Œuvres de Turgot (Daire, 1844)/Lettres sur la tolérance

Texte établi par Eugène DaireGuillaumin (tome IIp. 675-687).

LETTRES SUR LA TOLÉRANCE[1].

Première lettre, à M. l’abbé ……, grand-vicaire du diocèse de……

Vous me demandez à quoi je réduis la protection que l’État doit accorder à la religion dominante ?

Je vous réponds, qu’à parler exactement, aucune religion n’a droit d’exiger d’autre protection que la liberté ; encore perd-elle ses droits à cette liberté quand ses dogmes ou son culte sont contraires à l’intérêt de l’État.

Je sens bien que ce dernier principe peut quelquefois donner prétexte à l’intolérance, parce que c’est à la puissance politique à juger si telle ou telle chose nuit à l’intérêt de l’État ; et parce que cette puissance, exercée par des hommes, est souvent dirigée par leurs erreurs. — Mais ce danger n’est qu’apparent : ce sont les hommes déjà intolérants qui font servir ce principe de voile à leurs préjugés. Ceux au contraire qui sont convaincus des avantages de la tolérance, n’en abuseront pas. Ils sentiront toujours que, s’il y a dans une religion un dogme qui choque un peu le bien de l’État, il est fort rare que l’État en ait rien à craindre, pourvu que ce dogme ne renverse pas les fondements de la société ; que les règles du droit public bien établies, bien éclaircies, et le pouvoir de la raison, ramèneront plutôt les hommes au vrai, que ne le feraient des lois par lesquelles on attaquerait des opinions que les hommes regarderaient comme sacrées ; que, si la persécution ne presse pas le ressort du fanatisme, la fausseté du dogme deviendra dans l’esprit des gens sages, contre cette religion, une démonstration qui la minera à la longue, et fera écrouler de lui-même un édifice contre lequel toutes les forces de l’autorité se seraient brisées ; qu’alors, pour l’intérêt même de cette religion et pour se justifiera eux-mêmes leur croyance, ses ministres seront forcés de devenir inconséquents, et de donner à leurs dogmes des adoucissements qui les rendront sans danger. Enfin les véritables tolérants sentiront qu’il n’y a rien à craindre d’une religion vraie ; ils compteront sur l’empire de la vérité. Ils sauront qu’une religion fausse tombera plus sûrement en l’abandonnant à elle-même et à l’examen des esprits tranquilles, qu’en réunissant ses sectateurs par la persécution ; et qu’il est très-dangereux de rallier les hommes à la défense des droits de leur conscience, et de tourner vers cette défense l’activité de leur âme, qui ne manquerait pas de les diviser sur l’usage qu’ils ont à faire de ces droits, si on les en laissait jouir pleinement. Me voilà un peu écarté de la question que vous m’avez faite : j’y reviens.

J’ai dit qu’aucune religion n’avait droit à être protégée par l’État. Il suit immédiatement, du principe de la tolérance, qu’aucune religion n’a de droit que sur la soumission des consciences. L’intérêt de chaque homme est isolé par rapport au salut ; il n’a dans sa conscience que Dieu pour témoin et pour juge. Les liens de la société n’ont rapport qu’aux intérêts dans la poursuite desquels les hommes ont pu s’entr’aider, ou qu’ils ont pu balancer l’un par l’autre. Ici le secours des autres hommes serait impossible, et le sacrifice de leur véritable intérêt serait un crime. L’État, la société, les hommes en corps, ne sont donc rien par rapport au choix d’une religion ; ils n’ont pas le droit d’en adopter une arbitrairement, car une religion est fondée sur une conviction.

Une religion n’est donc dominante que de fait et non pas dans le droit ; c’est-à-dire que la religion dominante, à parler selon la rigueur du droit, ne serait que la religion dont les sectateurs seraient les plus nombreux.

Je ne veux cependant pas interdire au gouvernement toute protection d’une religion. Je crois au contraire qu’il est de la sagesse des législateurs d’en présenter une à l’incertitude de la plupart des hommes. Il faut éloigner des hommes l’irréligion et l’indifférence qu’elle donne pour les principes de la morale. Il faut prévenir les superstitions, les pratiques absurdes, l’idolâtrie dans laquelle les hommes pourraient être précipités en vingt ans, s’il n’y avait point de prêtres qui prêchassent des dogmes plus raisonnables. Il faut craindre le fanatisme et le combat perpétuel des superstitions et de la lumière ; il faut craindre le renouvellement de ces sacrifices barbares qu’une terreur absurde et des horreurs superstitieuses ont enfantées chez des peuples ignorants. Il faut une instruction publique répandue partout, une éducation pour le peuple, qui lui apprenne la probité, qui lui mette sous les yeux un abrégé de ses devoirs sous une forme claire, et dont les applications soient faciles dans la pratique. Il faut donc une religion répandue chez tous les citoyens compris dans l’État, et que l’État en quelque sorte présente à ses peuples, parce que la politique qui considère les hommes comme ils sont, sait que pour la plus grande partie ils sont incapables de choisir une religion ; et que si l’humanité et la justice s’opposent à ce qu’on force des hommes à adopter une religion qu’ils ne croient pas, cette même humanité doit porter à leur offrir le bienfait d’une instruction utile et dont ils soient libres de faire usage. Je crois donc que l’État doit, parmi les religions qu’il tolère, en choisir une qu’il protège ; et voici à quoi je réduis cette protection pour ne blesser ni les droits de la conscience, ni les sages précautions d’une politique équitable, qui doit éviter d’armer les sectes les unes contre les autres par des distinctions capables de piquer leur jalousie.

