Œuvres de Turgot (Daire, 1844)/Lettre au ministre de la guerre, sur la milice

Texte établi par Eugène DaireGuillaumin (tome IIp. 115-129).

LETTRE AU MINISTRE DE LA GUERRE
SUR LA MILICE[1].


À Limoges, le 8 janvier 1773.

Monsieur, j’ai reçu la lettre que vous m’avez fait l’honneur de n’écrire à l’occasion des observations que j’avais faites[2], lors des tirages précédents de la milice, sur les divers paragraphes de l’article 24 de l’ordonnance du 27 novembre 1765. Si je n’avais pas cru que vous étiez très-pressé de recevoir les détails que vous m’aviez demandés relativement aux exemptions, j’aurais attendu à vous répondre après mon retour des départements, et je me serais livré au long détail dont j’avais besoin pour développer cette matière, que j’ose dire n’avoir point encore été envisagée sous son vrai point de vue.

Je vois avec regret que, puisque l’ordonnance pour le tirage prochain n’est point encore publiée, j’aurais eu tout le temps nécessaire. Il n’est pas possible d’imaginer que vous retardiez plus longtemps la publication de cette ordonnance ; mais la discussion de la matière des exemptions me paraît assez difficile et assez importante pour me faire penser qu’il serait peut-être utile que vous vous bornassiez pour le présent à ne faire que de légers changements à l’ancienne ordonnance, en continuant de vous en rapporter aux intendants pour les interprétations que les circonstances locales peuvent rendre nécessaires, et que vous remissiez à l’année prochaine une réforme plus entière. Si vous croyez pouvoir adopter ce parti, je vous prierais de me le faire savoir, afin que je pusse mettre par écrit toutes mes idées, et vous les présenter avant le temps où vous pourriez en faire usage.

Je crois devoir saisir cette occasion, monsieur, pour vous supplier de ne pas différer plus longtemps à nous faire passer les ordres du roi concernant le tirage prochain. — L’incertitude du plan que vous voudrez suivre, des changements que vous pourrez faire à l’ordonnance, et du nombre d’hommes que vous demanderez, ne permet pas d’entamer aucun travail pour la répartition, ni de préparer aucune des instructions aux commissaires qui seront chargés de l’opération. Il faudra donc, entre la réception des ordres du roi et leur exécution, prendre un temps assez considérable pour faire la répartition, rédiger toutes les instructions et les faire passer aux commissaires. Cependant les circonstances dans cette province exigent que le tirage soit fait dans l’intervalle du commencement de janvier au 10 mars à peu près, afin de prévenir l’époque où les habitants, qui, dans une partie du Limousin, sont presque tous maçons, se dispersent pour aller travailler de leur métier dans les différentes provinces du royaume. J’ose donc insister, monsieur, sur la nécessité du prompt envoi de l’ordonnance.

En attendant que je la reçoive, je vais prendre la liberté de vous proposer quelques observations, que j’avais suspendues pour vous les présenter avec celles que me suggérerait la lecture de votre nouvelle ordonnance.

La première a pour objet l’extrême difficulté qu’on trouve toujours à faire entre les différentes communautés la répartition du nombre d’hommes demandés. Si la quantité d’hommes qu’il faut livrer était toujours la même chaque année, connaissant le rapport de la population des différentes communautés, ce qui n’est point difficile lorsqu’on se contente dans cette recherche d’une exactitude morale, rien ne serait plus simple que de répartir entre elles, à proportion de cette population, le nombre d’hommes demandé à toute la province. Si les communautés étaient trop petites pour qu’on ne pût pas leur demander un homme sans excéder leur proportion, l’on en réunirait plusieurs ensemble qui ne formeraient pour la milice qu’une seule communauté, et cette réunion serait constante comme la charge qui l’aurait occasionnée. Mais la variation dans le nombre des hommes dérange toute proportion. Si la seconde armée le roi ne demande que la moitié de ce qu’il a demandé la première, que fera-t-on relativement aux communautés qui n’avaient qu’un homme à fournir ? Que fera-t-on, si ces communautés sont en grand nombre ? Formera-t-on de nouvelles réunions, et changera-t-on chaque année l’association des communautés, suivant que la levée sera plus ou moins nombreuse ? ou bien laissera-t-on une partie des paroisses sans leur rien demander, en se réservant de revenir à elles l’année suivante, et de laisser alors reposer celles qui auraient fourni pour la levée actuelle ? Les deux partis ont des inconvénients presque égaux, et tous les deux sont mauvais. Le dernier, qui consiste à faire alternativement la levée dans les communautés différentes, offre des difficultés fâcheuses, si à la troisième année la proportion devient ou plus forte ou plus faible. Si elle devient plus forte, il faut donc encore demander des hommes à ces communautés, qui avaient seules fourni la seconde année ; elles supporteront une charge double. Si elle est plus faible, vous ne pouvez demander des hommes qu’à une partie des communautés laissées en réserve. Il vous en restera quelques-uns pour la quatrième année ; et si, comme il y a toute apparence, cette réserve ne répond pas au nombre d’hommes qui sera demandé, vous vous trouverez jeté dans de nouveaux embarras.

