l’existence de l’arbre comme indépendante de moi. Cependant on aura peut être beaucoup de peine à y découvrir rien de plus que dans les propositions précédentes, qui n’étaient que des signes de mes perceptions. Si je n’avais eu jamais qu’une seule fois chaque perception je vois un arbre, je vois un cheval, quelque vives que ces perceptions eussent été, je ne sais pas si j’aurais jamais formé la proposition il y a, si ma mémoire eût été assez vaste pour ne point craindre de multiplier les signes de mes perceptions, et que je m’en fusse tenu aux expressions simples A B C D, etc., pour chacune, je ne serais jamais parvenu à la proposition il y a, quoique j’eusse eu toutes les mêmes perceptions qui me l’ont fait prononcer. Cette proposition ne serait-elle qu’un abrégé de toutes les perceptions, je vois, j’ai vu, je verrai, etc. ?

XXV. 1o Maupertuis suppose partout que nous cherchons des mots pour nos perceptions. Au contraire, ce sont les choses que nous cherchons surtout à exprimer.

2o Je trouve sa question adroite ; mais, en convenant que si l’on ne parle que de système, cela peut être, je n’en dirai pas moins que quiconque a suivi la nature, sentira combien cela est faux.

XXVI. Dans le langage ordinaire, on dit : il y a des sons. La plupart des hommes se représentent les sons comme quelque chose qui existe indépendamment d’eux. Les philosophes cependant ont remarqué que tout ce que les sons ont d’existence hors de nous, n’est qu’un certain mouvement de l’air, causé par les vibrations des corps sonores, et transmis jusqu’à notre oreille. Or, dans ce que je perçois, lorsque je dis j’entends des sons, ma perception n’a certainement aucune ressemblance avec ce qui se passe hors de moi, avec le mouvement du corps agité. Voilà donc une perception qui est du même genre que la perception je vois, et qui n’a hors de moi aucun objet qui lui ressemble. La perception je vois un arbre, n’est-elle pas dans le même cas ? Quoique je puisse peut-être suivre plus loin ce qui se passe dans cette perception, quoique les expériences de l’optique m’apprennent qu’il se peint une image de l’arbre sur ma rétine, ni cette image, ni l’arbre ne ressemblent à ma perception.

XXVI. 1o Voici l’article où Maupertuis montre le plus de subtilité, et si je ne me trompe, c’est là la façon la plus ingénieuse pour proposer cette difficulté si commune dans les écoles : « Les qualités sensibles ne sont pas dans les corps, quoique nous les y rapportions ; donc aussi les corps peuvent bien ne pas exister, quoique, etc. »

Mais j’oserai dire que cette difficulté est très-faible : voici ma raison. Notre erreur, même en rapportant les qualités sensibles aux objets extérieurs, est une preuve de la réalité d’un objet extérieur, ainsi que nous l’avons remarqué article XXIV.

Pour répondre entièrement à la difficulté, je dis en premier lieu qu’il y a des sensations que nous ne rapportons pas aux objets extérieurs, mais à notre corps ; d’autres à notre corps, et non pas aux objets extérieurs ; d’autres à tous les deux ensemble. Pourquoi cette différence ? Elle est fondée sur l’existence des corps, elle en est la preuve : car ne serait-ce pas un jeu puéril de la Divinité que toutes ces différences (différences toujours uniformes), s’il n’existait que mon âme ?

En second lieu, toutes ces différences se rapportent à la conservation ou au plaisir de notre vie : elles ont quelque chose de fixe qui peut nous servir de règle, du moins vis-à-vis de ce double objet.

En troisième lieu, je voudrais que Maupertuis fît attention que les hommes les plus grossiers n’attachent pas la même idée à cette proposition, il y a des sons, des couleurs, etc., qu’à celle-ci, il y a des corps ; un paysan ne saura pas expliquer la différence ; mais il sent, et je l’ai éprouvé, qu’il y a plus de réalité dans l’une que dans l’autre. Il verra bien qu’un son n’est qu’un effet, et non pas un corps ; une couleur, l’extérieur d’un corps, un effet aussi. Voilà tout.