Je voudrais que l’État ne fît autre chose pour cette religion que d’en assurer la durée, en établissant une instruction permanente, et distribuée dans toutes les parties de l’État, à la portée de tous les sujets ; c’est-à-dire que je ne veux autre chose, sinon que chaque village ait son curé ou le nombre de ministres nécessaire pour son instruction, et que la subsistance de ces ministres soit assurée indépendamment de leur troupeau, c’est-à-dire par des biens-fonds. Ce n’est pas là un droit qu’ait la religion ; car c’est à celui qui la croit et qui croit avoir besoin d’un ministre, à le payer. Mais on sent bien que, s’il n’y avait pas des ministres dont la subsistance fût indépendante des révolutions qui arrivent dans les esprits, toutes les religions s’élèveraient successivement sur les ruines les unes des autres, et la seule avarice laisserait bien des cantons sans aucune instruction. Je ne laisserais donc aux ministres des religions tolérées que les subsides de leurs disciples, ou, si je leur permettais d’avoir quelques fonds, je permettrais aussi à leurs disciples de les aliéner ; et peut-être à la longue ce moyen suffirait-il pour réunir les esprits sans violence dans une même croyance, du moins si la religion protégée était raisonnable. Il est évident qu’il faudrait exiger de ceux qui professeraient la religion protégée des formes pour donner et pour ôter leurs bénéfices ; mais l’établissement et l’application de ces formes n’appartiendraient jamais sous aucun rapport à l’autorité civile. Les tribunaux civils seraient toujours obligés, en jugeant le possessoire, de se conformer à la décision des corps ecclésiastiques ; et si par hasard ceux-ci commettaient des injustices en destituant quelque ministre, il faudrait dire que ce ministre n’avait pas un véritable droit sur ce bénéfice, et que cette injustice n’est pas plus du ressort des tribunaux que celle d’un maître qui renvoie un domestique.

Un État choisira ordinairement pour l’adopter la secte la plus nombreuse ; il y a toujours à parier qu’elle est celle de ceux qui gouvernent. Il faut pourtant avouer que toute religion n’est pas propre à être ainsi adoptée par la politique. Une religion qui paraîtrait fausse par les lumières de la raison, et qui s’évanouirait devant ses progrès, comme les ténèbres devant la lumière, ne devrait point être adoptée par le législateur. Il ne faut pas élever un de ces palais de glace que les Moscovites se plaisent à décorer, et que le retour de la chaleur détruit nécessairement, souvent avec un fracas dangereux. On ne devrait pas non plus accorder de protection spéciale à une religion qui imposerait aux hommes une multitude de chaînes qui pussent influer sur l’état des familles et sur la constitution de la société : par exemple, une religion qui mettrait des obstacles au nombre et à la facilité des mariages, une religion qui aurait établi un grand nombre de dogmes faux et contraires aux principes de l’autorité politique, et qui en même temps se serait fermé la voie pour revenir de ses erreurs qu’elle aurait consacrées, ou qu’elle se serait incorporées, ne serait pas faite pour être la religion publique d’un État : elle n’aurait droit qu’à la tolérance.

Si l’on pensait ainsi, et si l’infaillibilité de l’Église n’était pas vraie (si elle l’est, l’État n’en est point juge), on pourrait croire que la religion catholique ne devrait être que la tolérée. La religion protestante ou l’arminianisme ne présentent pas les mêmes inconvénients politiques ; mais leurs dogmes tiendraient-ils contre les progrès de l’irréligion ?

La religion naturelle mise en système, et accompagnée d’un culte, en défendant moins de terrain, ne serait-elle pas plus inattaquable ?

Ce ne sont point là des questions qu’il faille proposer à un grand-vicaire. — Voilà ce que c’est que de prendre la plume. Je ne voulais vous écrire que quatre mots, et je perce dans la nuit. Adieu, je vous embrasse bien tendrement.


Seconde lettre, sur la tolérance, au même[2].

Je suis toujours étonné et affligé de vous voir vous refuser à mes principes sur la tolérance, pour lesquels je vous avoue que j’ai un attachement qui va fort au delà de la simple persuasion.

Comment pouvez-vous dire que vous voulez qu’on ne force pas à suivre la religion dominante, mais qu’on empêche de prêcher contre elle, et que cette distinction fait tomber ce qu’il y a de plus spécieux dans mes objections ?

Ne roulent-elles pas toutes sur le principe fondamental que le prince n’est pas juge de la vérité et de la divinité ? Qu’a donc en soi de si précieux l’intolérance pour qu’on y soit tant attaché ? Attaquant indifféremment le vrai et le faux, n’est-ce pas au vrai qu’elle doit être le plus funeste, en détruisant par la violence la séduction impérieuse par laquelle il commande aux esprits ? D’ailleurs, de quel droit le prince m’empêchera-t-il d’obéir à Dieu, qui m’ordonne de prêcher sa doctrine ? Le prince est souvent dans l’erreur ; Dieu peut donc ordonner le contraire du prince. S’il y a une religion vraie, auquel des deux faudra-t-il obéir ? N’est-ce pas Dieu seul qui a le droit de commander ? Si le prince a la vraie doctrine, ce n’est que par un hasard indépendant de sa place, et par conséquent sa place ne lui donne aucun titre pour en décider. Empêcher de prêcher, c’est toujours s’opposer à la voix de la conscience, c’est toujours être injuste, c’est toujours justifier la révolte, et par conséquent toujours donner lieu aux plus grands troubles. Le zèle, dès qu’il est contredit, s’enflamme et embrase tout. L’intolérance est un lierre qui s’attache aux religions et aux États, qui les enchaîne et les dévore ; si l’on Veut l’extirper, il faut en détruire les derniers rameaux ; s’il en reste à terre un seul, le lierre renaîtra tout entier, lui tait d’opinions, les rameaux font racines comme ceux du lierre. — En voilà bientôt assez sur ce sujet. Les principes se déduisent de leurs conséquences, comme les conséquences des principes. Je ne vois rien à ajouter à des démonstrations ; et jusqu’ici vous n’avez pas dit un mot contre mon principe fondamental, l’incompétence du prince.

