Œuvres de Turgot (Daire, 1844)/Mémoire au roi sur les municipalités

Mémoire au roi, sur les Municipalités, sur la hiérarchie qu’on pourrait établir entre elles, et sur les services que le gouvernement en pourrait tirer[1]. (…… 1775[2].)

Sire, pour savoir s’il convient d’établir des municipalités en France dans les cantons qui en sont privés, s’il faut perfectionner ou changer celles qui existent déjà, et comment constituer celles qu’on croira nécessaires, il ne s’agit pas de remonter à l’origine des administrations municipales, de faire une relation historique des vicissitudes qu’elles ont essuyées, ni même d’entrer dans de grands détails sur les diverses formes qu’elles ont aujourd’hui. On a beaucoup trop employé, en matières graves, cet usage de décider ce qu’on doit faire, par l’examen et l’exemple de ce qu’ont fait nos ancêtres dans des temps que nous convenons nous-mêmes avoir été des temps d’ignorance et de barbarie. Cette méthode n’est propre qu’à égarer la justice à travers la multiplicité des faits qu’on présente comme autorités. Elle tend à dégoûter les princes de leurs plus importantes fonctions en leur persuadant que, pour s’en acquitter avec fruit et avec gloire, il faut être prodigieusement savant. Il ne faut cependant que bien connaître et bien peser les droits et les intérêts des hommes. Ces droits et ces intérêts ne sont pas fort multipliés, de sorte que la science qui les embrasse, appuyée sur des principes de justice que chacun porte dans son cœur, et sur la conviction intime de nos propres sensations, a un degré de certitude très-grand, et néanmoins n’a que peu d’étendue. Elle n’exige pas une fort longue élude, et ne passe les forces d’aucun homme de bien.

Les droits des hommes réunis en société ne sont point fondés sur leur histoire, mais sur leur nature. Il ne peut y avoir de raison de perpétuer les établissements faits sans raison. Les rois, prédécesseurs de Votre Majesté, ont prononcé, dans les circonstances où ils se sont trouvés, les lois qu’ils ont jugées convenables. Ils se sont trompés quelquefois. Ils l’ont été souvent par l’ignorance de leur siècle, et plus souvent encore ils ont été gênés dans leurs vues par des intérêts particuliers très-puissants, qu’ils ne se sont pas cru la force de vaincre, et avec lesquels ils ont mieux aimé transiger. Il n’y a rien là-dedans qui puisse vous asservir à ne pas changer les ordonnances qu’ils ont faites, ou les institutions auxquelles ils se sont prêtés, quand vous avez reconnu que ce changement est juste, utile et possible. Aucune de vos Cours les plus accoutumées aux réclamations, n’oserait contester à Votre Majesté, pour réformer les abus, un pouvoir législatif tout aussi étendu que celui des princes qui ont donné ou laissé lieu à ces abus que l’on déplore. La plus grande de toutes les puissances est une conscience pure et éclairée dans ceux à qui la Providence a remis l’autorité. C’est le désir prouvé de faire le bien de tous.

Votre Majesté, tant qu’elle ne s’écartera pas de la justice, peut donc se regarder comme un législateur absolu, et compter sur sa bonne nation pour l’exécution de ses ordres.

Cette nation est nombreuse ; ce n’est pas le tout qu’elle obéisse : il faut s’assurer de la pouvoir bien commander, et pour le faire sans erreur, il faudrait connaître sa situation, ses besoins, ses facultés, et même dans un assez grand détail. C’est ce qui serait plus utile que l’historique des positions passées. — Mais c’est encore ce à quoi Votre Majesté ne peut pas espérer de parvenir dans l’état actuel des choses, ce que vos ministres ne peuvent pas se promettre ni vous promettre, ce que les intendants ne peuvent guère plus, ce que les subdélégués, que ceux-ci nomment, ne peuvent même que très-imparfaitement pour la petite étendue confiée à leurs soins. De là naissent, dans l’assiette et la répartition des impositions, dans les moyens de les lever, et dans l’administration intérieure, une infinité d’erreurs, celles qui excitent le plus de murmures et qui, portant le plus sur les dernières classes du peuple, contribuent effectivement le plus à les rendre malheureuses. Il serait impossible d’y pourvoir, si l’on n’imaginait pas quelques formes, quelques institutions d’après lesquelles la plupart des choses qui doivent être faites, se fassent d’elles-mêmes suffisamment bien, et sans que Votre Majesté ni ses principaux serviteurs aient besoin d’être instruits que de très-peu de faits particuliers, ni d’y concourir autrement que par la protection générale que vous devez à vos sujets.

La recherche de ces formes est l’objet de ce Mémoire.

La cause du mal, sire, vient de ce que votre nation n’a point de constitution. C’est une société composée de différents ordres mal unis et d’un peuple dont les membres n’ont entre eux que très-peu de liens sociaux ; où par conséquent chacun n’est guère occupé que de son intérêt particulier exclusif, presque personne ne s’embarrasse de remplir ses devoirs ni de connaître ses rapports avec les autres ; de sorte que, dans cette guerre perpétuelle de prétentions et d’entreprises que la raison et les lumières réciproques n’ont jamais réglées, Votre Majesté est obligée de tout décider par elle-même ou par ses mandataires. On attend vos ordres spéciaux pour contribuer au bien public, pour respecter les droits d’autrui, quelquefois même pour user des siens propres. Vous êtes forcé de statuer sur tout, et le plus souvent par des volontés particulières, tandis que vous pourriez gouverner comme Dieu par des lois générales, si les parties intégrantes de votre empire avaient une organisation régulière et des rapports connus.

Votre royaume est composé de provinces : ces provinces le sont de cantons ou d’arrondissements qu’on nomme, selon les provinces, bailliages, élections, sénéchaussées, vigueries ou de tel autre nom. Ces arrondissements sont formés d’un certain nombre de villages et de villes. Ces villes et ces villages sont habités par des familles. Il en dépend des terres qui donnent des productions : ces productions font vivre tous les habitants et fournissent des revenus avec lesquels on paye des salaires à ceux qui n’ont point de terres, et l’on acquitte les impôts consacrés aux dépenses publiques. Les familles enfin sont composées d’individus, qui ont beaucoup de devoirs à rem plir les uns envers les autres et envers la société, devoirs fondés sur les bienfaits qu’ils en ont reçus et qu’ils en reçoivent chaque jour. Mais les individus sont assez mal instruits de leurs devoirs dans la famille, et nullement de ceux qui les lient à l’État. — Les familles elles-mêmes savent à peine qu’elles tiennent à cet État, dont elles font partie : elles ignorent à quel titre. — Elles regardent l’exercice de l’autorité pour les contributions qui doivent servir au maintien de l’ordre public comme la loi du plus fort, à laquelle il n’y a d’autre raison de céder que l’impuissance d’y résister, et que l’on peut éluder quand on en trouve les moyens. De là chacun cherche à vous tromper et à rejeter les charges sociales sur ses voisins. Les revenus se cachent et ne peuvent plus se découvrir que très-imparfaitement, par une sorte d’inquisition dans laquelle on dirait que Votre Majesté est en guerre avec son peuple. Et dans cette espèce de guerre qui, ne fût-elle qu’apparente, serait toujours fâcheuse et funeste, personne n’a intérêt à favoriser le gouvernement ; celui qui le ferait serait vu de mauvais œil. Il n’y a point d’esprit public, parce qu’il n’y a point d’intérêt commun visible et connu. — Les villages et les villes, dont les membres sont ainsi désunis, n’ont pas plus de rapports entre eux dans les arrondissements auxquels ils sont attribués. Ils ne peuvent s’entendre pour aucun des travaux publics qui leur seraient nécessaires. — Les différentes divisions sont dans le même cas, et les provinces elles-mêmes s’y trouvent par rapport au royaume. — Quelques-unes de ces provinces ont cependant une espèce de constitution, des assemblées, une sorte de vœu public ; c’est ce qu’on appelle les pays d’États. Mais étant composés d’ordres dont les prétentions sont très-diverses et les intérêts très-séparés les uns des autres et de celui de la nation, ces États sont loin encore d’opérer tout le bien qui serait à désirer pour les provinces à l’administration desquelles ils ont part. C’est peut-être un mal que ces demi-biens locaux. Les provinces qui en jouissent sentent moins la nécessité de la réforme. La meilleure et la plus douce manière de les y conduire serait, pour Votre Majesté, la bonté avec laquelle elle donnerait, aux autres provinces qui n’ont point du tout de constitution, une constitution mieux organisée que celle dont s’enorgueillissent aujourd’hui les pays d’États. C’est par l’exemple qu’on peut leur faire désirer, sire, que votre pouvoir les autorise à changer ce qu’il y a de défectueux dans leur forme actuelle.

Pour faire disparaître cet esprit de désunion qui décuple les travaux de vos serviteurs et de Votre Majesté, et qui diminue nécessairement et progressivement votre puissance ; pour y substituer, au contraire, un esprit d’ordre et d’union qui fît concourir les forces et les moyens de votre nation au bien commun, les rassemblât dans votre main, les rendît faciles à diriger, il faudrait imaginer un plan qui liât l’une à l’autre toutes les parties du royaume par une instruction à laquelle on ne pût se refuser, par un intérêt commun très-évident, par la nécessité de connaître cet intérêt, d’en délibérer et de s’y conformer ; il faudrait attacher les individus à leurs familles, les familles au village ou à la ville à qui elles tiennent, les villes et les villages à l’arrondissement dans lequel ils sont compris, les arrondissements aux provinces dont ils font partie, les provinces enfin à l’État. J’oserai proposer à Votre Majesté, sur ces différents objets si propres à intéresser son cœur bienfaisant et son amour pour la véritable gloire, plusieurs établissements dont je développerai les avantages à mesure que j’en ferai passer le projet sous vos yeux.

De la manière de préparer les individus et les familles à bien entrer dans une bonne constitution de société. — La première et la plus importante de toutes les institutions que je croirais nécessaires, celle qui me semble la plus propre à immortaliser le règne de Votre Majesté, celle qui doit influer le plus sur la totalité du royaume, serait, sire, la formation d’un Conseil de l’instruction nationale, sous la direction duquel seraient les académies, les universités, les collèges, les petites écoles. Le premier lien des nations est les mœurs ; la première base des mœurs est l’instruction prise dès l’enfance sur tous les devoirs de l’homme en société. Il est étonnant que cette science soit si peu avancée. Il y a des méthodes et des établissements pour former des géomètres, des physiciens, des peintres. Il n’y en a pas pour former des citoyens. Il y en aurait, si l’instruction nationale était dirigée par un de vos Conseils, dans des vues publiques, d’après des principes uniformes. Ce Conseil n’aurait pas besoin d’être très-nombreux, car il est à désirer qu’il ne puisse avoir lui-même qu’un seul esprit. Il ferait composer dans cet esprit les livres classiques d’après un plan suivi, de manière que l’un conduisît à l’autre, et que l’étude des devoirs du citoyen, membre d’une famille et de l’État, fût le fondement de toutes les autres études, qui seraient rangées dans l’ordre de l’utilité dont elles peuvent être à la patrie.

Il veillerait à toute la police de l’éducation ; il y pourrait rendre utiles tous les corps littéraires. Leurs efforts à présent ne tendent qu’à former des savants, des gens d’esprit et de goût : ceux qui ne sauraient parvenir à ce terme restent abandonnés, et ne sont rien. Un nouveau système d’éducation, qui ne peut s’établir que par toute l’autorité de Votre Majesté, secondée d’un Conseil très-bien choisi, conduirait à former dans toutes les classée de la société des hommes vertueux et utiles, des âmes justes, des cœurs purs, des citoyens zélés. Ceux d’entre eux ensuite qui pourraient et voudraient se livrer spécialement aux sciences et aux lettres, détournés des choses frivoles par l’importance des premiers principes qu’ils auraient reçus, montreraient dans leur travail un caractère plus mâle et plus suivi. Le goût même y gagnerait, comme le ton national : il deviendrait plus sévère et plus élevé, mais surtout plus tourné aux choses honnêtes. Ce serait le fruit de l’uniformité des vues patriotiques que le Conseil de l’instruction ferait répandre dans tous les enseignements qu’on donnerait à la jeunesse.

Il n’y a présentement qu’une seule instruction qui ait quelque uniformité : c’est l’instruction religieuse. Encore, cette uniformité n’est-elle pas complète. Les livres classiques religieux varient d’un diocèse à l’autre ; le catéchisme de Paris n’est pas celui de Montpellier, ni l’un ni l’autre ne sont celui de Besançon. Cette diversité de livres classiques est impossible à éviter dans une instruction qui a plusieurs chefs indépendants les uns des autres. Celle que ferait donner votre Conseil de l’instruction n’aurait pas cet inconvénient. Elle serait d’autant plus nécessaire, que l’instruction religieuse est particulièrement bornée aux choses du ciel. La preuve qu’elle ne suffit pas pour la morale à observer entre les citoyens, et surtout entre les différentes associations de citoyens, est dans la multitude de questions qui s’élèvent tous les jours, où Votre Majesté voit une partie de ses sujets demander à vexer l’autre par des privilèges exclusifs ; de sorte que votre Conseil est forcé de réprimer ces demandes, de proscrire comme injustes les prétextes dont elles se colorent. — Votre royaume, sire, est de ce monde ; et c’est à la conduite que vos sujets y tiennent les uns envers les autres et envers l’État » que Votre Majesté est obligée de veiller pour l’acquit de sa conscience et pour l’intérêt de sa couronne. Sans mettre aucun obstacle (et bien au contraire) aux instructions dont l’objet s’élève plus haut, et qui ont déjà leurs règles et leurs ministres, je crois donc ne pouvoir rien vous proposer de plus avantageux pour votre peuple, de plus propre à maintenir la paix et le bon ordre, à donner de l’activité à tous les travaux utiles, à faire chérir votre autorité, et à vous attacher chaque jour de plus en plus le cœur de vos sujets, que de leur faire donner à tous une instruction qui leur manifeste bien les obligations qu’ils ont à la société et à votre pouvoir qui la protège, les devoirs que ces obligations leur imposent, l’intérêt qu’ils ont à remplir ces devoirs pour le bien public et pour le leur propre. — Cette instruction morale et sociale exige des livres faits exprès, au concours, avec beaucoup de soin, et un maître d’école dans chaque paroisse, qui les enseigne aux enfants avec l’art d’écrire, de lire, de compter, de toiser, et les principes de la mécanique. L’instruction plus savante, et qui embrasserait progressivement les connaissances nécessaires aux citoyens dont l’État exige des lumières plus étendues, serait donnée dans les collèges ; mais toujours d’après les mêmes principes, plus développés selon les fonctions que le rang des élèves les met à portée de remplir dans la société.