En un mot, n’étant pas possible de prévoir chaque année la demande de l’année suivante, et ces demandes variant nécessairement d’une année à l’autre dans toutes sortes de proportions, il est absolument impraticable de distribuer les communautés en plusieurs échelles, dont chacune soit chargée de fournir seule à la levée d’une année. Ces échelles, si on avait voulu une fois les former, empiéteraient continuellement les unes sur les autres, et la confusion qui en résulterait entraînerait dans mille injustices, et re jetterait nécessairement dans l’arbitraire qu’on aurait voulu éviter.

Ce système a encore un autre inconvénient. Le roi veut, et il est juste en effet, qu’une charge comme celle de la milice soit répartie également sur tous ceux qui y sont sujets ; mais rien ne sera plus difficile, si entre les différentes communautés dont une province est composée, les unes sont obligées de fournir des miliciens, tandis qu’on n’en demande point aux autres ; car il résultera de là une facilité très-grande d’éluder le tirage de la milice. On verra chaque année une émigration continuelle des paroisses assujetties au tirage dans celles qui en seront affranchies. Il arrivera de là que les fuyards de milice se multiplieront par la facilité de se dérober aux recherche ; et c’est un très-grand malheur, d’abord pour le grand nombre d’hommes que cette qualité de fuyards condamne à mener, loin de leurs familles et de leur patrie, une vie toujours inquiète, toujours agitée, qui les jette bientôt dans le vagabondage, et de là dans le crime ; en second lieu pour l’État, par la dispersion des agriculteurs, par l’augmentation du nombre des mauvais sujets et des coureurs de pays aux dépens des hommes laborieux et domiciliés. L’expérience fait voir qu’une grande partie des fuyards échappe toujours à la poursuite, et c’est une augmentation de charge pour ceux qui restent, et qui sont précisément les meilleurs sujets et les plus précieux à conserver pour les travaux de la culture. Je ne parle pas des difficultés auxquelles donne lieu, dans l’opération du tirage, cet affranchissement d’une partie des communautés. Lorsque toutes sont à peu près également chargées, comme dans les tirages que j’ai faits depuis l’ordonnance du 27 novembre 1765, il est fort simple défaire tirer dans chaque paroisse ceux qui s’y trouvent à l’époque du tirage. On ne leur fait aucun tort, puisqu’ils tireraient également chez eux ; mais, dans le cas où plusieurs paroisses sont affranchies, tous prétendront devoir être exempts, et il faudra que les commissaires jugent une foule de questions de domicile quelquefois très-épineuses, et qui sont une source continuelle de surprises, d’injustices ou de prédilections. Si l’on veut alors assujettir au tirage les étrangers qui se trouveront dans chaque paroisse, on doit s’attendre que tous les étrangers quitteront la paroisse, et que les ouvrages auxquels ils étaient occupés seront interrompus au préjudice des propriétaires et de l’agriculture en général.

Le système de charger tous les ans toutes les communautés d’une province n’est pas sujet à moins d’embarras. Il faudra, comme on l’a déjà observé, associer ensemble chaque année plusieurs communautés, en nombre tantôt plus grand, tantôt plus petit. Une communauté associée une année avec une autre, sera quelquefois, l’année suivante, associée avec une troisième, et ces combinaisons changeront sans cesse, si l’on veut mettre quelque égalité dans la répartition. Il y a d’ailleurs une si prodigieuse inégalité dans les différentes levées, il y a des levées si peu nombreuses, qu’il devient impossible d’en faire la répartition, à moins de faire tirer pour ainsi dire ensemble tous les habitants d’un canton.