C’est pour la dernière fois que je vous parlerai de la tolérance, et j’imagine qu’après ma lettre la question doit être épuisée entre nous, peut-être même l’est-elle déjà ; du moins je vous avoue que le sentiment que vous embrassez sur cette question est une énigme pour moi. La liaison que vous croyez voir entre le mien et le pyrrhonisme en fait de religion, m’en paraît une autre aussi difficile à expliquer. Il me semble au contraire qu’il a pour fondement la confiance qu’on doit avoir dans l’empire du vrai sur tous les esprits, et la certitude qu’il y a une religion vraie. Sans doute que les hommes sont capables de juger de cette vérité ; mais ils ne seront capables de juger ni de celle-là ni d’aucune autre, lorsqu’on tiendra leurs opinions dans l’esclavage, et lorsqu’on opposera dans leurs âmes à l’empire de la vérité les intérêts les plus puissants, l’espérance de la fortune, la crainte de perdre leurs biens, leur honneur, leur vie. Les hommes peuvent juger de la vérité de la religion, et c’est précisément à cause de cela que d’autres n’en doivent pas juger pour eux, parce que le compte sera demandé à la conscience de chacun ; d’ailleurs, en bonne foi, si quelqu’un en pouvait juger pour d’autres, seraient-cc les princes ? et Louis XIV en savait-il plus là-dessus que Leclerc ou Grotius ?

Vous répondez à la suite des propositions sur chacune desquelles je vous demande oui ou non, « qu’il n’est pas nécessaire d’être infaillible dans l’exercice d’un droit pour avoir ce droit ; sans quoi il n’y aurait nul droit chez les hommes, et qu’il suffit de pouvoir prendre connaissance de la vérité. » Et je crois qu’il faudrait être infaillible pour prendre sur soi une décision d’où dépend pour ses sujets une éternité de bonheur ou de malheur. Je crois qu’il faudrait être infaillible pour avoir un droit inutile à l’intérêt de la société, et qui n’a pu entrer dans la convention originelle qui a donné l’être à cette société. Cela suffit pour faire tomber vos rétorsions, parce que mon argument ne suppose pas que l’infaillibilité soit nécessaire pour l’exercice de tout droit ; mais seulement d’un droit dans lequel l’erreur mettrait nécessairement en contradiction avec la Divinité, et entraînerait pour les sujets une éternité de malheur, c’est-à-dire leur ferait sacrifier à l’autorité de la société un intérêt dont cette société ne peut les dédommager, ce qui serait contre la nature de toute convention. Or, tel serait le droit accordé au prince de juger de la religion, s’il y a une religion vraie. — S’il y a une religion vraie, on ne peut avoir pour elle trop de respect : c’est une injure à la religion qu’on veut rendre exclusive, c’est une impiété à demi secrète, qui motivent l’intolérance.

Pour répliquer à votre réponse, je remarquerai que la dernière de mes propositions n’est pas tirée immédiatement de la première, et que c’est sur la liaison de chaque conséquence avec ses prémisses immédiates que je vous ai demandé le oui ou le non. Je vous le demande encore. J’ajouterai un mot pour répondre plus en détail à vos rétorsions. Le prince peut ordonner des choses injustes, dites-vous. Donc, ajoutez-vous, par mes principes, il n’aurait pas droit d’ordonner en général des actions des citoyens. Il peut condamner des innocents, continuez-vous, et je conviendrai que le prince a le même droit de commander en matière de religion, qu’il a d’ordonner des choses injustes, ou de condamner des innocents. — Mais il n’a aucun de ces droits, quoiqu’il ne soit pas impossible qu’il fasse toutes ces choses. — Il est nécessaire, pour développer ce qu’il y a d’obscur dans cette matière, de remonter aux principes des droits des princes, et de commencer par s’en former des notions claires : les conséquences naîtront d’elles-mêmes.

Je ne connais que deux sortes de droits parmi les hommes, la force, si tant est qu’on puisse l’appeler un droit, et l’équité ; car les conventions, qui semblent faire une des principales sources des droits qui régissent le genre humain, se rapportent à l’une ou à l’autre de ces deux espèces.