Si Votre Majesté agrée ce plan, sire, je mettrai sous ses yeux les détails qui pourraient y être relatifs dans un Mémoire spécial. Mais j’ose lui répondre que dans dix ans sa nation ne serait pas reconnaissable ; et que, par les lumières, par les bonnes mœurs, par le zèle éclairé pour son service et pour celui de la patrie, elle serait infiniment au-dessus de tous les autres peuples. Les enfants qui ont actuellement dix ans se trouveraient alors des hommes de vingt, préparés pour l’État, affectionnés à la patrie ; soumis, non par crainte, mais par raison, à l’autorité ; secourables envers leurs concitoyens, accoutumés à reconnaître et à respecter la justice, qui est le premier fondement des sociétés. De tels hommes rempliront tous les devoirs que la nature leur impose envers leurs familles, et formeront sans doute des familles qui se comporteront bien dans le village auquel elles tiendront ; mais il n’est pas nécessaire d’attendre les fruits de cette bonne éducation pour intéresser les familles existantes à la chose publique et au service de Votre Majesté ; et rien n’empêche de les employer telles qu’elles sont à la composition de villages réguliers, qui soient autre chose qu’un assemblage de maisons, de cabanes et d’habitants, non moins passifs qu’elles. Ce peut même être un bon moyen de rendre l’éducation encore plus profitable, et d’exciter l’é mulation des pères et des élèves, que d’offrir à l’ambition honnête un objet, et au mérite un emploi, dans la part que les sujets distingués prendront naturellement par la suite à l’arrangement des affaires du lieu où leur famille sera domiciliée.

De ce qui constitue naturellement les villages, et de l’espèce d’administration municipale dont ils sont susceptibles. — Un village est essentiellement composé d’un certain nombre de familles, qui possèdent les maisons qui le forment et les terres qui en dépendent. — La police ecclésiastique a fait à cet égard d’assez bonnes divisions de territoire. Les paroisses n’ont pas entre elles une inégalité fort notable, et le petit nombre de celles qui pourraient être regardées comme trop grandes sont sous-divisées par des annexes ou des succursales. On a été conduit à ces divisions, par la nécessité de ne donner aux paroisses qu’une étendue dans laquelle il ne soit pas au-dessus des forces d’un curé de remplir les fonctions de son ministère, ni trop pénible aux citoyens de se réunir pour un devoir qui leur est commun. La division par paroisses, ou si l’on veut par succursales, peut donc être adoptée ; elle l’est déjà de fait pour les villages. Chacune de ces divisions a un territoire connu et déterminé, susceptible d’une administration politique aussi claire que l’administration religieuse que le curé y exerce ; et cette administration relative au territoire doit être on ne peut pas plus facile à remplir par ceux qui sont sur les lieux.

Les objets qui peuvent la concerner sont :

1o De répartir les impositions ;

2o D’aviser aux ouvrages publics, et aux chemins vicinaux spécialement nécessaires au village ;

3o De veiller à la police des pauvres et à leur soulagement ;

4o De savoir quelles sont les relations de la communauté avec les autres villages voisins et avec les grands travaux publics de l’arrondissement, et de porter à cet égard le vœu de la paroisse à l’autorité supérieure qui peut en décider.

Ces points, indispensables pour que les affaires de chaque village soient bien faites, ne sauraient être remplis par les syndics actuels qui n’ont aucune autorité, ni par les subdélégués qui ont chacun un trop grand nombre de villages sous leur juridiction pour les connaître bien en détail. Les commissaires aux tailles et les contrôleurs des vingtièmes, indépendamment de ce qu’ils ont aussi un assez grand arrondissement, sont dans le cas d’être trompés par les fausses déclarations et par l’intérêt général que tout le monde a de les induire en erreur relativement aux impositions. Ils n’ont aucun titre, ni droit, ni intérêt pour se mêler des chemins, ni de la police, ni des secours que réclame l’indigence.

D’ailleurs, ils annoncent toujours le gouvernement comme exigeant, comme la partie adverse de chacun ; au lieu qu’une administration, prise sur le lieu même pour la répartition de l’impôt, serait la partie de ses propres concitoyens ; et s’il s’élevait des différends, l’autorité souveraine n’aurait à y paraître que comme juge et protectrice de tous.

La nécessité de former cette administration de village, qui peut soulager votre gouvernement, sire, d’une fonction que le peuple regarde comme odieuse, et pourvoir en même temps aux besoins spéciaux de chaque lieu, me semble donc très-clairement établie par l’exposition même de la chose.

Mais sur quels principes l’administration municipale villageoise doit-elle être constituée, et qui sont ceux qui doivent y avoir part ? C’est une question fondamentale qui se présente, et dont je dois mettre la discussion sous les yeux de Votre Majesté.

Premièrement, il est clair qu’on ne doit pas y envoyer des officiers tirés d’un autre lieu, auxquels il faudrait donner des appointements ou des privilèges. — Ce serait une charge trop considérable pour les villages, et ce pourrait être une source de vexations, ou du moins de murmures. Les soins à prendre pour l’administration des villages sont à peu près de la nature de ceux que chacun prend volontiers soi-même pour gouverner son propre bien, et pour esquels il serait très-fâché qu’on lui donnât un officier public. Il paraît donc constant qu’on n’y doit employer que les gens du village même, qui ont intérêt à la chose, et pour lesquels son succès est une récompense bien suffisante.

Mais tous les gens du village doivent-ils y influer également ? C’est une seconde question, qui demande à être traitée avec un peu plus d’étendue.

Il semblerait au premier coup d’œil que tout chef de famille devrait avoir sa voix, au moins pour choisir ceux qui auraient à se mêler des affaires de la communauté dans laquelle il habite. Mais, indépendamment de ce que les assemblées trop nombreuses sont sujettes à beaucoup d’inconvénients, de tumulte, de querelles ; indépendamment de ce qu’il est difficile que la raison s’y fasse entendre ; indépendamment de ce que la pauvreté des votants les rendrait faciles à corrompre, et pourrait faire acheter les places d’une manière qui avilirait la nation que Votre Majesté veut au contraire élever, améliorer, ennoblir, on voit, en y regardant mieux, qu’il n’y a de gens qui soient réellement d’une paroisse ou d’un village, que ceux qui possèdent une partie de son territoire. Les autres sont des journaliers, qui n’ont qu’un domicile de passage : ils vont faucher les foins dans un canton, scier les blés dans un autre, faire la vendange dans un troisième. Des manœuvres limousins viennent bâtir des maisons à Paris ; des Auvergnats vont ramoner les cheminées en Espagne. Dans tout le royaume, c’est parmi ceux des gens de campagne qui n’ont point de terre, que se recrutent les valets, le plus grand nombre des soldats et les petits artisans, lesquels portent leur talent avec eux où ils jugent que l’emploi leur en sera le plus profitable, et souvent chez l’étranger. Ces gens ont aujourd’hui une habitation, et demain une autre. Ils sont au service de la nation en général. Ils doivent partout jouir de la douceur des lois, de la protection de votre autorité, de la sûreté qu’elle procure ; mais ils n’appartiennent à aucun lieu. En vain voudrait-on les attacher à l’un plutôt qu’à l’autre. Mobiles comme leurs jambes, ils ne s’arrêteront jamais qu’à celui où ils se trouveront le mieux. C’est aux propriétaires de chaque canton à les attirer chez eux en raison du besoin qu’ils peuvent en avoir. L’État lui-même n’a sur eux qu’un droit moral, et une autorité de police. Il n’a pas le pouvoir physique de les retenir dans son sein. Loin de les fixer à un village, il ne peut pas même les conserver au royaume, autrement que par des bienfaits qui déterminent leur choix. Toutes les fois qu’on s’est cru réduit à défendre les émigrations d’ouvriers, on s’est trompé dans ses vues. Les lois ne peuvent l’empêcher que de gré à gré par l’appât d’un meilleur sort. Les richesses mobilières sont fugitives comme les talents ; et malheureusement celui qui ne possède point de terre ne saurait avoir de patrie que par le cœur, par l’opinion, par l’heureux préjugé de l’enfance. La nécessité ne lui en donne point. Il échappe à la contrainte ; il esquive l’impôt. Quand il paraît le payer, il le passe en compte dans la masse générale de ses dépenses, et se le fait rembourser par les propriétaires des biens-fonds qui lui fournissent ses salaires. C’est à quoi ne manquent jamais les marchands, qui font toujours entrer les impôts dans leurs factures, comme las autres fonds qu’ils emploient à leur commerce, et se les font rembourser de même, ordinairement avec dix pour cent de profit, et quelquefois sur un pied plus haut, si leur commerce est d’une nature plus avantageuse. — Mais, lorsque l’espoir de soumettre leurs bénéfices à une contribution engage à hausser l’impôt jusqu’à leur ôter cette faculté de se faire donner un profit au delà de son remboursement, et jusqu’à déranger ainsi leur commerce en les privant du gain sur lequel ils ont spéculé, gain qui doit être proportionné au capital qu’ils déboursent, ils abandonnent leurs entreprises et le pays.

Il n’en est pas de même des propriétaires du sol. Ils tiennent au territoire par leur propriété. Ils ne peuvent cesser de prendre intérêt au canton où elle est placée. Ils peuvent la vendre, il est vrai ; mais alors ce n’est qu’en cessant d’être propriétaires qu’ils cessent d’être intéressés aux affaires du pays, et leur intérêt passe à leur successeur : de sorte que c’est la possession de la terre qui non-seulement fournit, par les fruits et les revenus qu’elle produit, les moyens de donner des salaires à tous ceux qui en ont besoin, et place un homme dans la classe des payeurs, au lieu d’être dans la classe des gagistes de la société ; mais que c’est elle encore qui, liant indélébilement le possesseur à l’État, constitue le véritable droit de cité.

Il semble donc, sire, qu’on ne peut légitimement accorder l’usage de ce droit ou la voix dans les assemblées des paroisses, qu’à ceux qu’on y reconnaît propriétaires de biens-fonds.

Ce point accordé, il s’élève une autre question fort importante, qui est de savoir si tous les propriétaires de biens-fonds doivent avoir voix, et voix au même degré.

Je crois que Votre Majesté pourrait décider cette question d’après quelques considérations.

La division naturelle des héritages fait que celui qui suffirait à peine pour une seule famille, est partagé entre cinq ou six enfants ; et chacune des portions dévolues à ceux-ci est encore très-souvent subdivisée entre cinq ou six autres.

Ces enfants et leurs familles alors ne subsistent plus de la terre. Ils louent comme ils peuvent leur petite propriété très-insuffisante pour leurs besoins les plus essentiels, et se livrent aux arts, aux métiers, au commerce, à la domesticité, à toutes les façons de gagner salaire aux dépens des propriétaires fonciers. C’est par leur travail que ces nouveaux chefs de famille, déshérités pour ainsi dire par la terre, parviennent à subsister. Ils appartiennent principalement à la classe salariée. Celle des propriétaires de fonds à laquelle ils ne tiennent que par quelques perches déterre, souvent sans culture et sans valeur, ne peut les réclamer qu’en très-petite partie. Il n’est pas naturel que de tels hommes aient voix comme le propriétaire de cinquante mille livres de rentes en biens-fonds. Il n’est pas naturel qu’on puisse acquérir le droit complet de suffrage, le droit parfait de cité, en achetant un petit terrain sur lequel un citoyen ne peut subsister. Nous avons remarqué plus haut l’inconvénient grave d’accorder voix dans les assemblées politiques à des gens trop dénués de fortune. À Dieu ne plaise que je conseille jamais à Votre Majesté d’ouvrir une porte par où la corruption vénale pût pénétrer jusque dans les campagnes ! Il en faudrait cent pour qu’elle sortît de la ville et de la cour.

J’estimerais donc que l’homme qui n’a pas en fonds de terre de quoi faire subsister sa famille, ne peut pas être regardé comme un propriétaire chef de famille, ni par conséquent avoir de voix en cette qualité. Mais cet homme cependant, s’il possède un fonds quelconque, quoique insuffisant pour soutenir sa maison, est intéressé pour sa part à la bonne répartition des impositions et à la bonne administration des services et des travaux publics de son canton, en raison au moins de sa petite propriété foncière. On ne peut pas lui donner voix pleine ; on ne peut pas lui refuser entièrement voix. Ce n’est pas, si l’on peut dire ainsi, un citoyen tout entier : c’est une fraction plus ou moins forte de citoyen.

J’appellerais un citoyen entier, un franc tenancier, un homme à qui l’on peut donner, ou plutôt chez qui l’on doit reconnaître le droit éminent de cité, celui qui posséderait une propriété foncière dont le revenu suffirait à l’entretien d’une famille, car celui-là est ou pourra être chef de famille quand il lui plaira. Il est de droit ce que les Romains nommaient Pater familias. Il a feu et lieu déterminés ; il tient au sol, et y tient la place d’une famille. Dans l’état actuel du prix des denrées et des services, cela suppose au moins 600 livres de revenu net en terres, ou la valeur d’environ 30 setiers de blé[3]. Celui qui n’a que 300 livres de revenu ne doit compter que comme un demi-citoyen ; car s’il a famille, il faudra qu’il la fasse subsister au moins à moitié du salaire des arts, des métiers, du commerce, ou d’un travail quelconque. Celui qui n’a que 100 livres ne tient la place que d’un sixième de citoyen.

Je proposerais donc à Votre Majesté de n’accorder une voix de citoyen qu’à chaque portion de 600 livres de revenu ; de sorte que, dans les assemblées de paroisse, celui qui jouirait de ce revenu parlerait pour lui-même. Mais ceux dont le revenu serait au-dessous se trouveraient dans l’obligation de se réunir pour exposer leur droit : par exemple, deux de 300 livres, ou quatre de 150, ou six de 100, ou douze de 50, à l’effet de nommer entre eux un député qui porterait la voix des autres avec la sienne, et au moyen de cette réunion représenterait le citoyen chef de famille, dont leur revenu pourrait former le patrimoine. — Celui-là seul aurait entrée à l’assemblée paroissiale, et y porterait une voix de citoyen, tant en son nom qu’en celui des coassociés qui auraient réuni leurs fractions de voix pour former la sienne. — Ceux qui l’auraient choisi n’auraient pas d’entrée ni de voix à l’assemblée générale ; mais seulement le droit de le choisir pour l’année dans une petite assemblée à eux particulière, droit qui entraîne celui de lui donner à la pluralité des voix, entre eux, les instructions que les associés trouveront convenables. Dans ces assemblées particulières, on permettrait que chaque citoyen fractionnaire se réunît avec les autres fractionnaires qui lui conviendraient le mieux, pour former d’un commun accord leur voix de citoyen ; et chacun aurait droit pour la nomination de leur député chargé de voix, en raison de sa fraction : de telle façon, par exemple, que si un propriétaire de 200 francs de revenu se réunissait avec un de 50 écus, un de 100 francs, et trois de 50 francs, pour former leur voix de citoyen, et nommer celui qui en serait chargé, on compterait, quoiqu’ils ne fussent que six, comme s’ils étaient douze électeurs ; chacun de ceux de 50 francs comptant pour un, celui de 100 francs pour deux, celui de 50 écus pour trois, et celui de 200 francs pour quatre.