Maupertuis est capable de reconnaître que sa façon de raisonner est sophistique en ce qu’il ne compare que les perceptions, et qu’il faudrait de plus comparer l’effet de ces perceptions sur notre esprit ; effet qui n’est pas le même quand je dis : J’entends des sons, je vois un arbre.

Avant de finir, j’ai encore une observation à faire. Dès que nous sommes sujets à recevoir des sensations, il a fallu que c’en fût une suite, que nous les rapportassions aux objets qui les faisaient naître. En voici la raison, laissant à part la nature des sensations (sur laquelle Bouiller a dit de bonnes choses dans son second tome), il est sûr qu’elles sont un effet qui n’indique point son comment, et qui pourtant, pour notre bonheur, a dû indiquer sa cause, et (du moins quelquefois) l’organe sur lequel il s’opérait. Or, dans cette supposition, qui n’en est pas une, nous avons dû placer partout l’expression de cet effet même ; sans quoi il nous faudrait tout ensemble et la sensation et l’idée du comment, afin de ne rapporter au dehors que le comment, et alors nous aurions dû être très-philosophes dès le berceau.

Ce que je viens de dire, joint à ce que j’ai dit sur les articles précédents, me paraît lever la difficulté.

XVII. On dira peut-être qu’il y a de certaines perceptions, qui nous viennent de plusieurs manières. Celle-ci : je vois un arbre, qui est due à ma vue, est encore confirmée par mon toucher. Mais quoique le toucher paraisse s’accorder avec la vue dans plusieurs occasions, si l’on examine bien, l’on verra que ce n’est que par une espèce d’habitude que l’un de ces sens peut confirmer les perceptions que l’on acquiert par l’autre. Si l’on n’avait jamais rien touché de ce qu’on a vu, et qu’on le touchât dans une nuit obscure, ou les yeux fermés, on ne reconnaîtrait pas l’objet pour être le même ; les deux perceptions je vois un arbre, je touche un arbre, que j’exprime aujourd’hui par les signes C D P Q, ne pourraient plus s’exprimer que par les signes C D et P Q, qui n’auraient aucune partie commune, et seraient absolument différentes. La même chose se peut dire des perceptions qui paraîtraient confirmées d’un plus grand nombre de manières.

XXVII. 1o Il est vrai, et cela est bien vu, que souvent c’est par habitude qu’un sens confirme l’autre. Mais cela n’est pas général, et ce serait mal raisonner de dire : il y a des préjugés, donc tout est préjugé. Un sens confirme l’autre par habitude, et souvent aussi par la répétition attentive de l’expérience ; un sens se confirme à lui-même les résultats de ses perceptions.

2o Maupertuis raisonne ici sur le principe de Locke, que le tact ne discernerait pas une boule d’un cube de la même façon que l’œil. Mais ce principe est faux, et très-faux. Pour le prouver, je me contenterai ici de dire que la lumière peint les objets comme autant de filets qui partent des points vus de l’objet, et le toucher se peint dans notre âme comme par autant de filets qui partent des points touchés. Cela étant, les images doivent nécessairement se ressembler. — Je pourrais ajouter que tout se fait par le tact, mais il faudrait de plus amples explications.

XXVIII. Les philosophes seront, je crois, presque tous d’accord avec moi sur ces deux derniers paragraphes, et diront seulement qu’il y a toujours hors de moi quelque chose qui cause ces deux perceptions, je vois un arbre, j’entends des sons ; mais je les prie de relire ce que j’ai dit sur la force de la proposition il y a, et sur la manière dont on la l’orme. D’ailleurs, que sert-il de dire qu’il y a quelque chose qui est cause que j’ai les perceptions, je vois, je touche, j’entends, si jamais ce que je vois, ce que je touche, ce que j’entends, ne lui ressemble ? J’avoue qu’il y a une cause dont dépendent toutes nos perceptions, parce que rien n’est comme il est sans raison. Mais quelle est-elle cette cause ? je ne puis la pénétrer, puisque rien de ce que j’ai ne lui ressemble. Renfermons-nous sur cela dans les bornes qui sont prescrites à notre intelligence.