La force est le seul principe de droit que les athées admettent. Chaque membre de la société, ou plutôt généralement selon eux, chaque être intelligent a un intérêt et des forces pour parvenir à ce but. Il exerce l’énergie de ses forces relativement à cet intérêt, et cette énergie n’est arrêtée que par l’action contraire des forces des autres êtres intelligents dont l’intérêt s’oppose au sien. De l’équilibre de toutes ces forces, il résulte un mouvement général vers l’intérêt commun, qui n’est autre chose que la somme des intérêts particuliers modérés les uns par les autres. Dans ce système, le droit et la force se confondent : le fort aurait droit d’opprimer le faible, mais les faibles, en se liguant, résistent à l’oppression de leur société. Les lois sont les articles du traité par lequel les membres qui la composent se sont réunis ; ces lois sont le résultat de l’intérêt du plus grand nombre, ou des plus forts, qui obligent le petit nombre ou les faibles d’observer ces lois, c’est-à-dire de céder à leur volonté. Les lois, disent-ils encore, approchent d’autant plus de la perfection, qu’elles embrassent l’intérêt d’un plus grand nombre d’hommes, et qu’elles les favorisent tous plus également, parce qu’alors seulement l’équilibre est établi entre tous les intérêts et toutes les forces. Dans ce système, dire qu’un homme n’a pas droit d’opprimer un autre homme, c’est dire que cet autre a la force de résister à l’oppression. Si ce mot de droit y est employé dans quelque autre sens, ce n’est que relativement aux conventions ; et les conventions n’ont elles-mêmes de force que par le pouvoir qu’ont les sociétés qui les ont formées, de les faire exécuter.

La vraie morale connaît d’autres principes. Elle regarde tous les hommes du même œil ; elle reconnaît dans tous un droit égal au bonheur, et cette égalité de droit, elle ne la fonde pas sur le combat des forces des différents individus, mais sur la destination de leur nature et sur la bonté de celui qui les a formés, bonté qui se répand sur tous ses ouvrages. De là, celui qui opprime s’oppose à l’ordre de la Divinité ; l’usage qu’il fait de son pouvoir n’est qu’un abus. De là la distinction du pouvoir et du droit.

Le fort et le faible ont beau peser inégalement dans la balance du pouvoir, cette balance n’est pas celle de l’équité ; le Dieu qui tient celle-ci dans ses mains, ajoute ce qui manque à l’égalité dans un des côtés. L’injustice de l’oppression n’est pas fondée sur une ligue du faible avec le faible qui les mette en état de résister, mais sur la ligue du faible avec Dieu même. En un mot, tous les êtres intelligents ont été créés pour une fin ; cette fin est le bonheur, et cette fin leur donne des droits fondés sur cette destination, C’est sur ces droits que le Dieu qui les a créés les juge, et non pas sur leurs forces. Ainsi le fort n’a aucun droit sur le faible ; le faible peut être contraint, jamais obligé de se soumettre à la force injuste. Les régies d’équité, d’après lesquelles Dieu juge les actions des hommes, sont le tableau de leurs droits respectifs. L’usage qu’ils font de leur pouvoir n’est pas toujours conforme à ce tableau ; mais, pour savoir si cet usage est juste ou injuste, c’est ce tableau divin qu’il faut consulter : les conventions elles-mêmes ne forment qu’un droit subordonné à ce droit primitif ; elles ne peuvent obliger que ceux qui ont été parties libres et volontaires. Ceux qui s’en trouvent lésés peuvent toujours réclamer les droits de l’humanité. Toute convention contraire à ces droits n’a d’autre autorité que le droit du plus fort ; c’est une vraie tyrannie. On peut être opprimé par un seul tyran, mais on peut l’être tout autant et aussi injustement par une multitude. Ainsi les Lacédémoniens ne pouvaient avoir le droit de faire périr les enfants contrefaits ; leur faiblesse les abandonnait à la cruauté, des conventions abominables les condamnaient ; l’équité parlait pour eux, et les Lacédémoniens étaient des monstres.

Suivons l’application de ces deux principes par rapport au droit qu’aurait le prince, ou, si vous voulez, la société en général, d’ordonner des choses injustes, de punir des innocents, et de juger la religion. — Cette application sera le développement de votre rétorsion et sa réponse.

Dans les principes des athées, qui regardent la force comme le seul fondement du droit, le prince a droit de faire tout ce que ses sujets lui laissent faire. Son intérêt s’étend suivant les rayons d’une sphère dont il est le centre, jusqu’à ce qu’il se trouve arrêté par la résistance d’autres intérêts.

Je conviendrai, en ce cas, que le prince aurait le droit, ce serait à dire le pouvoir, non-seulement d’ordonner en général, mais d’ordonner des choses injustes, c’est-à-dire des choses que ses sujets trouveraient injustes, parce qu’elles seraient contraires à leur intérêt.

Si on dit dans un autre sens qu’il ordonne des choses injustes, ou qu’il fait punir des innocents, cela ne signifie autre chose, sinon qu’il se trompe en ordonnant des choses contraires à l’intérêt public, lorsqu’il croit faire des lois conformes à cet intérêt. Mais ce n’est là qu’une simple erreur qui ne change rien à la nature de son droit, parce que ce droit dérive toujours de la supériorité de ses forces. Je conviendrai par la même raison qu’il aurait le même droit de juger des choses de religion ; du moins s’il avait tort d’en juger, ce ne serait qu’en ce qu’il croirait faussement par là assurer la tranquillité et la soumission de ses sujets : la question du juste serait, dans ce cas particulier, comme dans tous les autres qu’on voudrait régler par le même principe, réduite à celle de l’utile ; cette utilité serait relative à celui dont la puissance serait plus grande, au prince ou au peuple, suivant la constitution du gouvernement. Ainsi le prince aurait, si vous le voulez, et dans cette hypothèse, droit d’ordonner des choses de la religion ; mais si ses sujets ne jugeaient pas à propos de lui obéir, ils auraient droit de se révolter contre lui, et la tranquillité ne pourrait être rétablie que lorsque chacun serait content. Belle constitution d’État !