Les assemblées de paroisses alors ne seraient ni trop nombreuses, ni tumultueuses, ni absolument déraisonnables. Une communauté actuellement embarrassante, et renfermant une centaine de familles, ou plus, se réduirait souvent à huit ou dix, même à cinq ou six personnes portant voix de citoyens, très-peu entièrement pour leur compte, et la plupart d’après la procuration des citoyens fractionnaires. Chacun de ceux-ci cependant y serait pour sa part, et en raison de l’intérêt que sa part pourrait lui donner ; et l’élection des citoyens chargés de voix se renouvelant tous les ans, on serait moralement sûr que les voix civiques seraient portées par les plus dignes et les plus agréables aux autres.

Si Votre Majesté permet aux citoyens fractionnaires de se réunir pour faire porter la voix, attribuée à une certaine somme de revenu, par un d’entre eux, et si cela semble juste pour que chacun des propriétaires des terres, quelque petite que soit sa propriété, puisse se flatter d’avoir une légère influence dans les délibérations qui lui importent, et en raison du rapport qu’elles peuvent avoir avec son revenu, il paraît être également équitable, et il serait surtout utile de permettre à ceux dont le revenu pourrait faire vivre plusieurs familles de citoyens, et qui par conséquent en occuperaient la place sur le territoire, de diviser idéalement leur voix, ou d’en porter autant qu’ils réuniraient en leur possession de portions complètes propres à entretenir une famille de citoyens ; en sorte que celui qui aurait 1,200 livres de revenu provenant du territoire d’une paroisse, porterait deux voix à son assemblée ; celui qui aurait 100 louis y en porterait quatre, et ainsi du reste. Cet arrangement paraît fondé sur la justice, puisque celui qui a quatre fois plus de revenu de biens-fonds dans une paroisse a quatre fois plus à perdre si les affaires de cette paroisse vont mal, et quatre fois plus à gagner si tout y prospère, et qu’il a ou doit avoir de même quatre fois plus à payer, tant pour les contributions publiques nécessaires au soutien de l’État, que pour les dépenses particulières de la commune.

Il est juste qu’un homme riche, qui a du bien et des intérêts dans plusieurs paroisses, puisse voter et faire fonction de citoyen dans chacune, en raison de l’intérêt qu’il y a. Il n’est pas plus étrange de voir un homme représenter plusieurs citoyens et en remplir les fonctions, que de voir le même homme avoir plusieurs seigneuries, et dans chacune d’elles agir, non pas en son propre et privé nom, mais comme le seigneur du lieu. Votre Majesté elle-même possède plusieurs États à des titres différents : elle est roi de Navarre, dauphin de Viennois, comte de Provence, etc. Il ne répugne donc pas de regarder un homme qui a deux parts de citoyen comme deux citoyens, et il peut aussi avoir plusieurs parts dans plusieurs paroisses, sans que celle de l’une lui donne ou lui ôte rien dans une autre. Le laisser jouir de cette prérogative, c’est ne lui laisser que ce que la nature de sa propriété lui attribue.

Cet arrangement serait utile, en ce que, mettant le plus souvent la pluralité des voix décisives du côté de ceux qui ont reçu le plus d’éducation, il rendrait les assemblées beaucoup plus raisonnables que si c’étaient les gens mal instruits et sans éducation qui prédominassent. — Les matières sur lesquelles les assemblées paroissiales auraient à délibérer, ne sont pas de celles où les riches peuvent être oppresseurs des pauvres ; ce sont au contraire de celles où les uns et les autres ont un intérêt commun. — Mais les plus grands avantages qui frapperont Votre Majesté dans l’arrangement qui distribuerait les voix de citoyen en raison de la fortune, sont, premièrement, celui de mettre aux prises, pour le bien du pays et de votre service, la vanité et l’ambition qui veulent jouer un personnage, avec l’avarice qui voudrait se refuser à l’impôt ; et, secondement, celui de donner, par la forme même de la distribution des voix, la meilleure règle possible de répartition et la moins sujette à querelles. — Les voix étant attribuées à une certaine somme de revenu, la réclamation de la voix ou de telle fraction de voix, ou de tant de voix, sera l’aveu ou la déclaration de tel revenu ; de sorte que les proportions des fortunes étant connues, la répartition de l’impôt se trouvera faite avec celle des voix, par les habitants eux-mêmes, sans aucune difficulté. Les particuliers qui voudront jouir de toute l’étendue de voix appartenante à leur propriété feront des déclarations fidèles. Ces déclarations étant faites devant la paroisse même, dont tous les membres savent et connaissent fort bien les terres les uns des autres et leur produit habituel, ne pourront être fautives. Si l’avarice portait quelqu’un à sacrifier de son rang, et à ne pas réclamer le nombre de voix qui lui appartiendrait, les autres citoyens de la paroisse, qui auraient un intérêt très-frappant à y prendre garde, puisqu’ils ne pourraient tolérer cette manœuvre sans se soumettre à répartir entre eux la charge qu’il aurait voulu éviter, ne manqueraient pas de relever l’erreur, et de dire à l’avare : « Vous êtes trop modeste, monsieur ; votre bien vaut tant : jouissez de vos voix. S’il s’élevait contestation sur ce point, elle pourrait être jugée comme tout autre procès relatif à l’impôt. Mais ce serait une instance entre la paroisse et le délinquant, où rien de ce qu’elle pourrait avoir de désagréable ne retomberait sur l’autorité.

Pour assurer d’autant plus la fidélité des déclarations tendantes à la distribution des voix, et par suite à la répartition de l’impôt, on pourrait, sire, y faire concourir une autre loi qui ne paraîtrait pas avoir de rapport direct aux municipalités, mais seulement à la sûreté des créances entre vos sujets. Cette loi rendrait les hypothèques spéciales, et leur donnerait toute la solidité possible, par une disposition qui porterait que, toutes les fois qu’un bien se trouverait engagé pour les trois quarts de sa valeur, les créanciers ou un seul pour tous pourraient le faire vendre sans attendre que le débiteur eût manqué à tenir ses engagements ; en sorte que, dans le cas où un propriétaire aurait souscrit des obligations payables à certains termes, ou constitué des rentes dont les hypothèques grèveraient ses héritages jusqu’à la concurrence des trois quarts, la vente pourrait eu être provoquée, même avant l’échéance des obligations, et quoique les rentes eussent été acquittées sans discontinuation. — Cette loi serait juste ; car un bien pouvant n’être pas vendu à toute sa valeur lorsqu’on le met à l’enchère, ou pouvant être dégradé par un homme qui se ruine, ses créanciers n’auraient point de sûreté dans leurs hypothèques, s’ils n’avaient pas le droit d’exiger la vente lorsque le bien est engagé aux trois quarts. Il s’ensuivrait alors que le propriétaire d’une terre de 40,000 francs qui pourrait avoir trois voix dans sa paroisse, n’oserait se déclarer pour une voix ou une et demie, car la terre n’étant alors estimée qu’environ 20,000 francs, il risquerait pour 15,000 francs de dettes d’être dépouillé de sa propriété ; au lieu qu’en la déclarant fidèlement, il garderait la liberté d’emprunter sans risque jusqu’à 30,000 francs.

Il semble que cette précaution, jointe à l’ambition naturelle de jouir aux assemblées de toutes les voix qu’on pourrait y réclamer, et à l’intérêt qu’auraient les paroisses à n’en laisser prendre à personne moins qu’il n’en devrait avoir, assurerait autant qu’il soit possible la juste distribution des voix. La répartition de l’impôt, faite d’après cette distribution, relativement aux fortunes, ne donnerait donc aucun embarras, et opérerait envers le peuple l’effet d’un véritable soulagement. Car les erreurs inévitables dans la répartition actuelle rendent le fardeau de l’impôt beaucoup plus lourd pour ceux qui en sont surchargés, et qui sont ordinairement les plus pauvres, ceux qui ont le moins de moyens de réclamer, et qui sont le moins à portée de se faire entendre.

Quand l’établissement des municipalités villageoises ne vous donnerait, sire, que cet avantage d’avoir établi la répartition la plus équitable de l’impôt, ce serait assez pour rendre le règne de Votre Majesté honorable, pour lui mériter les bénédictions de votre peuple, et l’estime de la postérité.

Mais il y aurait beaucoup d’autres avantages à cette opération. Un des premiers est celui d’assurer en chaque lieu la confection des travaux publics qui pourraient y être spécialement nécessaires.

Dans l’état actuel, les rues et les abords de la plupart des villages sont impraticables. Les laboureurs sont obligés de multiplier inutilement et dispendieusement les animaux de trait pour voiturer leurs engrais et leurs récoltes, conduire leurs denrées au marché, et faire tous les charrois qu’exige leur exploitation. Ces animaux, le temps perdu, les harnois brisés, leur coûtent bien plus que ne ferait la réparation des mauvais pas. Et, quelle que soit la pauvreté des campagnes, c’est moins l’argent qui manque pour les chemins vicinaux, puisque leur défaut occasionne plus de dépense que ne pourrait faire leur réparation, ou même leur construction, c’est moins l’argent qui manque que l’esprit public, et la forme pour rassembler, notifier et rendre actif le vœu des habitants. Une assemblée municipale s’occuperait de ces points qui, répétés en chaque lieu, peuvent donner plusieurs millions de profit sur les frais de la culture et sur ceux du commerce : profit qui, restant dans les mains de la classe laborieuse de vos sujets, se multipliera de lui-même par le cours naturel des choses ; car à la campagne, où un luxe vain et frivole n’égare pas les esprits, tout profit se tourne de suite en améliorations. L’amour-propre ne s’y porte qu’à faire des plantations, avoir plus de bestiaux, et les avoir plus beaux, à couvrir en tuile ce qui était en chaume ; et tous ces fruits des moindres accroissements de la richesse des cultivateurs, en sont à l’instant de nouvelles et plus abondantes sources.

On a eu autrefois la mauvaise politique d’empêcher les communes de se cotiser pour faire ainsi les travaux publics qui peuvent les intéresser. Cela contribue beaucoup à donner aux villages l’apparence, et en grande partie la réalité de la misère, en rendant les habitations malsaines et les charrois difficiles et coûteux. La raison pour laquelle on s’opposait à ces dépenses particulières des villages, était la crainte qu’ils n’en eussent plus de peine à acquitter les impôts. Cette raison est aussi mauvaise qu’ignoble ; car les villages ne peuvent se portera ces sortes de travaux que pour leur utilité commune, et il est clair qu’en faisant ce qu’ils reconnaissent être leur propre, avantage, ils se mettent plus à leur aise, et augmentent par conséquent leur faculté de payer.

D’ailleurs, lorsque l’impôt est acquitté, il est clair encore que les propriétaires sont bien les maîtres de faire de leur revenu ce qu’il leur plaît ; et que, s’ils s’entendent pour l’employer à rendre le pays plus habitable et à faciliter les travaux productifs, ils en font un des usages les plus désirables pour la société, et par conséquent pour Votre Majesté même.

Ces petits travaux spécialement utiles à chaque lieu, outre l’avantage direct dont ils seront pour les paroisses qui les feront exécuter, auront celui de faciliter extrêmement la police des pauvres, dont je pense qu’il faudrait laisser en chaque paroisse la manutention à l’assemblée municipale. Elle fournirait des occasions de les employer dans les saisons mortes, et de rendre la charge de leur entretien presque insensible à la paroisse.

Un autre avantage considérable qu’on doit retirer des assemblées municipales de village, est la confection simple et sans frais d’un terrier général du royaume. Chaque assemblée étant obligée pour régler ses voix d’énoncer, dans le procès-verbal de leur distribution, à quel titre chacun de ses membres en jouit, n’y pourra guère parvenir qu’en faisant la description des terres par tenants et aboutissants. Cela ne sera pas très-pénible pour l’assemblée du village, car chacun v connaît fort bien ses propres terres et celles de ses voisins. On peut les conduire en peu d’années à justifier leurs titres à voix par arpentages et cartes topographiques, en adjugeant par provision à la commune les terres qui ne seraient réclamées dans l’arpentage de personne, ou qui, dans l’arpentage, surpasseraient les mesures que chacun aurait déclarées de son bien. Cet intérêt, donné à la paroisse de vérifier les déclarations, assurera encore leur fidélité.

Des fonctions si simples, à quoi se borneront à peu près celles des municipalités villageoises, ne seront au-dessus de la portée de personne dans le séjour qu’il habite, et où de tout temps s’est trouvé son patrimoine. Elles ne sauraient nuire à l’exercice de votre autorité ; elles contribueraient au contraire à la rendre précieuse à votre peuple, puisqu’elles ajouteraient à son bonheur ; et que, jointes à l’instruction publique qui influerait chaque jour de plus en plus sur elles, elles rendraient évident à chacun que l’augmentation de la richesse et de la félicité nationale serait due à vos lois et à vos travaux.