XXVIII. J’avoue à Maupertuis que je ne saurai peut-être pas quelle est cette cause, mais il suffira que je sache qu’elle est hors de moi, et que c’est un être réel distingué de Dieu et de moi.

XXIX. On pourrait faire encore bien des questions sur la succession de nos perceptions. Pourquoi se suivent-elles dans un certain ordre ? pourquoi se suivent-elles avec de certains rapports les unes aux autres ? pourquoi la perception que j’ai, je vais dans l’endroit où j’ai vu un arbre, est-elle suivie de celle, je verrai un arbre ? Découvrir la cause de cette liaison est vraisemblablement au-dessus de nos forces.

XXX. Mais il faut bien faire attention à ce que nous ne pouvons être nous-mêmes les juges sur la succession de nos perceptions. Nous imaginons une durée dans laquelle sont répandues nos perceptions, et nous comptons la distance des unes aux autres par les parties de cette durée qui se sont écoulées entre elles : mais cette durée, quelle est-elle ? Le cours des astres, les horloges et semblables instruments, auxquels je ne suis parvenu que comme je l’ai expliqué, peuvent-ils en être des mesures suffisantes ?

XXXI. Il est vrai que j’ai dans mon esprit la perception d’une certaine durée, mais je ne la connais elle-même que par le nombre des perceptions que mon âme y a placées.

Cette durée ne paraît plus la même lorsque je souffre, lorsque je m’ennuie, lorsque j’ai du plaisir ; je ne puis la connaître que par la supposition que je fais que mes perceptions se suivent toujours d’un pas égal. Mais ne pourrait-il pas s’être écoulé des temps immenses entre deux perceptions que je regarderais comme se suivant de fort près ?

XXXII. Enfin, comment ne connais-je les perceptions passées que par le souvenir, qui est une perception présente ? Toutes les perceptions passées sont-elles autre chose que des parties de cette perception présente ? Dans le premier instant de mon existence, ne pourrais-je pas avoir une perception composée de mille autres comme passées, et n’aurais-je pas le même droit que j’ai de prononcer sur leur succession ?

XXIX-XXXN. Je vais faire tout de suite des remarques sur les quatre derniers articles de l’ouvrage de Maupertuis, et je dirai quelles sont mes idées sur la succession de nos perceptions et sur la mémoire.

J’avoue d’abord que je ne saurais expliquer toute la succession de nos idées ; mais j’observe que nos premières idées viennent de nos sens et de nos besoins. Elles sont gravées d’autant plus profondément dans notre esprit, que nos sens sont plus exercés sur le même objet, et que nos besoins continuent à être les mêmes. Elles se lient entre elles d’autant plus que nos sens ont plus d’analogie, et que nos besoins ont plus de rapports les uns avec les autres. — J’omets ici les circonstances passagères et les liaisons de la société, et je dis que les idées liées entre elles s’excitent et se succèdent facilement, parce qu’elles se sont placées dans notre esprit en forme de chaîne. Il arrive cependant quelquefois qu’une idée n’excite pas les idées qui sont les plus liées avec elle. Il faut en cela prendre garde aux circonstances.

Il me semble voir un amas de boules placées sur une table auprès les unes des autres ; suivant le côté que l’on frappe, et celle qu’on frappe, il en sort plutôt une qu’une autre. Un spectateur tranquille d’une conversation, telle bruyante et sautillante qu’elle fût, pourrait en voir toutes les transitions souvent liées à un mot, et il pourrait aisément deviner les tours d’esprit et les caractères par le mot qui fait, passer l’un plutôt que l’autre, et plutôt sur telle matière que sur telle autre.