Cependant, il serait encore alors, non de la justice, mais de la sagesse du prince, de n’exiger de ses sujets que le moins qu’il serait possible. Sa politique devrait être économe de lois gênantes ; elle se donnerait garde d’en imposer auxquelles l’esprit des peuples répugnerait invinciblement ; par conséquent elle souffrirait tout culte et toute prédication qui n’ébranlerait point l’État ; elle ne proscrirait que l’intolérance, parce que l’intolérance est la cause du trouble.

Un prince sage pourra, sans le vouloir, juger des innocents à mort, et devra toujours juger malgré cela, parce que le jugement des crimes est nécessaire pour la tranquillité publique ; il ne jugera point des choses de la religion, non parce qu’il peut se tromper en cette matière, mais parce qu’il est inutile et nuisible au maintien de la tranquilité publique qu’il en porte aucun jugement.

Nous n’avons raisonné, ni vous, ni moi, dans ce système immoral et foncièrement impie. Les avantages de la tolérance sont bien plus marqués dans l’autre système où nous supposons un droit réel fondé, non sur l’équilibre des forces, mais sur le rapport et l’enchaînement des vues de la Providence pour le bonheur de tous les individus. Dans ce système essentiellement raisonnable et pieux, tout droit de la part du supérieur est le fondement d’un devoir de la part de l’inférieur. Si le puissant ordonne au delà de ce que le faible doit faire, il empiète sur les droits de celui-ci, dont la liberté ne doit pas être restreinte par la seule supériorité des forces. Dans le tableau des droits respectifs de chaque créature, sur lequel nous avons supposé que Dieu réglait ses jugements, le supérieur et l’inférieur ont leurs limites marquées ; les droits et les devoirs sont réciproques : droit d’aller jusque-là, devoir de ne pas aller au delà. Si dans l’exercice des droits on ne veut plus les faire correspondre exactement aux devoirs, ils cessent d’être conformes au tableau, ils dégénèrent en usurpation. De là suit immédiatement cette conséquence, que, si la religion est vraie, et le prince faillible, le prince ne peut avoir droit d’en juger, parce que ce ne peut être un devoir pour les sujets d’obéir.

Voici le raisonnement en forme. — Si la religion est vraie, ce ne peut jamais être un devoir d’en abandonner ni la profession, ni la prédication. Or, si un prince faillible avait droit d’ordonner de quitter la profession ou la prédication de toute religion qui n’est pas la sienne, ce serait un devoir d’abandonner la profession ou au moins la prédication de la vraie religion lorsque le prince l’ordonnerait. — Donc le prince ne peut, avoir droit d’ordonner de quitter une religion qui n’est pas la sienne. Est-ce la majeure, la mineure, ou la conséquence que vous niez ? La majeure est claire ; la mineure est fondée sur le principe que je viens de prouver, que tout droit suppose un devoir de la part de l’inférieur ; l’argument est en forme, c’est donc une démonstration.

Le raisonnement ainsi présenté, votre rétorsion disparaît, car l’argument est fondé sur l’opposition des ordres du prince avec les ordres de Dieu, dans le cas où un prince faillible voudrait ordonner quelque chose en matière de religion ; et cette opposition des deux volontés n’a pas lieu dans votre rétorsion. Vous me dites, de ce que le prince ordonne des choses injustes, on conclurait mal qu’il n’a pas en général droit d’ordonner, on conclurait mal aussi qu’il a droit d’ordonner des choses injustes ; car ces choses ne seraient point injustes si elles étaient légitimement ordonnées. Le droit n’est pas plus opposé au droit que la vérité à la vérité. Ce n’est point parce que le prince est faillible, qu’il n’a pas droit d’ordonner des choses injustes, c’est parce que ces choses sont injustes par l’hypothèse. De même, ce n’est point parce que le prince est faillible qu’il n’a pas droit de juger de la religion, mais parce qu’un prince faillible qui juge des choses de la religion, fait une loi à laquelle ses sujets ne peuvent obéir en conscience.

Ni de ce que le prince n’a pas droit d’ordonner des choses injustes, ni de ce qu’il ne peut proscrire une religion, on ne peut conclure qu’il n’ait pas en général droit de faire des lois qu’il juge conformes à l’intérêt de la société ; et la raison que je vous en donne est très-bonne : c’est que l’erreur dans l’exercice d’un droit légitime ne détruit pas ce droit, ou, ce qui est la même chose en d’autres termes, c’est que l’illégitimité d’un abus de pouvoir n’empêche pas que l’exercice de ce pouvoir réduit à ses justes bornes ne soit légitime, et par conséquent qu’on ne puisse dans un sens abstrait dire en général que l’usage de ce pouvoir est un droit, en sous-entendant toujours qu’il doit être réduit à ses justes bornes. Car prenez-y garde, puisqu’il est vrai que le prince peut faire des lois injustes, on ne peut dire que dans un sens abstrait qu’il a droit en général de faire des lois, et ce n’est que par la restriction sous-entendue dans la proposition générale qu’on peut les concilier toutes deux. Supposons, en effet, que le prince fasse une loi injuste. — Cette supposition renferme deux cas :

1o La loi peut être injuste en ce qu’elle commande une chose injuste, et que le sujet ne puisse exécuter sans crime. Il est clair que dans ce cas particulier le prince n’a pas eu droit de faire cette loi, et que par conséquent la proposition générale n’est pas vraie sans restriction.