Le plus grand, et peut-être le seul embarras qu’il puisse y avoir dans les faciles opérations confiées aux assemblées municipales des paroisses, peut venir de la différente nature d’impositions successivement introduites dans des temps où l’utilité des formes les plus simples n’était pas connue, et où des prétentions de dignité, soutenues d’une puissance réelle, ont contraint de rejeter le fardeau de la plus forte partie des charges publiques sur le peuple, qui ne possède pas la plus petite partie des terres et des revenus. La noblesse est exempte de la taille et des impositions accessoires. Le clergé joint à cette même exemption celle de la capitation et celle des vingtièmes auxquels il supplée par un don gratuit très-éloigné d’être dans la même proportion avec ses revenus. Il en résulte que la somme totale des impositions, qui ne serait pas une charge trop lourde si elle était également répartie sur tous les revenus des terres, ne pesant que sur une portion de ces revenus, paraît insupportable à un grand nombre de contribuables, et restreint, en effet, beaucoup trop les moyens qui doivent rester aux propriétaires d’entre le peuple pour l’entretien et l’amélioration de leurs domaines. Ce sont ces prétentions que l’avarice a couvertes du manteau de la vanité, qui ont principalement induit les rois, prédécesseurs de Votre Majesté, à établir une multitude d’impôts de toute espèce sur tous les genres de commerce et de consommation. Par ces impositions indirectes, ils sont bien parvenus en effet à arracher des contributions à la noblesse et au clergé, qui sont forcés dans leurs dépenses d’acquitter les diverses taxes imposées sur tous les objets dont ils veulent jouir, et qui perdent bien plus encore sur la valeur des productions soumises à ces taxes, et recueillies sur le territoire dont ils sont propriétaires. Si des droits sur les cuirs, sur les boucheries, sur le commerce des bestiaux, enlèvent une partie du prix que devraient naturellement retirer les vendeurs de bœufs et de vaches, et par conséquent le profit qu’on trouve à élever ces animaux, et par conséquent le revenu des prairies, le dommage en retombe évidemment sur les nobles et sur les ecclésiastiques comme sur le reste des possesseurs de prés. Il retombe même presque en entier sur ces deux classes privilégiées, attendu qu’elles se sont réservé la plus grande partie des prés, comme le bien le plus facile à faire valoir, et que plus des quatre cinquièmes de ceux du royaume leur appartiennent. Si les vins sont pareillement soumis à des droits d’entrée dans les villes, à des droits de détail et à une inquisition sévère et dispendieuse chez les marchands qui les débitent, on ne s’informe pas pour cela sur quelle terre ils ont été recueillis, et ceux qui proviennent des terres épiscopales ou des duchés-pairies les acquittent comme ceux du dernier vigneron. Il en est de même des droits sur les étoffes fabriquées avec la laine des moutons du noble, du prêtre, ou du roturier. Il en est de même de toutes les autres impositions indirectes. Et c’est une chose si honteuse et si odieuse que de se targuer de sa dignité pour refuser secours et service à la patrie, comme si la plus grande dignité n’était pas à qui la servira le mieux, qu’il faut peut-être s’abstenir de blâmer ceux qui, n’osant lutter contre les prétentions orgueilleuses et avides de la noblesse et du clergé, ont imaginé de les éluder ainsi. Cependant, les taxes sur les dépenses et sur les consommations entraînent des formes si dures, occasionnent en pure perte tant de frais litigieux, gênent tellement le commerce, et restreignent si considérablement l’agriculture qui ne peut prospérer qu’en raison de la facilité qu’elle trouve à débiter avantageusement ses productions, qu’elles détruisent ou empêchent de naître infiniment plus de revenus qu’elles n’en produisent à Votre Majesté, ni même à ceux qu’elle charge de leur perception, soit à ferme, soit autrement. La noblesse et le clergé, dont la quote-part dans l’acquittement de ces taxes se trouve la plus grande, puisqu’ils ont la plus grande quantité des terres, la plus forte partie des récolte, la plus grande somme des revenus, la noblesse et le clergé payent aussi la plus grande part des faux frais de toute espèce que ces formes d’impositions nécessitent. Ils souffrent infiniment plus par la diminution de leurs revenus qui en résulte, qu’ils ne l’auraient fait par une contribution régulière et proportionnée à leurs richesses, si les dépenses, les jouissances, le travail, le commerce, l’agriculture fussent restés libres et florissants.

Sans ajouter à la charge que portent actuellement la noblesse et le clergé, ou même en la diminuant un peu, mais surtout en soulageant beaucoup le peuple, il serait facile d’introduire une forme moins onéreuse et moins destructive pour remplacer les impositions dont les deux premiers ordres ne sont pas exempts, et dont la nature est nuisible à toute la nation, à la puissance de Votre Majesté, à l’affection qu’elle est en droit d’attendre de ses sujets, à la paix, à la tranquillité, à l’union qui doivent régner dans votre empire. C’est vraisemblablement un des travaux que le Ciel, dans sa bienfaisance, vous a réservés. Ce sera peut-être un but auquel vous désirerez parvenir dans la suite que de rendre votre royaume assez opulent, et votre trésor assez riche d’ailleurs, pour pouvoir remettre au peuple les impositions spéciales auxquelles il est actuellement assujetti, de manière qu’il ne reste plus pour les ordres supérieurs que des distinctions honorables ; et non des exemptions en matière d’argent, avilissantes aux yeux de la raison et du patriotisme pour ceux qui les réclament, avilissantes aux yeux des préjugés et de la vanité pour ceux qui en sont exclus ; onéreuses pour tous par la diminution des richesses de tous, et des moyens de les faire renaître, qu’on a trop enlevés jusqu’à présent aux classes laborieuses, dont les avances et les travaux fondent et peuvent seuls augmenter l’opulence de celles qui leur sont supérieures par le rang.

Il est dans le caractère de Votre Majesté de vouloir arriver à ce terme heureux et nécessaire par des faveurs faites au peuple, et non par des atteintes aux exemptions actuelles de la noblesse et du clergé. Cette disposition peut influer sur leur manière de participer pour le présent aux assemblées municipales.

D’abord, quant à leurs biens affermés et soumis par conséquent à la taille d’exploitation, ils sont dans la règle commune, et peuvent effectuer leurs déclarations et faire porter leur voix par le fermier même de ces biens, ou par tel autre procureur qu’ils voudront choisir : faculté qui ne peut être refusée à aucun propriétaire absent.

Ensuite, lorsqu’il s’agira de la répartition de l’espèce d’impôt territorial dont ils sont exempts, c’est-à-dire de la taille de propriété et de ses accessoires, ils ne doivent avoir ni entrée ni voix aux assemblées.

Quand il sera question de celle des vingtièmes, les nobles devront avoir entrée et autant de voix de citoyen délibératives que la somme de leur revenu en comporte, puisqu’ils payent cet impôt comme le peuple. Les ecclésiastiques alors n’y ont point affaire.

Enfin, lorsqu’il faudra traiter, ou des travaux publics qui concernent l’utilité spéciale de la paroisse, ou de la police des pauvres, ou de la répartition de quelques-unes des impositions de remplacement et de soulagement, que Votre Majesté pourra vouloir établir à la place des impositions indirectes qui gênent actuellement le commerce et l’agriculture, et par rapport auxquelles le clergé ni la noblesse ne jouissent d’aucune exemption, les ecclésiastiques, les nobles et les propriétaires du tiers-état doivent avoir également entrée et voix à l’assemblée municipale, en raison de leurs revenus ; car ils y seront alors également intéressés dans cette proportion, et également soumis dans cette même proportion aux contributions nécessaires.

On pourrait donc statuer qu’il y aurait trois manières de convoquer les assemblées municipales de paroisse. En petite assemblée, où l’on ne traiterait que de la répartition des impositions auxquelles le tiers-état seul est soumis ; en moyenne assemblée, pour celles dont la noblesse n’est point exempte ; et en grande assemblée, pour les affaires ou répartitions communes à tous ceux, de quelque état qu’ils soient, qui ont des biens ou des revenus sur la paroisse.

C’est une complication qu’on pourra simplifier par la suite, mais que l’embarras de la forme actuelle des impositions, et des préjugés qui lui ont donné naissance, rend presque inévitable dans ce premier moment.

Je penserais que dans toutes ces assemblées on doit avoir entrée et voix, et par conséquent y être soumis aux contributions, non-seulement en raison des revenus effectifs qu’on possède sur la paroisse, mais encore en raison des terrains employés en jardins de décoration, lesquels seraient estimés sur le pied du plus haut revenu que la même étendue de terrain pourrait donner dans les meilleurs fonds de la paroisse. Cette espèce de charge sur des fonds qui ne donnent pas de revenu réel, mais qui pourraient en donner souvent avec bien moins de dépenses qu’on n’en a fait pour les rendre inféconds, ne peut porter que sur des gens fort riches, et dans le cas où il faut fournir aux besoins de l’État, en soulageant néanmoins le peuple, il paraît que les contributions extraordinaires sur les riches, lorsqu’elles auront une base sûre de répartition, seront ce que l’on peut employer de moins mauvais. D’ailleurs, l’homme opulent qui possède un terrain dont il pourrait tirer le revenu nécessaire pour faire subsister une famille de citoyens, et qui met sur ce terrain les avances suffisantes pour produire ce revenu, mais dispose ces avances de manière qu’il n’en résulte qu’une stérile décoration, n’est privé que par sa faute, son goût, sa volonté particulière, de ce revenu. Mais est-ce un titre pour refuser à l’État, à la société, à la sûreté commune, l’impôt proportionnel, le moyen de puissance et de protection que le gouvernement continuera d’employer à lui conserver la propriété du terrain même qui aurait produit ce revenu, et dont il aime mieux jouir d’une autre manière ? — Laisser en un tel cas ce terrain soumis à une contribution égale à celle qu’aurait payée le revenu qu’il ne tenait qu’au propriétaire de se procurer, et lui accorder en même temps la voix qui aurait été attachée à ce revenu, c’est à la fois montrer à l’exercice du droit de propriété tout le respect qui lui est dû, et en marquer les justes bornes. Aucune société politique ne peut subsister qu’au moyen d’une portion réservée pour les besoins publics dans les revenus des terres. Toute société peut donc dire à chacun de ses citoyens : « Dispose de ta part à ton gré ; acquitte celle de l’association commune que tu dois maintenir, puisqu’elle te protège. »

Je ne m’arrêterai point à observer que les rentes foncières, les champarts et les dîmes seigneuriales ou ecclésiastiques étant des revenus de biens-fonds, devront donner voix à raison de leur produit comme les terres mêmes qui payent ces rentes ou ces redevances, et dont il faudra les défalquer pour savoir sur quel pied les possesseurs du sol auront le droit de vote.

Mais il peut n’être pas inutile de répéter, lorsqu’il s’agit de l’admission des grands propriétaires ou de leurs procureurs aux assemblées municipales des paroisses, que chacun d’eux n’y votera qu’en raison du bien qu’il aura dans cette même paroisse, tellement que, si le possesseur de 100,000 livres de rente se trouve avoir seulement 50 écus de revenu provenant du territoire d’une certaine paroisse, il n’aura, fût-il du rang le plus distingué, que le quart d’une voix de citoyen dans cette paroisse, et sera obligé de le réunir avec trois autres quarts de voix civique pour nommer un fondé de pouvoir ayant voix complète.

Ceci paraîtra d’autant plus juste à Votre Majesté, qu’il faut considérer que, malgré les arrangements dont j’ai parlé plus haut, et qui peuvent être convenables pour ne pas porter atteinte aux privilèges actuels du clergé et de la noblesse, ce n’est point comme membres d’un ordre dans l’État, mais comme citoyens propriétaires de revenus terriens, que les gentilshommes et les ecclésiastiques font partie de l’assemblée municipale de leur paroisse. Ces assemblées ne sont point des États. Il est établi depuis longtemps qu’en toute municipalité à laquelle ont part des ecclésiastiques ou des nobles, ils n’y votent pas séparément comme ordres distincts, mais uniformément comme les premiers des citoyens notables. L’édit de 1764, qui est à cet égard la loi subsistante et celle qui constate les principes actuels, est essentiellement dans cet esprit. Il ordonne de recevoir un certain nombre de gentilshommes dans les assemblées de notables, et se garde bien de leur y donner un rôle séparé. Déroger à cette loi, qui n’a point excité de réclamation, ne serait pas raisonnable. Et il serait dangereux d’introduire, dans des assemblées faites pour être pacifiques et pour s’occuper d’objets relatifs à un intérêt commun très-évident, des divisions, des distinctions qui feraient bientôt disparaître l’esprit public sous la vanité particulière et la susceptibilité des corps ou des ordres.

Votre Majesté voulant traiter ses sujets comme ses enfants, on ne peut trop les accoutumer à se regarder en frères, et l’on ne doit pas craindre que le respect dû au rang des aînés, qui d’ailleurs ont pour eux les dignités et les richesses, se perde jamais. Il n’est pas moins grand dans les provinces qui n’ont point eu d’États depuis des siècles que dans celles qui les ont conservés, et de plus, ce n’est pas de ces derniers que nous nous occupons actuellement, mais des autres.

Le principal sujet des contestations actuelles, qui est la répartition des impôts, se trouvant jugé dans la forme que je propose à Votre Majesté, par la seule distribution des voix, et les assemblées étant peu nombreuses, il y a lieu de croire que leurs délibérations se feront assez unanimement. Il ne pourra s’y trouver diversité d’opinions que par rapport aux travaux à faire pour les chemins vicinaux ; et sur ce point on pourrait régler qu’en cas de partage la prépondérance à nombre égal de voix serait pour le plus grand nombre de têtes, ou pour les citoyens fractionnaires.

On pourrait encore prévoir un cas, qui serait celui où, soit le seigneur, soit tel autre homme riche, se trouverait, par son revenu, avoir les deux cinquièmes ou même la moitié des voix, et régler qu’alors, si les trois quarts du reste des voix étaient d’un avis contraire au sien, les réclamants auraient le droit de se pourvoir par requête à l’assemblée municipale supérieure, ou de l’élection, qui déciderait si, relativement au bien public, il y a lieu, dans le cas contesté, de suivre la pluralité indiquée par les lots de terre donnant voix de citoyen, ou celle qui résulterait des têtes : c’est un moyen simple d’empêcher les citoyens riches d’abuser de leurs avantages sur les citoyens fractionnaires.

Les assemblées municipales des paroisses, ainsi réglées, auraient à se nommer trois officiers, qu’il semble qu’on pourrait leur laisser la liberté de renouveler tous les ans ou de perpétuer dans leurs fonctions par une élection nouvelle ; un syndic, ou mayeur, ou maire, ou président, dont la distinction ne serait qu’honorifique, n’emporterait que le droit de veiller à l’ordre, d’exposer la délibération et de recueillir les voix ; un greffier pour tenir les livres et les registres de la paroisse ; et un élu ou député pour l’assemblée municipale de l’élection.

J’entrerai tout à l’heure dans les détails relatifs aux fonctions de ce dernier, en parlant des assemblées municipales de la seconde espèce, formées par la réunion des villages et des villes d’un certain arrondissement. Il faut, avant d’arriver à ce second degré de municipalités, que j’arrête un moment les regards de Votre Majesté sur celles des villes qui doivent y être comprises.