Quant à la raison pour laquelle l’idée je verrai un arbre (article XXIX de Maupertuis), succède à celle-ci : Je vais dans un endroit où j’ai vu un arbre ; elle est simple, c’est que l’arbre y est.

Quant à la durée dont parle Maupertuis, je conviens qu’il n’y a guère là-dessus qu’une estimation relative, qui devient suffisamment exacte pour asseoir un jugement certain. On dirait, à l’entendre parler sur les astres, les horloges, etc., que tout cela est une affaire de simple imagination : pour moi, je ne sais pas goûter un pareil pyrrhonisme, et je n’y vois qu’un jeu d’esprit assez déplacé pour quiconque n’est plus étudiant en métaphysique.

J’ai dit un mot sur l’analogie de nos sens, en parlant de la façon dont nos idées se lient. C’est une matière curieuse sur laquelle, si l’on faisait des observations un peu fines, on pourrait parvenir à une théorie des sens assez remarquable.

Voici comment je voudrais que l’on s’y prît. Il est sûr que les analogies sont de ces choses plutôt senties qu’aperçues, et que le peuple sent longtemps avant que le philosophe en sache rendre raison, car les philosophes dissertent volontiers sur ce que personne ne sait qu’eux, et ils ne parlent presque jamais de ce que tout le monde sait. Or, pour revenir à mon sujet, ce que le peuple sent se peint dans son langage ; je voudrais donc qu’on examinât dans les langues les métaphores que l’on a faites d’un sens à un autre, et des sens à l’esprit ; cela nous mènerait à connaître r analogie des sens, et en passant nous montrerait peut-être le comment de plusieurs de nos façons de parler. Voici des exemples. On dit une vue perçante, un son perçant : on ne dit pas un goût perçant, une odeur perçante, et l’on dit aussi un esprit perçant, et non un sentiment, un cœur, etc.

J’observe en général que l’ouïe, la vue et l’esprit sont analogues. Le tact, le goût, l’odorat, le sont aussi entre eux. Il faudrait suivre cela dans ses différentes métaphores, et voir ce qu’elles deviennent dans les différentes langues : on trouverait des métaphores, hardies et agréables, qui pourraient donner des vues ; d’autres prouveraient le mauvais goût d’une nation.

Je viens à la mémoire. L’article XXXII est le plus fort de tous. Qu’est-ce que ces perceptions passées qui font partie de la perception présente ? Qu’est-ce que c’est que cette supposition pyrrhonienne par où Maupertuis finit ?

Voici ma pensée : toute idée, ou signe aperçu, fait une impression qui se lie avec d’autres, ou qui ne s’y lie pas. Cette impression, liée avec d’autres, est plus aisée à rappeler. Se rappelle-t-elle, ou rappelle-t-elle la marque qu’elle a laissée, ou en quelque sorte le chaînon qu’elle a fait avec d’autres : quand elle se le représente, elle porte avec soi le sentiment de son autorité, sa place y était, et cette place n’était propre qu’à elle ; l’esprit le sent : voilà la mémoire. Si elle ne s’était liée avec aucune autre idée, elle voltigerait dans l’esprit, et l’on n’aurait pas le sentiment sûr de sa mémoire. Il n’y a personne qui n’ait senti voltiger dans sa tête de ces idées-là, dont on ne sait si on les a eues ou non. Il est d’autres cas où cela arrive lorsque, sans avoir déjà été dans l’esprit, elles sont une suite de celles qui y sont. On doute si on ne les a point eues. J’appelle ces idées-là les remords de l’esprit ; elles font une espèce de reproche de ce qu’on ne les a pas eues.


  1. Les observations de Maupertuis sur l’origine des langues ont passé pour un de ses écrits les plus remarquables. — M. Turgot y trouvait plus d’apparence de profondeur que de justesse réelle. Il les a combattues dans l’intervalle qui s’est écoulé entre ses Discours en Sorbonne.

    On a cru devoir mettre en regard le travail de ces deux grands métaphysiciens, Les Remarques de Turgot sont imprimées en plus gros caractère.

    (Note de Dupont de Nemours.)