Dans le second cas, la loi n’est injuste qu’en ce qu’elle prive le citoyen de quelque droit, ou même de la vie, comme la condamnation à mort d’un innocent, ou la confiscation injuste des biens, ou même une simple atteinte donnée à la liberté des sujets par un commandement purement arbitraire. Il est encore vrai dans ce cas que la loi est injuste, et que le roi passe ses droits comme dans le premier cas. Mais il y a une différence, c’est que dans celui-ci les sujets ont peut-être quelque devoir à remplir. — Un peut dire que, plutôt que de troubler la société, ils doivent souffrir cette injustice particulière qui ne fait tort qu’à eux ; mais cela ne contredit point ce que j’ai avancé, que les droits et les devoirs étaient réciproques. Ce n’est pas au prince qui abuse de son pouvoir, que ce particulier, victime de l’injustice, doit sa soumission : c’est plutôt à la partie innocente de la société, qu’il n’a pas droit de troubler pour la réparation de l’injustice qu’il souffre provisoirement, parce que dans l’ordre des desseins de Dieu cette société est plus que lui. Et remarquez que je ne fonde ce devoir que sur l’innocence de cette partie de la société qui serait troublée par la révolte contre un ordre injuste. Car, quoique la société en général soit plus que le particulier, elle n’a pas pour cela le droit de l’opprimer ; il a des droits même contre elle, et il doit participer à ses avantages à proportion de sa mise. Ainsi si, sans troubler cette partie innocente de la société qui n’a point de part au jugement inique, un homme injustement condamné pouvait se soustraire au supplice, il en aurait le droit, et l’impuissance seule peut l’en empêcher. Il sera toujours vrai que le prince ou le magistrat aura fait un crime, hors le cas de l’erreur invincible, en imposant une loi ou infligeant une condamnation injuste, et que celui qui souffrira de l’injustice pourra sans crime la repousser, pourvu qu’il ne trouble pas le reste de la société.

Dans le premier cas d’injustice dont j’ai parlé plus haut, il est bien clair que le prince ne peut sans crime ordonner de faire une chose injuste, et qu’on est, dans ce cas, obligé de lui désobéir.

La question réduite à ces termes, à moins de donner aux princes une au torité arbitraire et dont ils ne rendent pas compte même à Dieu, on ne peut jamais dire qu’ils aient droit en général d’ordonner et de juger sans aucune exception. Et du moment que l’on suppose l’ordre injuste, c’est le cas de l’exception.

Or, quand dans le système de l’équité on demande si les princes ont le droit de juger des choses de la religion, on demande s’ils le peuvent sans crime et sans empiéter sur les droits légitimes de leurs sujets, sans courir le risque de s’opposer à l’ordre de Dieu. On demande si, parce qu’ils sont princes, leurs sujets sont obligés de leur obéir en cette matière. Je ne sais pas ce que c’est qu’une loi légitime à laquelle ce soit un crime de se soumettre. J’ai prouvé que ni le prince ne peut ordonner, ni les sujets obéir sans crime sur les choses de la religion. Le droit n’existe donc pas, et la religion est dans le cas de l’exception au droit général qu’a le prince d’ordonner.

Dans les choses civiles, quoique le roi puisse se tromper, on dit qu’il a eu droit d’ordonner ; mais lorsqu’il se trompe dans une chose civile, après avoir pris tous les moyens possibles de ne pas se tromper, qu’arrive-t-il ? D’un côté, la nécessité où il est de prendre un parti, et la possibilité morale de l’erreur, l’exemptent du crime ; de l’autre, la nécessité de présumer la justice dans des ordres revêtus de certaines formes, et l’impuissance où sont les sujets de discerner certaines injustices particulières, ou de s’y opposer sans causer de plus grands maux, les obligent de s’y soumettre. C’est là le seul moyen d’expliquer raisonnablement votre maxime générale, que le roi a toujours le droit d’ordonner, quoiqu’il puisse souvent ordonner des choses injustes.

Maintenant, supposé que l’erreur soit bien connue de lui, que le prince ait fait de propos délibéré une injustice, il est un tyran, et dans ce cas particulier il n’a point de droit ; en un mot, on ne peut dire qu’il a droit en général d’ordonner, que parce que l’on ne présume pas l’injustice ou l’abus du droit. Dès qu’on suppose cette injustice, on ne peut plus présumer le contraire. L’intolérance est une tyrannie et passe les droits du prince comme toute loi injuste ; elle forme nécessairement une exception au droit général qu’il a d’ordonner, parce qu’elle est évidemment injuste.