Des villes et des municipalités urbaines. — Toutes les villes ont déjà une sorte d’administration municipale ; ce qu’on appelle un corps de ville, un prévôt des marchands ou un maire, des échevins, des syndics, des jurats, des consuls, ou telle autre espèce d’officiers municipaux. Mais dans quelques villes, ces officiers achètent leurs places aux parties casuelles ; dans d’autres, ils sont sans finance, à la nomination de Votre Majesté ; dans d’autres, on élit plusieurs sujets, entre lesquels vous choisissez ; dans d’autres, l’élection suffit ; dans d’autres, ces officiers sont à terme ; dans d’autres, à vie ; dans d’autres même, héréditaires. Il n’y a d’uniforme qu’un esprit réglementaire tiré de la constitution des cités grecques et romaines, qu’on a, tant bien que mal, voulu imiter quand les villes en France sont sorties des mains des seigneurs, et ont commencé à jouir de quelques franchises, de quelques privilèges. Cet esprit tend à bien isoler chaque ville du reste de l’État ; à en faire une petite république bien séparée, bien occupée de son intérêt le plus souvent mal entendu ; bien disposée à y sacrifier les campagnes et les villages de son arrondissement ; bien tyrannique enfin pour ses voisins, et bien gênante pour le commerce et les travaux qui s’exercent dans ses murs.

Vous avez plusieurs fois été obligé, sire, de réprimer cette manie constamment usurpatrice, minutieusement despotique, qui caractérise les villes, à laquelle leur administration présente est liée, et dont elle regarde le maintien comme une de ses plus importantes fonctions. — Votre Majesté sent la nécessité d’anéantir un tel germe perpétuel d’animosité et d’exclusion qui sépare chaque ville des autres villes, et toutes de la campagne dont elles sont environnées, et d’y faire succéder une disposition générale à l’union, à la paix, aux secours réciproques. Ce serait une raison pour réformer toutes les municipalités actuelles des villes, quand même on n’établirait pas celles des villages. Mais j’ose vous conseiller de regarder ces deux mesures comme n’étant que des branches d’une seule et même opération. — C’est en embrassant tous les objets qui sont directement relatifs les uns aux autres, et les menant de front d’après des principes uniformes qui annoncent un grand plan, que Votre Majesté en imposera aux opinions, les maîtrisera, et fera respecter la hauteur et la bienfaisance de ses vues par son peuple et par les nations étrangères.

Le premier principe de la municipalité pour les villes est le même que pour les campagnes. C’est que personne ne se mêle que de ce qui l’intéresse, et de l’administration de sa propriété. Les campagnes sont composées de terres rapportant un revenu, et il n’y a de gens qui tiennent solidement aux communes villageoises que ceux qui possèdent ces terres. Les villes sont composées de maisons. Les seules choses qu’on ne puisse pas en emporter sont les maisons et le terrain sur lequel elles sont bâties. Si la ville prospère et se peu pie, les maisons se louent chèrement. Si le commerce n’y fleurit pas, si l’on n’y trouve point à vivre en raison de son travail, les hommes et les capitaux mobiliers vont ailleurs ; les loyers baissent, quelquefois ad point que l’entretien des maisons devient à charge, et qu’on les laisse tomber : de sorte qu’il n’y a de ruinés que les propriétaires de maisons, les seuls de la ville qui ne puissent pas transporter leurs richesses dans un autre lieu. Si la concurrence des habitants rend les loyers chers, les terrains propres à bâtir acquièrent un grand prix. Si les maisons ne trouvent pas de bons locataires, la valeur du terrain diminue ; et quand personne ne veut y demeurer, cette valeur se réduit à la faculté productive que le sol cultivable peut avoir. C’est donc toujours aux propriétaires de maisons et de terrains des villes que les affaires de ces villes importent spécialement ; c’est donc à eux à former spécialement les municipalités urbaines.

Mais pour déterminer entre eux les voix de citoyen, de manière qu’elles eussent une parité réelle avec celles des citoyens de campagne (car il n’est ni juste ni utile que l’urbain soit mieux traité que le rustique), il ne faudrait pas accorder la voix à 600 livres de revenu en loyers de maisons. Le propriétaire d’une maison louée 600 livres est beaucoup moins considérable dans l’État que le propriétaire d’un champ loué 600 francs. Une maison est une sorte de propriété à fonds perdu. Les réparations emportent chaque année, et tous les ans de plus en plus, une partie de la valeur ; et au bout d’un siècle, plus ou moins, il faut rebâtir la maison en entier. Le capital employé à la première construction, et ceux qui ont été surajoutés pour l’entretien, se trouvent anéantis. Le risque du feu rend même, en général, cette révolution plus courte. Le champ, qui ne demande pas le même entretien, et qui n’est pas sujet aux mêmes accidents, garde à perpétuité sa valeur. Il ne peut souffrir que des mêmes révolutions qui affectent l’État entier. Son maître est citoyen tant que la patrie dure. Le possesseur de maisons dans les villes n’est que citadin. Le propriétaire du champ de 600 livres de revenu peut à toute force, et dans les plus grandes calamités qui lui feraient perdre ses cultivateurs, devenir cultivateur lui-même, se retirer sur son domaine, et y faire subsister de son travail sa famille citoyenne. Le propriétaire de maisons réduit à n’avoir point de locataires, forcé d’habiter lui-même chez lui, y mourrait avec sa famille, s’il n’avait point de revenu d’ailleurs.

Ce n’est pas un bien productif qu’une maison, c’est une commodité dispendieuse. Sa valeur est principalement celle du capital employée la bâtir ; son loyer n’est en plus grande partie que l’intérêt plus ou moins fort de ce capital ; et le capital, ainsi que l’intérêt qu’on en retire, étant périssables par la nature même de la maison, une famille qui ne tire sa subsistance que de cet intérêt n’est pas une famille fondée dans l’État. Elle n’y est qu’à terme et à poste. Elle n’y peut durer que le siècle que durera la maison ; et si, pendant le cours de ces cent années elle n’a pas acquis ou économisé un nouveau capital égal au premier pour reconstruire un autre bâtiment, elle n’a plus d’existence qu’en raison de la valeur du terrain qui lui demeure. C’est donc à la valeur du terrain que se réduit le véritable et solide lien du propriétaire de maisons à la patrie, son véritable moyen de faire subsister ses enfants, son véritable droit de cité. Cette valeur, quoique infiniment moins grande que celle des bâtiments élevés sur ce terrain, se mêle avec la leur, et entre en raison de sa proportion dans le prix des maisons qu’on achète. De sorte qu’on peut estimer que des loyers de maisons, partie est relative au loyer du bâtiment même, et partie à celui du terrain sur lequel il est assis. Louer son terrain, ou l’employer pour y bâtir des maisons, ou pour y placer des chantiers, ou pour tout autre usage de ce genre, est une manière de faire valoir son bien, qu’on ne préfère à la culture que parce que les circonstances locales rendent cette préférence plus avantageuse pour le propriétaire ; et comme il ne serait pas juste de le priver du droit de cité que peut lui donner le revenu qu’il tire de cet emploi de son terrain, il ne serait pas juste non plus que cette préférence qui lui fait trouver le moyen de posséder une voix de citoyen sur le plus petit espace possible de terre, ne la laissât pas soumise aux contributions sociales comme les autres voix de citoyen.

Au reste, la difficulté qu’il peut y avoir, dans le loyer des maisons, à discerner, d’avec l’intérêt des capitaux employés à la construction, le revenu réel de la propriété foncière, semble devoir porter à ne pas attribuer dans les villes la voix de citoyen à un certain revenu, mais à un certain capital déterminé en terrain. Cette valeur du terrain est connue, et différente dans les différents quartiers. Elle est fixée par la concurrence des entrepreneurs qui se disputent ces terrains pour y élever des maisons, des magasins, des hangars, et pour y placer des ateliers, des jardins.

Or, comme il y a toujours une proportion entre l’emploi des capitaux et les revenus, il semble qu’on pourrait, sans s’écarter beaucoup du vrai, supposer aux propriétaires des villes la rente ordinaire du capital auquel leur terrain serait évalué ; et par conséquent accorder aujourd’hui dans les villes la voix de citoyen au propriétaire d’un terrain valant 15,000 livres, ou environ 750 setiers de blé ; ce qui serait à peu près l’équivalent du propriétaire de 600 livres de rente, ou 30 setiers de blé de revenu, en biens de campagne[4].

Indépendamment de ce que cette évaluation paraît fondée sur l’impartiale égalité que Votre Majesté voudra qui soit observée entre ses sujets des villes et ceux des campagnes, il se trouve à cette manière de fixer les voix de citoyen dans les villes un avantage notable, c’est de prévenir le tumulte à craindre dans les assemblées trop nombreuses, même de propriétaires. Il y a très-peu de possesseurs de maisons dont le terrain, occupé par leurs édifices, vaille 15,000 francs ; on n’en trouverait pas cent à Paris. Il en résultera que Ja presque totalité des propriétaires urbains ne seront que des citoyens fractionnaires, et qu’il se trouvera même dans les villes de bien plus petites fractions de citoyen que dans les campagnes. Il y aurait donc beaucoup de petites assemblées de propriétaires de maisons citoyens fractionnaires, et qui pourraient être composées de vingt-cinq, ou trente, ou quarante propriétaires pour nommer entre eux le citoyen chargé de sa propre voix et de celles des autres fractionnaires qui la compléteraient. Chaque assemblée de paroisse ou de quartier n’appelant donc au plus qu’un citoyen sur vingt-cinq maisons, cette assemblée elle-même ne serait pas trop nombreuse ; elle se passerait sans tumulte ; on pourrait y parler raison. Et c’est déjà un point, en toute délibération où un grand nombre de personnes ont intérêt et droit, de se débarrasser du chaos de la multitude, sans porter atteinte ni à l’intérêt, ni aux droits d’aucun de ses membres.

Dans les petites villes qui n’ont qu’une paroisse, les maisons ont peu de valeur, les terrains encore moins, les fractions de citoyens seront fort petites ; les citoyens votants nommés par les fractionnaires seront assez peu nombreux pour que l’on puisse très-bien leur laisser l’administration municipale de leur ville, comme dans les paroisses de campagne. Mais on peut les autoriser, si cela leur est plus commode, à se nommer entre eux un maire, des échevins, ou tels autres officiers selon l’usage des lieux, pourvu que ces officiers restent toujours soumis à rendre compte de leur gestion, de leurs résolutions, et surtout de la dépense qu’ils auront à faire pour la commune, aux citoyens qui leur en auront confié l’administration.

Dans les villes plus grandes où il y a plusieurs paroisses ou plusieurs quartiers, et où l’administration des citoyens votants serait inévitablement embarrassée par leur nombre, il est indispensable de les obliger à nommer ainsi parmi eux des officiers municipaux. Alors si le nombre de ces officiers est dans un certain rapport avec celui des paroisses ou des quartiers, on peut en faire nommer un ou deux par quartier ou par paroisse ; ou bien faire nommer par l’assemblée de chaque paroisse un certain nombre d’électeurs, qui ensuite choisiraient entre eux les officiers municipaux.

Dans les très-grandes villes où il peut être utile que le gouvernement influe davantage sur le choix des officiers publics, et surtout dans celles où les charges municipales donnent la noblesse, les électeurs présenteraient plusieurs sujets entre lesquels Votre Majesté choisirait, ou que même elle rejetterait tous pour faire procéder à une nouvelle élection, suivant l’exigence des cas.

Il peut être utile aussi que, dans ces grandes villes, la police ne reste pas entièrement aux officiers municipaux, et qu’un magistrat de votre choix, absolument dans votre main, v préside. Cela est prouvé pour Paris, et je penserais qu’il pourrait en être de même pour Lyon et pour quelques autres villes.

Il est difficile qu’une grande ville se passe de subdivisions, de petites municipalités intérieures concourant à former et à soulager la grande municipalité ; enfin d’assemblées paroissiales ou par quartier ; car une grande ville est à la fois un assemblage de paroisses ou de quartiers, et un corps commun.

Dans cette distribution inévitable de la municipalité pour les grandes villes, il me semble que les assemblées paroissiales peuvent, mieux que personne, régler et surveiller de près les travaux et les secours à donner aux pauvres de leur quartier ; que les travaux et édifices publics, les quais, les ports, le pavé, doivent regarder les officiers municipaux chargés d’en rendre compte aux députés des paroisses, et que, quant à la répartition des impôts, elle se trouvera faite comme dans les campagnes par la distribution des voix.

C’est une chose très-fâcheuse qu’actuellement la plupart des villes soient considérablement endettées, partie pour des fonds qu’elles ont prêtés au gouvernement, et partie pour des dépenses en décorations, que des officiers municipaux qui disposaient de l’argent d’autrui, et n’avaient point de compte à rendre aux propriétaires, ni d’instructions à en recevoir, ont multipliées dans la vue de s’illustrer, quelquefois de s’enrichir.

De ces deux classes de dettes, la première est la moins embarrassante. La plupart des villes qui paraissent chargées de grosses rentes pour le gouvernement n’ont fait que lui prêter leur nom, et leurs rentiers se trouveront aussi bien payés quand ils le seront directement par Votre Majesté, qu’ils le sont par l’entremise des hôtels de ville auxquels il faut en faire les fonds.

Quant aux dettes que les villes ont faites pour leur compte, et dont elles acquittent aujourd’hui les intérêts avec des octrois très-nuisibles au commerce, à la distribution naturelle des richesses, et aux revenus de Votre Majesté, je penserais qu’il faudrait supprimer ces octrois, et qu’en remettant l’administration municipale entre les mains des propriétaires, on trouvera beaucoup d’autres facilités pour le payement des dettes des villes. Par exemple, si l’on établit sur chaque paroisse, au moyen de l’assemblée des propriétaires, une administration pour les pauvres malades, on pourra les faire visiter chez eux. Ils y seront mieux soignés, et plus aisément guéris ; parce que leurs propres facultés se joindront à la charité publique pour améliorer leur sort, parce qu’ils n’y gagneront pas une complication de maux, parce que leur famille subsistera de la viande nécessaire pour leur faire du bouillon. Et ils coûteront bien moins, parce qu’il ne faudra pas entretenir des édifices immenses pour les loger. — Cette meilleure et plus secourable administration débarrassera, rendra vacantes dans toutes les villes des maisons considérables qui deviendront à vendre, et qui contribueront pour de fortes sommes à l’acquittement de leurs dettes. On peut y joindre dans plusieurs d’entre elles, et dans les plus endettées, les greniers d’abondance qu’elles ont entretenus, et qui n’ont jamais servi qu’à leur faire paver les grains plus cher, à en détériorer la qualité, à diminuer l’approvisionnement réel, à faciliter des malversations qui ont notablement accru les dettes elles-mêmes. Peut-être se trouvera-t-il par la suite quelques autres édifices publics que Votre Majesté pourrait leur abandonner. Une véritable municipalité composée de propriétaires, ou d’officiers qui leur devront compte ; qu’ils pourront changer tous les ans s’ils n’approuvent pas leur conduite, et poursuivre s’ils les trouvent en fraude, une telle municipalité trouvera bien les moyens de vendre à toute leur valeur les bâtiments qui lui seront dévolus. Et quant à ce qui pourrait rester à quelques villes, de dettes qui ne seraient pas celles de l’État, après celles acquittées par la vente des bâtiments qu’elles peuvent réclamer, leur municipalité en demeurerait chargée ; les intérêts seraient payés, et un vingtième des capitaux remboursé tous les ans par les citoyens propriétaires, en raison de la distribution de leurs voix.

De cette manière, le commerce sera infiniment plus libre, et les villes seront dès ce moment, puis chaque année, de plus en plus soulagées ; car, pour peu que la valeur des édifices ou des terrains qu’elles auront à vendre égale une année des arrérages qu’elles ont actuellement à payer pour faire la première avance d’un vingtième du capital, les intérêts de leurs dettes s’affaiblissant ensuite d’un vingtième tous les ans, d’année en année, la contribution à fournir par chaque propriétaire diminuera de même ; et en vingt années, toutes les villes seront quittes. La répartition de leur revenu municipal se fera comme celle du revenu royal par la distribution des voix civiques, et la perception, étant toujours assurée par privilège sur les loyers, coûtera le moins qu’il sera possible de frais de contrainte. La municipalité elle-même aura le plus grand intérêt à réduire au plus bas ceux de recette et de comptabilité.

Les denrées dégagées d’octrois rendront la subsistance du peuple plus facile, et assureront en même temps aux cultivateurs des profits qui augmenteront l’aisance et le revenu des campagnes.

Les villes ainsi arrangées dans leur intérieur, et la barrière que les octrois mettent entre elles et les campagnes détruite, il ne restera plus qu’à les lier au système général par les élus ou députés qu’elles enverront à l’élection ou à l’arrondissement quelconque dont elles feront partie.

Du second degré de Municipalités, ou de celles des arrondissements, des élections, des districts. — L’objet de l’institution générale d’une bonne et civique éducation, même pour les hommes des dernières classes, donnée sous l’inspection d’un Conseil à ce destiné, serait de les lier à leur famille, et de leur apprendre à bien vivre en général avec leurs proches, avec les autres familles, et dans l’État.

L’objet des municipalités villageoises et urbaines où les propriétaires citoyens voteraient en personne, et où les fractionnaires même participeraient par des fondés de pouvoirs cointéressés et de leur choix, serait de lier les familles au lieu du domicile que leurs propriétés leur indiquent.

L’objet des municipalités supérieures par élections ou arrondissements, par provinces et au-dessus, qui ne peuvent être formées que de députés, est d’établir une chaîne au moyen de laquelle les lieux les plus reculés puissent correspondre avec Votre Majesté sans la fatiguer, l’éclairer sans l’embarrasser, faciliter l’exécution de ses ordres, et faire respecter d’autant plus son autorité en lui épargnant des erreurs et en la rendant plus souvent bienfaisante.

On ne peut pas envoyer de députés de paroisses à une assemblée provinciale : il s’y trouverait trop d’affaires et trop de gens. D’un côté, les assemblées nombreuses sont la perte de toute raison. De l’autre, le moyen de ménager le temps et la peine des administrations supérieures, de leur épargner des fautes et des injustices, est de leur assurer le pouvoir de bien régler les affaires importantes, et de ne leur laisser revenir aucune de celles que les administrations inférieures peuvent bien terminer. C’est à quoi doivent servir les assemblées municipales d’arrondissement.

Elles seraient composées d’un député de chacune des municipalités du premier degré comprises dans leur arrondissement. Les villes n’enverraient, comme les villages, qu’un député chacune, car chacune d’elles ne forme, comme chaque village, qu’une seule communauté. On pourrait excepter au plus les capitales des provinces, et leur permettre d’en avoir deux, et si l’on veut, à la ville de Paris, d’en avoir quatre ; quoiqu’au fond cette multiplication de députés pour les villes capitales ne soit d’aucune utilité. Mais peut-être serait-il difficile de leur refuser cette distinction qu’elles chercheraient à motiver sur la multitude de citoyens qui habiteraient leurs murs.

Si l’on trouvait que les élections actuelles renfermassent trop de paroisses, et que l’assemblée de leurs députés fût trop nombreuse, on pourrait les subdiviser, et il conviendrait de les distribuer de manière qu’il se trouvât à peu près autant de paroisses dépendantes de chaque arrondissement, qu’il y aurait d’arrondissements dans la province, ce qui est très-facile à faire.

Dans l’assemblée d’arrondissement, le rang des députés serait réglé par le nombre des voix de citoyen du lieu pour lequel ils parleraient ; ce qui est encore un moyen pour garantir de plus en plus des fausses déclarations. Si plusieurs se trouvaient parler pour des villes ou des villages dont le nombre de voix serait le même, leur rang serait décidé par le sort, qui se renouvellerait chaque année, à moins qu’un des deux cantons s’étant enrichi dans l’intervalle d’une année à l’autre, son député ne gagnât la préséance comme parlant pour un plus grand nombre de voix citoyennes.

Cette assemblée se nommerait dans sa première séance un président et un greffier, et dans sa dernière un député pour l’assemblée supérieure de la province. Chacun de ces officiers garderait son titre et ses fonctions pendant un an pour la facilité de la correspondance entre les diverses municipalités et les divers degrés de municipalité, encore que l’assemblée de district ne durât guère que huit jours ou douze au plus en deux sessions ; car les séances n’auraient pas besoin d’être fort multipliées et ne consumeraient pas beaucoup de temps, les fonctions de l’assemblée municipale d’un arrondissement étant tout à fait simples.

La première serait de faire entre les villes et les villages de son district la distribution des rangs. D’après le principe que nous venons d’établir, de donner le pas aux communautés qui auraient le plus grand nombre de voix civiques, cette opération serait de la dernière facilité. Chaque député apporterait, et serait tenu de déposer au greffe de l’assemblée de l’arrondissement, un double des registres de sa paroisse. On y verrait le nombre de citoyens ayant voix dont elle serait composée, et c’est une chose qui, de paroisse à paroisse, ne peut être cachée. Si une paroisse voulait dissimuler sa force et perdre de son rang, ses voisins dont les députés seraient présents réclameraient contre elle. Le nombre de voix indiquerait la force et le revenu de la paroisse. La proportion entre les paroisses serait donc donnée avec la plus grande équité, et sans qu’aucune d’elles pût avoir à se plaindre. Cela servirait de règle pour la répartition de l’impôt, qui ne se ferait que dans la seconde session, après la tenue des assemblées supérieures.

Il faudrait seulement, à cause de la complication actuelle et des privilèges subsistants, faire trois rôles : un de la petite assemblée municipale, où n’entreraient que les simples citoyens ; un de la moyenne assemblée, où seraient compris les simples citoyens et les nobles ; et un de la grande, où les simples citoyens, les nobles et les ecclésiastiques seraient réunis.

Lors de la seconde session, où l’on ferait la répartition des sommes à fournir par chaque paroisse, le premier rôle serait pour les impositions qui ne regardent que le peuple ; le second, pour celles qui portent également sur le peuple et sur la noblesse ; et le troisième, pour les taxes en remplacement de celles dont personne n’est exempt, et qui sont acquittées aujourd’hui par le clergé même et par la noblesse, en raison de leurs revenus ; chaque paroisse ne devant porter de ces diverses impositions qu’en proportion des citoyens des différents ordres dont elle serait composée et du nombre de leurs voix.

Ces différents rôles examinés, déposés au greffe, et leur extrait inscrit sur les registres, ce qui ne renfermerait aucune difficulté, chaque député exposerait, d’après les instructions par écrit de ses commettants, leurs demandes par rapport aux chemins de traverse, ou à d’autres travaux utiles à l’arrondissement et ayant besoin du secours de toutes les paroisses qui le composeraient pour être exécutés ; et l’assemblée déciderait à la pluralité des voix s’il y a lieu d’ordonner le travail proposé, lorsqu’il serait particulier à l’arrondissement. Dans ce cas, la dépense s’en répartirait en raison des voix de citoyen de tous les ordres, sur toutes les paroisses dont les députés auraient voix à l’assemblée. Dans le cas où le travail proposé par un ou plusieurs députés serait d’une telle conséquence qu’il parût intéresser toute la province, l’assemblée jugerait s’il y a lieu ou non d’en référer à la province même.

Les députés exposeront ensuite les grands accidents physiques que leur paroisse pourrait avoir essuyés, comme grêle, inondation, incendie, et demanderont, toujours d’après les instructions de leurs commettants, les soulagements qu’ils pourraient se croire bien fondés à solliciter. L’assemblée en délibérera et décidera, par la majorité absolue, s’ils sont justement réclamés. Dans le cas d’affirmative, elle en répartira la dépense sur les paroisses qui n’auraient pas souffert. Durant cette délibération, les députés requérants n’auraient point de voix. Ils seraient suppliants et non pas juges.

Si le dommage était trop général, après avoir statué ce que les paroisses exemptes du fléau pourraient donner de secours aux maltraités, l’assemblée arrêterait des instructions pour demander le surplus qu’elle estimerait juste à l’assemblée provinciale ; et alors les députés des paroisses affligées pourraient reprendre voix.

Cela fait, l’assemblée jugerait les cas qui pourraient se présenter, et que nous avons prévus plus haut, en parlant des municipalités paroissiales. Votre Majesté se rappelle qu’il s’agit de ceux dans lesquels un homme opulent, à qui sa richesse donnerait les deux cinquièmes ou plus des voix de citoyen comprises dans sa paroisse, ayant par cet avantage emporté la pluralité pour faire décider quelque dépense ou quelque travail public spécial à la paroisse, les trois quarts des autres voix seraient réclamantes et demanderaient que le travail ne fût pas fait, ou fut fait d’une autre manière : comme, par exemple, s’il s’agissait de décider entre deux chemins, dont l’un serait pour la commodité du village, et l’autre pour celle du château, et dont le dernier l’aurait emporté à l’assemblée paroissiale à la faveur des voix du seigneur, mais avec réclamation. — Dans ce cas, le député paroissial devrait être purement passif. Sa fonction serait d’annoncer qu’il y a division d’avis dans sa paroisse, de lire la délibération arrêtée par les voix dominantes, de lire ensuite la requête des réclamants contre cette délibération, et enfin la réponse des dominants à cette requête, qui ne pourrait être présentée sans leur avoir été communiquée.

Il lui serait expressément défendu d’ajouter aucune réflexion à ces trois pièces. Il ne pourrait donner sa voix, ni même indiquer son a is à leur sujet. L’assemblée prononcerait après les avoir entendues ; sa décision ferait loi pour la paroisse cliente, et équivaudrait à une délibération unanime de cette paroisse.

Tout ce travail ne consumerait pas huit jours. Chaque paroisse ferait les frais de son député pour ce temps, et si l’assemblée durait davantage, ce serait aux dépens des députés eux-mêmes.

La dernière délibération serait employée à nommer un député pour l’assemblée provinciale, auquel on remettrait les instructions qui auraient été arrêtées, et par lesquelles on demanderait à la province, soit les travaux publics, soit les établissements, soit les secours auxquels les forces de l’arrondissement n’auraient pu suffire.

On lui remettrait de plus, pour le déposer au greffe de l’assemblée provinciale, un double du procès-verbal de la session de l’assemblée qui le députerait, et dans lequel se trouverait inscrit un extrait des registres particuliers de chaque paroisse de l’arrondissement ; c’est-à-dire la liste de ces paroisses, avec la note pour chacune d’elles du nombre des citoyens fractionnaires, complets ou multiples, et de celui des voix de citoyen partagées en citoyens ordinaires, nobles et ecclésiastiques.

Lorsqu’on aura pu parvenir à faire confectionner par le moyen des municipalités paroissiales une carte topographique de chaque paroisse, chacune en gardera la minute, et en fera expédier une copie que son député devra remettre à l’assemblée de l’arrondissement, laquelle faisant recopier, réduire et rassembler toutes les cartes topographiques qui lui auront été remises, en formera la carte de son arrondissement dont elle enverra pareillement copie, ainsi que de toutes les cartes topographiques sur lesquelles elle sera fondée, à l’assemblée provinciale.

Une seconde session de chaque assemblée d’arrondissement aura lieu après la dernière de l’assemblée provinciale, pour en apporter les décisions et faire entre les communes la répartition des contributions que l’assemblée provinciale aurait ordonnées, soit pour la province seulement, soit en exécution de vos ordres, sire, et de ceux de l’assemblée nationale, pour le bien général du royaume.

Du troisième degré de Municipalités, ou des Assemblées provinciales. — Une assemblée provinciale serait composée des députés des assemblées municipales du second degré, c’est-à-dire des élections ou arrondissements compris dans la province. Leur nombre ne serait jamais considérable et ne passerait guère une trentaine.

Ils auraient, comme les assemblées des arrondissements, deux sessions.

Dans la première, ils constateraient l’état des arrondissements ou districts, et en régleraient les rangs d’après le nombre des communautés qui y seraient comprises, et des voix de citoyen qu’elles renfermeraient. Le relevé que chaque député aurait apporté du nombre de paroisses formant le district dont il serait l’envoyé, et du nombre de voix de citoyen de chacune de ces communes, réglerait fort naturellement cet arrangement nécessaire.

On déciderait ensuite s’il y a lieu ou non d’accorder un soulagement aux districts, qui pourraient le réclamer par rapport aux grands malheurs physiques qu’ils auraient essuyés. Si on croyait le devoir, on répartirait sur-le-champ entre les autres districts la somme à payer pour ce soulagement.

Puis on passerait à l’examen des travaux publics que la province pourrait avoir intérêt d’entreprendre pour elle-même, et l’on écouterait à cet effet les propositions que les députés auraient à faire pour leur arrondissement. — Si les travaux étaient résolus, on prendrait à la pluralité des voix les arrangements nécessaires pour en faire les frais. S’ils paraissaient de nature à intéresser quelques provinces voisines, on leur écrirait pour les inviter à y concourir ; c’est une liberté qu’on peut laisser même dans l’intérieur des provinces aux assemblées municipales des districts et des paroisses entre elles.

Enfin, si les travaux publics proposés étaient d’une importance à devenir sensible pour tout le royaume, on arrêterait à quel point la province y peut contribuer comme la plus intéressée, et l’on dresserait des instructions pour demander le secours de toutes les autres provinces, par le moyen du député que l’assemblée provinciale nommerait pour la municipalité générale ou du royaume.