Vous me direz que le prince juge le contraire, et que la présomption est pour ses jugements ou du moins la provision, parce qu’il n’y a point d’autorité sur la terre qui puisse l’empêcher de les exécuter. — Qui doute que celui qui a la force en main ne se fasse toujours obéir ? Un sultan fait couper la tête du premier venu. On a pu ordonner une Saint-Barthélemi, établir une inquisition : mais n’y a-t-il point de tyrans ? Eh bien ! un prince intolérant en est un, par cela même ; et je n’ai pas prétendu autre chose. Si ses sujets sont en état de lui résister, leur révolte sera juste. Les Anglais ont chassé Jacques II, comme les Portugais ont déposé Alphonse, qui s’amusait à tuer les passants à coups de carabine par sa fenêtre. Si les sujets sont plus faibles, ils souffriront, mais Dieu les vengera. Tel est le sort des hommes dès qu’ils ne regardent pas religieusement la justice éternelle comme leur loi fondamentale ; marchant entre l’oppression et la révolte, ils usurpent mutuellement les uns sur les autres des droits qu’ils n’ont pas. On souffre de part et d’autre jusqu’à un certain point, et c’est ordinairement l’excès du mal qui force à chercher le remède ; mais il n’y a que la raison qui, en éclairant tous les hommes sur leurs droits respectifs, puisse établir la paix parmi eux sur des fondements solides. Voilà pourquoi il est si fort à désirer qu’on prêche la tolérance. — Je ne vous en parlerai cependant pas davantage, Je crois à présent la question à peu près épuisée. — Je vous ai fait assez attendre cette lettre ; vous verrez, à sa date et aux répétitions qui s’y trouvent, qu’elle a été faite à plusieurs reprises. Telle qu’elle est, je vous prie de me la renvoyer, ainsi que la précédente, où je vous demande le oui ou le non sur chacune de mes propositions.

Quoique le Conciliateur soit dans mes principes et dans ceux de notre ami, je suis étonné des conjectures que vous avez formées. Ce n’est ni son style, ni le mien[3].

Le père peut enseigner ce qu’il croit la vérité, mais ne peut avoir d’autorité et faire sortir de sa famille ce que vous appelez un enfant discole. L’enfant, comme enfant, a des droits qu’il ne peut perdre par la seule volonté de son père ; il faut que cette volonté soit fondée sur un droit antérieur, et le droit d’un père sur la concience de son fils est contradictoire dès qu’on suppose qu’il y a une religion vraie, et que chacun a une âme à sauver.

Au reste, 1o le trouble dans la petite société ne viendra pas de ce que l’enfant pensera autrement que le père, mais de ce que le père veut forcer son fils à penser comme lui. Ce n’est pas la différence des opinions, c’est l’intolérance qui s’oppose à la paix, et la crainte chimérique du trouble est précisément ce qui a troublé l’univers.

2o La comparaison entre le magistrat et le père de famille, juste à certains égards, ne doit pas être trop poussée. Le père est tuteur nécessaire de ses enfants ; il doit non-seulement les conduire dans les choses qui regardent les devoirs de la société, mais dans celles qui regardent leurs avantages particuliers. Le magistrat laisse, et doit laisser aux particuliers, le choix des biens qui leur sont personnels. Ils n’y ont pas besoin de lui, et il y serait dans l’impossibilité de les bien diriger ; l’exercice de son autorité est bornée à ce que les hommes se doivent les uns aux autres ; et dire que chacun se sauve pour soi, ce n’est pas là une métaphysique contraire à la morale naturelle. — D’ailleurs, dans les choses où il s’agit du bonheur particulier des enfants sans aucun rapport à la société générale, je soutiendrai toujours que le devoir des pères se borne au simple conseil. C’est la façon de penser contraire qui a fait tant de malheureux pour leur bien, qui a produit tant de mariages forcés, sans compter les vocations. Toute autorité qui s’étend au delà du nécessaire est une tyrannie.

3o Ce n’est point parce que j’ai été frappé des inconvénients d’une liberté illimitée, que j’ai dit que la société doit au peuple une éducation religieuse, puisque je veux qu’avec cette éducation la liberté reste illimitée, du moins quand les opinions n’attaquent point les principes de la société civile. C’est des inconvénients de l’ignorance et de l’irréligion absolue que j’ai été frappé, et il n’y a aucune contradiction dans mes principes. L’établissement des fonds pour la subsistance des ministres d’une religion ne touche en rien aux droits de la conscience, et la distinction des fins de la religion et de la société ne prouve point que l’État ne puisse établir ainsi des ministres d’une religion, parce que le but de l’État n’est pas de montrer aux citoyens le chemin du salut dont il doit leur laisser le choix, mais de leur offrir une voie d’instruction utile. L’État n’est pas juge des moyens de se sauver, donc il ne doit pas forcer à prendre celui-ci ou celui-là. L’État juge de l’utilité d’une éducation religieuse pour les peuples, donc il peut en établir une, pourvu qu’il ne force pas : il est ici, pour suivre votre comparaison, à la place du père de famille ; il a la voie du conseil.

4o Quand j’ai dit que la religion dominante l’est de fait, et non de droit, j’ai ajouté le mot à la rigueur. On peut bien, si l’on veut, dire que la religion protégée par l’État est dominante de droit, pourvu qu’on ne prétende pas qu’elle soit adoptée par l’État comme vraie, ni que l’État puisse juger de sa vérité. Elle sera protégée, c’est-à-dire que ses ministres auront des biens-fonds ; mais cette protection ne doit jamais tourner contre les autres religions auxquelles l’État doit la liberté.

5o La société peut choisir une religion pour la protéger, mais elle la choisit comme utile, et non comme vraie ; et voilà pourquoi elle n’a pas droit de défendre les enseignements contraires : elle n’est pas compétente pour juger de leur fausseté ; ils ne peuvent donc être l’objet de ses lois prohibitives, et si elle en fait, elle n’aura pas droit de punir les contrevenants, je n’ai pas dit les rebelles, il n’y en a point où l’autorité n’est pas légitime.