Si la province avait essuyé quelque grande calamité, comme une épizootie, qui aurait détruit les bestiaux, elle pourrait aussi faire demander par son député des secours à toute la nation.

Elle le chargerait d’ailleurs de porter un double de ses registres, et l’extrait de celui des assemblées du district à la municipalité générale, centre commun de toutes les municipalités du royaume.

Cette première session des assemblées provinciales pourrait durer trois semaines, et les députés des assemblées de district seraient défrayés pendant ce terme par leurs commettants.

Après la tenue de la municipalité générale, les assemblées provinciales ouvriraient leur seconde session pour répartir entre leurs districts les sommes qu’ils auraient à payer ; et cette seconde session, préparée par le travail de la première, pourrait durer huit jours, pendant lesquels les députés seraient encore défrayés par leurs districts, toute prolongation étant aux frais des députés eux-mêmes.

De la Grande Municipalité, ou Municipalité royale, ou Municipalité générale du royaume. — Cet établissement, sire, compléterait celui des municipalités. Ce serait le faisceau par lequel se réuniraient sans embarras dans la main de Votre Majesté tous les fils correspondant aux points les plus reculés et les plus petits de votre royaume.

La municipalité générale serait composée d’un député de chaque assemblée provinciale, auquel on permettrait d’avoir un adjoint pour le suppléer en cas de maladie et le seconder dans son travail de cabinet. Les adjoints pourraient assister aux assemblées comme spectateurs, mais ils n’y auraient ni séance, ni voix.

Tous vos ministres, au contraire, auraient l’une et l’autre ; et Votre Majesté pourrait honorer quelquefois l’assemblée de sa présence, assister aux délibérations, ou déclarer sa volonté.

Ce serait dans cette assemblée qu’on ferait le partage des impositions entre les diverses provinces, et qu’on arrêterait les dépenses à faire, soit pour les grands travaux publics, soit pour les secours à donner aux provinces qui auraient essuyé des calamités, ou qui proposeraient des entreprises qu’elles ne seraient pas assez opulentes pour achever.

Par rapport à ces différents objets, Votre Majesté déclarerait, à l’ouverture de l’assemblée, ou ferait déclarer par son ministre des finances, les sommes dont elle aurait besoin, et qui devraient être imposées sur la totalité des provinces pour l’acquittement des dépenses de l’État. Elle y comprendrait la valeur des travaux publics qu’elle aurait jugé à propos d’ordonner, et laisserait ensuite l’assemblée parfaitement libre de décréter à la pluralité des voix tels autres travaux publics qu’elle trouverait convenable, et d’accorder aux provinces qui les solliciteraient, tels secours ou tels soulagements qu’elle voudrait, à la charge d’en faire la répartition au marc la livre des autres impositions sur le reste du royaume.

Il y a sur ces secours, qu’il est juste d’accorder, une observation importante à faire, une théorie à établir, tant afin d’en diminuer le nombre, que pour ne pas accoutumer vos peuples ni vos municipalités à une sorte d’état perpétuel de mendicité. Le nécessaire ne doit jamais être refusé, l’inutile jamais demandé. Voici à cet égard le principe dont j’espère que Votre Majesté sera frappée.

Chacun doit, autant que cela n’est pas impossible, pourvoir à ses propres besoins par ses propres forces. L’individu qui peut travailler, et peut trouver du travail, n’a rien à demander à personne.

S’il tombe dans un besoin qui excède réellement ses facultés, c’est à ses plus proches, à ses parents, à ses amis auxquels sa situation et ses mœurs sont bien connues, qu’il doit s’adresser avant de recourir à toute autre assistance ; et ses parents, ses amis ne doivent être autorisés à invoquer le public qu’après avoir fait eux-mêmes ce qu’ils peuvent en sa faveur.

Cette marche, sire, doit être suivie depuis le plus simple particulier jusqu’aux provinces demandant vos bienfaits ou ceux de l’État qui vous est soumis.

Ainsi le pauvre et l’infirme seront présentés à leur commune par des amis ou des protecteurs qui leur auront déjà donné quelque soulagement, et s’engageront à fournir leur quote-part de ce que la municipalité accordera de surplus.

Il en sera de même de la paroisse demandant l’appui de son arrondissement, si c’est pour un travail public qui l’intéresse, ou dans le cas d’une calamité, si elle n’a pas frappé sur la totalité de ses citoyens.

Et de même d’un arrondissement qui voudra s’adresser à la province.

De même enfin d’une province qui sollicitera les autres ou voudra les exciter à quelque dépense utile.

Le besoin doit arriver à la puissance suprême, affaibli de tous les efforts que les intéressés ont faits afin d’y subvenir, et accompagné de leur soumission expresse de concourir avec les autres, et dans la même proportion, au complément du secours réclamé.

C’est le moyen simple et noble de graduer les dépenses en raison de l’intérêt que peuvent y avoir ceux qui les proposent, de les contenir dans des limites raisonnables, de les rendre moins onéreuses au public, de faire que leur sollicitation ne soit jamais avilissante.

Revenons, sire, aux travaux des municipalités.

On serait d’abord obligé de faire un peu arbitrairement le département entre les provinces, et l’on prendrait pour règle de s’écarter le moins que l’on pourrait de l’état actuel. — Mais, à la seconde année, les paroisses ayant eu le temps de distribuer dans leur intérieur les voix de citoyen, ayant envoyé, par leurs députés aux assemblées de district, copie de leurs registres, dont celles-ci auraient fait passer l’extrait aux assemblées provinciales qui en auraient transmis un double à la municipalité générale du royaume, le fort et le faible de chaque province se trouverait connu ; l’on pourrait corriger les défauts de la répartition, et arriver, sur cet article important, au plus haut point de perfection et à la plus exacte équité qui soient possibles. Ce que des milliers d’employés et des millions de dépense n’auraient pu faire, le cadastre du royaume, Votre Majesté le ferait en un an, sans embarras et sans frais, à la satisfaction de tout le monde, en donnant un grand intérêt pour le rédiger à ceux qui savent parfaitement les faits qui doivent y être compris.

La suite et l’exécution des opérations importantes dont je viens de soumettre l’esquisse à Votre Majesté demandent quelques précautions, et leurs détails quelques arrangements, que je vais avoir l’honneur de mettre sous vos yeux dans l’article suivant.

Précautions à prendre pour l’établissement proposé. Marche de la correspondance entre les différents degrés de Municipalités. Usage qu’on en pourra faire. — La première précaution à prendre est celle dont j’ai parlé plus haut, de commencer par faire le département entre les paroisses dans la forme actuelle, fixant à chacune, par la répartition au Conseil d’État et le ministère de l’intendant, la somme qu’elle doit payer, et la laissant seulement libre de répartir cette somme en raison du revenu des héritages de chacun de ceux qui en ont sur son territoire. Si l’on commençait par demander à une paroisse l’état des revenus de ses habitants, elle le donnerait fautif, afin d’éviter l’imposition. Mais lorsqu’il s’agira de répartir une imposition déterminée, et que tous les propriétaires y seront appelés, chacun ayant à se débattre contre les autres pour ne pas porter plus que sa part, ils se feront justice réciproquement. Cette première précaution est déjà prise, puisque les intendants feront cette année le département entre les paroisses, comme à l’ordinaire, et que, si Votre Majesté donnait une loi à cet égard, elle n’aurait à porter que sur la répartition intérieure. Dans ce premier instant, il ne faudrait encore parler que de la taille et des impositions qui lui sont accessoires.

Par la déclaration à rendre à ce sujet, Votre Majesté pourrait dire que, « Voulant éviter dans la répartition tout arbitraire, et mettre son peuple à l’abri des vexations dont cet arbitraire a souvent été la cause inévitable ; voulant d’ailleurs favoriser la classe la plus in digente de ses sujets, et suppléer, en la soulageant, à la proportion qui, dans les temps de cherté, n’a pas paru suffisamment établie entre les salaires et le prix des denrées, elle a jugé à propos de supprimer la taille des manouvriers de la campagne, qui ne possèdent point de terres, et ne font point de commerce (le sacrifice serait de peu de conséquence).

Que par rapport à la taille d’exploitation : comme il est reconnu que les fermiers la précomptent à leurs propriétaires, ainsi que toutes les autres impositions dont ils sont chargés ; qu’ils loueraient les terres beaucoup plus cher, s’ils n’avaient pas la taille à payer, et non-seulement de la valeur habituelle de cette taille, mais même de quelque chose de plus à quoi ils évaluent le risque de la voir augmenter arbitrairement ; dorénavant toutes les impositions connues sous le nom de taille d’exploitation, taille personnelle, et accessoires de celle-ci, demeureront réunies sous le titre et la qualité de taille réelle, et seront réparties sur les héritages à raison de leur revenu.

Que le propriétaire seul, de quelque qualité qu’il soit, sera tenu, comme il l’est déjà indirectement, de les acquitter ; ce qui ne déroge point aux privilèges de la noblesse, ni des autres privilégiés, puisque leurs privilèges ne se sont jamais étendus aux terres affermées.

Qu’en conséquence, et dans la vue d’empêcher aussi que les travaux de l’agriculture destinés à mettre l’abondance dans le royaume, puissent jamais être interrompus, ce ne sera plus les richesses d’exploitation, ou les richesses mobiliaires des cultivateurs, mais la valeur même des héritages qui répondra du payement de l’impôt.

Que, pour ne déranger cependant aucune des combinaisons actuelles faites par vos sujets, ni porter le trouble dans aucun contrat, il sera réglé un compte entre tous les fermiers et leurs propriétaires, dans lequel on constatera ce que le fermier a payé de taille et autres impositions accessoires à raison de sa ferme, depuis le commencement de son bail, et qu’il en sera estimé une année commune, dont le fermier sera tenu de payer annuellement et régulièrement la valeur au propriétaire jusqu’à la fin du bail : celui-ci demeurant pour cette somme bien et dûment chargé d’acquitter entièrement l’impôt.

Que cependant tout propriétaire sera libre de donner délégation pour ses impositions sur son fermier, ou de charger celui-ci de payer à son acquit, sous la condition naturelle dépasser et allouer en compte audit fermier les quittances du receveur des deniers royaux comme argent comptant.

Que, quant à la répartition de la taille réelle qui sera désormais la seule subsistante, pour prévenir tout murmure et toute injustice, Votre Majesté veut bien permettre aux paroisses de former dans leur intérieur une administration municipale à l’effet d’opérer cette répartition.

Qu’afin de ne priver personne du droit qu’il peut avoir à cette administration, elle sera composée de tous les propriétaires fonciers, chacun y participant en raison de ses revenus.

Qu’afin d’éviter néanmoins, dans les assemblées et délibérations de ces propriétaires, la trop grande multitude qui pourrait y porter de la confusion, on n’accordera séance et voix complète de citoyen qu’à ceux dont la fortune en terres peut faire subsister une famille, ce qu’on estimera à la valeur de six cents livres en argent, ou trente setiers de blé froment, en revenu net.

Que ceux qui n’auront pas une telle fortune ne seront pas exclus de la municipalité ; mais qu’ils n’y pourront paraître que collectivement, en se réunissant plusieurs dont les différentes fortunes égalent ensemble le total de six cents livres ou trente setiers de blé froment de revenu net, pour entre eux en nommer un qui porte à l’assemblée sa propre voix et celle des autres citoyens qui l’auront choisi, ayant soin d’y déclarer pour quelle somme de revenu chacun d’eux a contribué à le choisir, et de prouver qu’il n’usurpe pas sa place, etc., etc. »

On annoncerait ensuite le privilège que Votre Majesté voudrait bien accorder à ces assemblées municipales de régler les travaux à faire pour le bien de leur communauté.

On y joindrait des formules sur la manière de faire les rôles et de constater les voix avec équité, annonçant pour la suite de plus grandes marques de la bienveillance de Votre Majesté, lorsque les assemblées municipales des paroisses seraient réglées et en pleine vigueur.

Le mois suivant, on donnerait une seconde déclaration pour les municipalités urbaines.

Et trois ou quatre mois après, quand on saurait que les assemblées villageoises ont pris leur forme et que les voix y sont réglées, vous pourriez, sire, donner le grand édit pour l’établissement de la hié rarchie des municipalités ; déclarer aux paroisses le droit que vous leur accordez de députer aux élections, et à celles-ci de députer aux assemblées provinciales ; enfin, à ces dernières de députer à leur tour à une assemblée générale près de Votre Majesté.

Tout cela peut se faire tant cette année qu’au commencement de l’année prochaine. Mais ce ne serait que dans les premiers jours d’octobre de cette dernière, après que toutes les récoltes seraient faites et connues, que pourraient se tenir les assemblées municipales d’élection.

On saurait que les instructions des députés devraient s’y borner à celles relatives aux petits travaux publics entrepris ou projetés par les villages ou les villes, et aux secours réclamés en raison de fléaux qui auraient eu lieu. Mais Votre Majesté a déjà reconnu que ce qu’ils apporteraient de plus précieux serait le double des registres de leur paroisse et l’état de la distribution de leurs voix de citoyen, pièce dont l’extrait présenté par le député de l’assemblée d’élection à l’assemblée provinciale mettrait celle-ci à portée d’éclairer l’assemblée royale, et assurerait, par la combinaison des quatre ordres de municipalités, l’équitable répartition des contributions dans tout le royaume.

À l’égard de cette série de députés, il y a une chose importante à remarquer, c’est que les paroisses peuvent fort bien envoyer un des propriétaires membres de leur assemblée municipale en députation à l’élection, et ne doivent même pas en envoyer un autre ; mais que les assemblées d’élection ne pourront souvent pas envoyer un de leurs membres à l’assemblée provinciale, car la plupart de ces membres seront de bons propriétaires de campagne dont les affaires les rappelleront chez eux. S’il s’en trouvait cependant qui fussent disposés à se charger de la députation, et que l’assemblée en jugeât capables, rien n’empêcherait qu’on ne [les envoyât ; c’est ce qui doit être fort libre. D’un autre côté, la rareté d’hommes propres à concourir à l’administration d’une province rend difficile d’empêcher les assemblées d’élection de choisir, quand elles le trouveront convenable, hors de leur sein les députés qu’elles enverront aux assemblées provinciales, lorsque les simples députés des paroisses n’auraient pas le temps, ou ne se sentiraient pas le talent nécessaire pour aller figurer dans ces assemblées supérieures. Rien ne doit donc mettre obstacle à ce que des gens, de la première distinction même, encore jeunes et déjà mûrs, qui se destineraient aux affaires, briguassent auprès des assemblées d’élection l’honneur de la députation à l’assemblée provinciale, ce qui serait en effet une très-bonne école. Leur traitement ne devant être accordé que pour un mois ou deux séances, et fixé sur un pied modique, comme par exemple de 12 francs par jour ou 15 louis pour la députation, n’exciterait pas l’avarice. Leurs instructions d’ailleurs, ainsi que la nécessité de rendre compte à leurs commettants, étant positives, ces places ne pourraient guère être recherchées que par des gens estimables, et, ne le fussent-ils pas, ils n’y pourraient faire que le bien.