6o Dès que la société n’a pas droit sur les consciences, elle n’a pas droit de bannir de son sein ceux qui refusent de se soumettre à ses lois sur la religion pour suivre leur conscience, attendu que les membres de la société ont des droits qu’elle ne peut leur faire perdre par des lois injustes. La patrie et le citoyen sont enchaînés par des nœuds réciproques. Or, que la société n’ait aucun droit sur les consciences, c’est ce dont on ne peut douter, s’il est vrai que l’État ne soit pas juge de la religion, et qu’il ne faille pas être mahométan à Constantinople et anglican à Londres. Dire que tous les délits sont des cas de conscience, et ceux même dont la violence blesse la société civile, c’est dire une chose vraie ; mais qu’en conclut-on ? Dieu a pu punir Cartouche ; mais a-t-il été roué parce qu’il avait offensé Dieu ? Tout ce qui blesse la société est soumis au tribunal de la conscience ; mais tout ce qui blesse la conscience n’est punissable par la société que parce qu’il viole l’ordre public : or, la société est toujours juge de cette violation, quoiqu’on allègue une conscience erronée. Et vous ne pouvez pas argumenter contre moi de cet aveu, parce que nous convenons tous deux que la religion ne blesse point l’ordre extérieur.

7o Il me semble n’avoir pas supposé ce qui est en question sur les bornes des juridictions temporelles et spirituelles. Je suis parti d’un point convenu, que chacun a une âme à sauver, et qu’on ne se sauve pas pour autrui.

8o Ce principe, que rien ne doit borner les droits de la société sur le particulier, que le plus grand bien de la société, me paraît faux et dangereux. Tout homme est né libre, et il n’est jamais permis de gêner cette liberté, à moins qu’elle ne dégénère en licence, c’est-à-dire qu’elle ne cesse d’être liberté en devenant usurpation. — Les libertés comme les propriétés sont limitées les unes par les autres. La liberté de nuire n’a jamais existé devant la conscience. La loi doit l’interdire, parce que la conscience ne la permet pas. La liberté d’agir sans nuire ne peut, au contraire, être restreinte que par des lois tyranniques. On s’est beaucoup trop accoutumé dans les gou vernements à immoler toujours le bonheur des particuliers à de prétendus droits de la société. On oublie que la société est faite pour les particuliers ; qu’elle n’est instituée que pour protéger les droits de tous, en assurant l’accomplissement de tous les devoirs mutuels.

9o Je ne dispute pas à l’Église la juridiction sur la foi, les mœurs et la discipline, qu’elle exerçait sous les empereurs païens. Je ne disconviens pas que l’Église et l’État, dans le fait, ne se soient enchaînés l’un à l’autre par bien des nœuds ; mais je soutiens que ces nœuds sont abusifs et nuisibles à tous les deux dès qu’ils tendent à les faire empiéter l’un sur l’autre ; cela s’appelle s’embrasser pour s’étouffer. La suprématie des Anglais, le pouvoir temporel des papes, voilà les deux extrêmes de l’abus.

10o Le dogme de l’infaillibilité n’est dangereux qu’autant qu’on le suppose faux. — Mais il est certainement faux ou inapplicable quand l’exercice de l’infaillibilité est confié à ceux qui ne sont pas infaillibles, c’est-à-dire aux princes ou aux gouvernements ; car alors naissent de là deux conséquences nécessaires, l’intolérance et l’oppression du peuple par le clergé, et l’oppression du clergé par la cour.

11o Les guerres albigeoises et l’inquisition établies en Languedoc, la Saint-Barthélemi, la Ligue, la révocation de l’édit de Nantes, les vexations contre les jansénistes, voilà ce qu’a produit cet axiome : Une loi, une foi, un roi.

Je reconnais le bien que le christianisme a fait au monde ; mais le plus grand de ses bienfaits a été d’avoir éclairci et propagé la religion naturelle. D’ailleurs, le plus grand nombre des chrétiens soutiennent que le christianisme n’est pas le catholicisme ; et les plus éclairés, les meilleurs catholiques, conviennent qu’il est encore moins l’intolérance. Ils sont en cela d’accord avec toutes les autres sectes vraiment chrétiennes, car les signes caractéristiques du christianisme sont et doivent être la douceur et la charité.


  1. La première de ces lettres a été adressée, en 1753, à un ecclésiastique dont on ignore le nom, mais qui avait été condisciple de M. Turgot en Sorbonne.

    L’auteur avait alors vingt-six ans. Il venait d’être nommé maître des requêtes. (Note de Dupont de Nemours.)

  2. Cette seconde lettre est de près d’un an postérieure à la première, et il paraît, par ce qu’elle dit des questions auxquelles l’abbé …… devait répondre par oui ou par non, qu’il y en a eu au moins une entre elles qui ne s’est pas retrouvée.

    On verra aussi que le Conciliateur, que nous plaçons immédiatement après, avait été imprimé dans l’intervalle de temps qui s’est écoulé entre les deux lettres. (Note de Dupont de Nemours.)

  3. M. Turgot ne voulait pas alors avouer le Conciliateur, et l’ayant publié sous le nom de Lettre d’un ecclésiastique à un magistrat, quoiqu’il lui devenu magistrat et eût cessé d’être ecclésiastique, il n’aurait pu l’avouer sans lui ôter de la force qu’il avait cru devoir lui donner par la qualité supposée de l’auteur.

    Quant au style, il avait affecté avec raison celui du personnage dont il jugeait que les fonctions pourraient donner plus de poids aux arguments qu’il désirait que le gouvernement, les tribunaux et le public adoptassent. (Note de Dupont de Nemours.)