Les assemblées provinciales s’ouvrant trois jours après la clôture des premières assemblées d’élection, c’est-à-dire vers le 11 octobre, pourraient être terminées, quant à leur première séance, avant la fin du même mois. De sorte que l’assemblée générale composée des députés provinciaux pourrait prendre séance à Paris dans les premiers jours de novembre. Je proposerais à Votre Majesté qu’il en fût de leurs députés comme de ceux des assemblées d’élection, et qu’on laissât les assemblées provinciales maîtresses de les choisir parmi leurs membres ou ailleurs. Leur traitement pourrait être de 1000 écus pour six semaines de séjour à Paris, et celui de leur adjoint de 1,000 francs. Ce ne serait pas assez d’argent pour l’ambition avide, ce serait assez pour la sorte de dignité que doit garder un député de province. La dépense totale serait petite.

Chaque député provincial serait tenu d’apporter à Paris l’extrait des registres de sa province, contenant l’état abrégé des élections et la notice succincte des paroisses. Il faudrait bien un mois pour rédiger tous ces extraits en un seul tableau, qui serait l’esquisse du royaume, et quinze jours au plus pour faire le département de l’imposition entre les provinces. L’intervalle de la rédaction des extraits des registres serait employé par les députés aux conférences qu’exigeraient les travaux particuliers des provinces et les secours qu’elles se demanderaient alternativement. Du 15 au 20 décembre, les députés pourraient être retournés à leur assemblée provinciale pour y reporter le résultat de l’assemblée générale, et y rendre compte des objets de leur mission.

Cette seconde session de l’assemblée provinciale, où elle se bornerait presque à partager entre les élections les impositions arrêtées, répartition dont les bases seraient données par le nombre des voix de citoyen de chaque arrondissement et de chaque commune, n’aurait pas à durer plus de huit jours, comme nous l’avons remarqué plus haut.

Dans les premiers jours de janvier, les députés des élections formant l’assemblée provinciale pourraient rendre compte à leurs commettants, assemblés pour la seconde fois pendant quatre jours, des décisions de la province.

Et du 8 au 15 janvier, chaque député de ville et de village revenu chez lui, la répartition pourrait être arrêtée dans les paroisses.

Depuis la séparation des assemblées jusqu’à la nouvelle élection, les présidents, greffiers et députés de tous les grades conserveraient leur titre et le droit de compulser les registres et de veillera leur conservation, afin que, lorsqu’on aurait besoin d’un renseignement sur un lieu quelconque, on pût se procurer tous les éclaircissements nécessaires par la voie de la correspondance, en s’adressant aux officiers de la province, qui s’adresseraient à ceux du district, et ces derniers à ceux du lieu dont il s’agirait.

Dès cette seconde année, la force et la proportion des revenus du royaume étant connues par le nombre des voix de citoyen, et la répartition ayant une règle claire et assurée, Votre Majesté pourrait remettre aux assemblées municipales comme une marque de sa confiance l’assiette des vingtièmes. Ce serait une occasion de témoigner des bontés à la première assemblée générale, et de supprimer une administration coûteuse et nécessairement fautive, quoique dirigée aujourd’hui par des hommes d’un mérite distingué.

Rien ne serait plus facile ensuite que de faire demander par les assemblées même les réformes que Votre Majesté aurait projetées, aurait préparées, et de leur faire proposer le remplacement de tous les impôts onéreux ou vexatoires que vous auriez intention de supprimer. Tous les obstacles seraient levés par l’union du vœu national à votre volonté.

Et si, par impossible, les assemblées municipales ne s’y portaient pas, vous n’en seriez pas moins le maître de faire ces réformes de votre seule autorité, après avoir établi leur utilité, dont en général chacun conviendrait, et de statuer sur les remplacements nécessaires. Car, encore une fois, ces assemblées municipales, depuis la première jusqu’à la dernière, ne seraient que des assemblées municipales, et non point des États. Elles pourraient éclairer, et par leur constitution même elles éclaireraient sur la répartition des impôts et sur les besoins particuliers de chaque lieu ; mais elles n’auraient nulle autorité pour s’opposer aux opérations indispensables et courageuses que la réforme de vos finances exige.

Elles auraient tous les avantages des assemblées d’États et n’auraient aucun de leurs inconvénients, ni la confusion, ni les intrigues, ni l’esprit de corps, ni les animosités et les préjugés d’ordre à ordre.

Ne donnant ni lieu ni prise à ce qu’il y a de fâcheux dans ces divisions d’ordres, n’y laissant que ce qu’il peut y avoir d’honorifique pour les familles illustres ou pour les emplois respectables, et classant les citoyens en raison de l’utilité réelle dont ils peuvent être à l’État, et de la place qu’ils occupent indélébilement sur le sol par leurs propriétés, elles conduiraient à ne faire de la nation qu’un seul corps, perpétuellement animé par un seul objet, la conservation des droits de chacun et le bien public.

Elles accoutumeraient la noblesse et le clergé au remplacement des impositions dont ils ne sont pas exempts aujourd’hui, et à un remplacement dont la charge serait moins lourde que celles qui retombent sur le revenu de leurs biens. Elles donneraient pour ce remplacement des règles de répartition équitables et sûres.

Par les lumières et la justice qu’elles apporteraient dans la répartition, elles rendraient l’impôt moins onéreux au peuple, quoique sa recette fût augmentée. — Elles fourniraient par l’amélioration de cette recette les moyens de soulager les dernières classes, de supprimer par degrés les impositions spéciales au tiers-état, et même à la noblesse, d’établir une seule contribution uniforme pour tous les revenus.

Alors peut-être deviendrait-il possible d’exécuter ce qui a paru chimérique jusqu’à présent, de mettre l’État dans une société complète, proportionnelle et visible d’intérêt avec tous les propriétaires : tellement que le revenu public ordinaire, étant une portion déterminée des revenus particuliers, s’accrût avec eux par les soins d’une bonne administration, ou diminuât comme eux si le royaume devenait mal gouverné.

Mais il serait très-difficile qu’il le fût. Le gouvernement ne serait plus surchargé de détails. Il pourrait se livrer aux grandes vues d’une sage législation. Toutes les affaires intérieures relatives aux contributions, aux travaux publics, aux secours réciproques, à la charité nécessaire dans les paroisses, les élections, les provinces même, se trouveraient expédiées d’après des règles de justice inviolables et claires, par les gens qui en seraient les plus instruits, et qui, décidant de leur propre chose, n’auraient jamais à se plaindre de l’autorité. Le royaume d’ailleurs serait parfaitement connu.

On pourrait en peu d’années faire pour Votre Majesté un état de la France par provinces, élections et paroisses, où la description de chaque lieu serait accompagnée de sa carte topographique ; de sorte que, si l’on parlait devant vous d’un village, vous pourriez à l’instant, sire, voir sa position, connaître les chemins ou les autres travaux qu’on proposerait d’y faire, savoir quels sont les particuliers dont les propriétés y sont comprises, quelle est la forme et quels sont les revenus de leurs héritages.

Les assemblées et leurs députations perpétuelles offriraient l’occasion, et donneraient l’habitude, de la meilleure instruction que puisse recevoir la jeunesse déjà élevée. Elles l’accoutumeraient à s’occuper de choses sérieuses et utiles, en faisant tenir sans cesse devant elle des conversations sages sur les moyens d’observer l’équité entre les familles, et d’administrer avec intelligence et profit le territoire par les travaux les plus propres à l’améliorer. Cet objet général des conversations dans chaque lieu rendrait les hommes sensés, et diminuerait beaucoup les mauvaises mœurs.

L’éducation civique que ferait donner le Conseil de l’instruction dans toute l’étendue du royaume, les livres raisonnables qu’il ferait rédiger et qu’il obligerait tous les professeurs d’enseigner, contribueraient encore plus à former un peuple instruit et vertueux. Ils sèmeraient dans le cœur des enfants des principes d’humanité, de justice, de bienfaisance et d’amour pour l’État, qui, trouvant leur application à mesure qu’ils avanceraient en âge, s’accroîtraient sans cesse. Ils porteraient le patriotisme à ce haut degré d’enthousiasme dont les nations anciennes ont seules donné quelques exemples, et cet enthousiasme serait plus sage et plus solide, parce qu’il porterait sur un plus grand bonheur réel.

Enfin, au bout de quelques années, Votre Majesté aurait un peuple neuf, et le premier des peuples. Au lieu de la corruption, de la lâcheté, de l’intrigue et de l’avidité qu’elle a trouvées partout, elle trouverait partout la vertu, le désintéressement, l’honneur et le zèle. Il serait commun d’être homme de bien. Votre royaume, lié dans toutes ses parties qui s’étayeraient mutuellement, paraîtrait avoir décuplé ses forces. Et, dans le fait, il les aurait beaucoup augmentées. Il s’embellirait chaque jour comme un fertile jardin. L’Europe vous regarderait avec admiration et avec respect, et votre peuple aimant, avec une adoration sentie[5].


  1. Dupont de Nemours ne fixe pas la date de ce Mémoire ; mais la note qui le termine porte à penser qu’il fut écrit en 1775. (E. D.)
  2. Toutes les idées du Mémoire suivant appartiennent à M. Turgot. Elles présentent le projet de constitution qu’il aurait voulu donner à la France pour l’avantage mutuel de la nation et du roi.

    La rédaction est d’une autre main. Il en avait confié le premier essai à son ami le plus intime* ; mais il avait approuvé cet essai, qu’il se proposait de corriger, et de récrire en entier, avec la sévérité la plus scrupuleuse, comme il faisait de tous les ouvrages auxquels il permettait à ses amis de coopérer.

    Nous indiquerons à la fin la principale et très-importante addition qu’il se proposait de faire à ce projet. (Note de Dupont de Nemours.)

    * C’est lui-même, selon toute apparence, que désigne ici Dupont de Nemours. (E. D.)

    .
  3. Depuis trente-trois ans que ceci est écrit, la valeur de l’argent a baissé ; celle des services et de presque tous les objets mobiliers a en conséquence haussé relativement à l’argent ; celle du blé, au contraire, a haussé à l’égard de l’argent, et baissé par rapport à toutes les autres marchandises. De sorte que le revenu d’un homme ne serait aujourd’hui dans la proportion désirée par M. Turgot pour lui accorder le droit complet de suffrage, que dans le cas où ce revenu s’élèverait à 1,000 francs ou 56 setiers, ou un peu plus de 76 quintaux de froment : bien entendu que ce serait de revenu net, tous frais de culture prélevés. (Note de Dupont de Nemours.)
  4. On sent que les mêmes circonstances qui ont changé les rapports de l’argent au blé, suivant une certaine proportion, et de l’argent aux autres jouissances, suivant une autre proportion, exigeraient aussi une évaluation pour le capital des terrains de ville différente de celle que l’on pouvait faire du temps de M. Turgot. Le besoin d’être bien logé est un de ceux qui se sont accrus ; la valeur des terrains de ville est une de celles qui ont le plus augmenté, et beaucoup plus que celle du blé : ainsi l’on peut croire qu’aujourd’hui ce serait 24,000 francs, ou la valeur de 800 setiers ou 960 quintaux métriques de blé qu’il faudrait avoir en terrain dans les villes pour jouir de la même richesse à laquelle M. Turgot y aurait attribué la voix de citoyen. (Note de Dupont de Nemours.)
  5. M. Turgot voulait avec raison corriger cette esquisse. — En appelant les propriétaires des terres à la participation qu’il leur croyait due, et qu’il jugeait utile au roi de leur accorder dans l’administration du pays, il aurait désiré que l’on joignît à cette constitution fondamentale des mesures qui donnassent une claire et complète garantie de la liberté des personnes, de celle du travail, de celle du commerce et de toutes les propriétés mobiliaires, aux natifs et aux habitants qui ne sont pas propriétaires de biens-fonds, mais dont le bonheur est le seul gage d’une active, d’une efficace concurrence pour l’exploitation du territoire, pour les fabriques, pour les manufactures, pour tous les moyens intérieurs et extérieurs de porter ce territoire à sa plus grande valeur. Il voulait procurer ainsi l’abondance, répandre la félicité sur toute la nation, assurer la paix par la raison, par la puissance, par la justice ; donner au chef de la société une autorité d’autant plus grande, que n’étant, ne pouvant être que bienfaisante, il n’y aurait jamais ni motif, ni intérêt de la contester.

    Il voulait conduire un plan si complet, si vaste, si sage, à toute la perfection dont son génie, son talent, ses lumières l’auraient trouvé et rendu susceptible ; et ensuite arrêter la rédaction de toutes les lois nécessaires pour son exécution, avant de le soumettre au monarque, et de l’exposer à la critique d’un premier ministre sur l’appui duquel il ne comptait déjà plus.

    Le temps lui parut trop court pour que ces grandes opérations pussent être entamées au 1er octobre 1775, comme l’aurait exigé le renouvellement de l’année financière. Il crut devoir les remettre à celui de 1776 ; se donner une année pour les mieux faire, et en remplir l’intervalle par des lois favorables à la classe laborieuse, à l’amélioration des travaux particuliers et publics.

    La pureté de ses intentions, l’évidente utilité de ses projets, son zèle, son courage, ne lui permettaient pas de croire qu’il serait disgracié dès le mois de mai de cette même année où il comptait fonder sur des bases solides la prospérité générale.

    Le bien qu’ont fait les assemblées provinciales, qui n’étaient cependant qu’un anneau détaché de la chaîne qu’il avait conçue, montre ce qu’elles auraient pu produire, si leurs inférieures et leur supérieure avaient existé.

    Que de maux eussent été prévenus !

    Ne blâmons pas un tel homme du retardement que sa prudence a jugé raisonnable.

    Plaignons la France d’avoir été victime de la légèreté, de la frivolité, de l’indifférence à tout bien qui caractérisaient M. de Maurepas, et de la jalousie qu’il y joignit.

    Déplorons la malheureuse modestie du bon Louis XVI, qui l’empêchait de croire à ses propres pensées, à la justesse de sa propre raison, et de tenir à ses propres affections, quand la majorité de ceux qui l’entouraient n’était pas de son avis.

    Il a longtemps défendu M. Turgot. Il l’a toujours aimé. Il l’a regretté vivement. (Note de Dupont de Nemours.).