Ce n’est pas tout : il y a mille circonstances où une communauté doit répondre de l’homme qu’elle a fourni, et le remplacer lorsqu’il vient à manquer. Mais si cette communauté, lorsqu’elle a fourni l’homme, était unie avec une seconde, et qu’au moment du remplacement les deux communautés, au lieu d’être encore ensemble, se trouvassent séparées et faire partie de nouvelles associations avec d’autres communautés, à qui s’adressera-t-on pour ce remplacement ? Toutes les ordonnances rendues jusqu’à présent sur la milice n’ont décidé aucune de ces difficultés, et semblent même ne les avoir pas prévues. Chaque intendant, dans sa généralité, a suivi le parti que les circonstances lui ont paru exiger. Je serais porté à proposer de faire tous les ans une levée dans chaque paroisse, laissant chez eux et y retenant par une demi-solde ces miliciens, pour en former au besoin des troupes réglées, peut-être les meilleures de toutes.

Ce plan semble réunir tous les avantages : un meilleur choix d’hommes, une composition toujours complète, un adoucissement dans la levée qui rendrait presque insensible une des charges les plus dures qui soient actuellement imposées sur les habitants des campagnes, et pour l’administration la plus grande simplification dans le travail, et l’aplanissement d’un labyrinthe de détails où elle s’égare laborieusement, sans pouvoir éviter les erreurs et les injustices.

Je n’y vois qu’une objection, c’est l’impossibilité de concilier ce système avec l’usage que la cour s’est permis de prendre des hommes de milice pour les incorporer dans d’autres corps. S’il n’est pas possible de rendre inviolable la promesse de ne jamais tirer les soldats provinciaux de leur corps, il faut renoncer au plan de former ces corps des représentants des paroisses de chaque canton ; car comment proposer à une communauté de remplacer un homme existant au service, un homme qui remplit actuellement pour elle l’obligation qu’on lui a imposée de contribuer à la formation du régiment provincial ? Ce serait doubler sa charge. Il faudrait donc, si l’on voulait adopter le système dont je viens de parler, promettre solennellement aux communautés de ne jamais incorporer les soldats qu’elles fourniraient dans d’autres corps ; il faudrait que les régiments provinciaux devinssent des corps permanents, et que la composition en fût invariable.

Je suis persuadé que ces corps rendraient plus de service qu’on ne peut en tirer en temps de guerre de la faible ressource des incorporations, et je crois pouvoir annoncer que ces corps ainsi rendus permanents, assemblés assez longtemps chaque année pour façonner les soldats aux exercices militaires, consolidés en tout temps par une demi-solde qui retiendrait le soldat dans sa paroisse, et employés en temps de guerre comme les troupes réglées, auraient un point d’honneur national de province et de commune qui en ferait d’excellents soldats, et ne formeraient pas à beaucoup près une charge aussi onéreuse aux campagnes que la milice telle qu’elle se lève aujourd’hui par le sort.

Je désirerais beaucoup que vous approuvassiez ce plan ; il en serait encore temps, et le remplacement des hommes du régiment provincial pourrait se faire par ce moyen avec autant de simplicité qu’il y a de complication par la méthode du tirage. C’est à vous, monsieur, d’apprécier la valeur des idées que je vous présente. Si vous ne les adoptez pas, il faudra bien suivre la méthode ancienne, et se tirer comme on pourra des embarras qu’elle entraîne.

Ma seconde observation a pour objet lès défenses faites, par les articles 16 et 19 de l’ordonnance du 27 novembre 1765, de substituer en aucun cas un milicien en la place d’un autre, et de l’aire aucune contribution ou cotisation en faveur des miliciens. L’exécution rigoureuse de ces articles tend à proscrire entièrement l’admission d’aucun milicien volontaire engagé soit par la communauté pour servir à la décharge de tous les autres garçons sujets au tirage, soit par le milicien même tombé au sort pour mettre à sa place. Cependant, quoique ces deux articles aient été insérés dans les ordonnances que l’on a rendues en différents temps sur la milice, on a toujours toléré les engagements volontaires, et ce qu’on appelle la mise au chapeau au profit de celui qui tombera. Il faut même avouer <|iic, pour ce dernier article, il paraîtrait bien dur d’arrêter le mouvement naturel qui porte chacun des garçons assemblés pour tirer à consacrer, de concert, une petite somme pour celui d’entre eux sur qui tombera le sort, dont tous sont également passibles. On n’imagine même pas trop quelle raison a pu déterminer le législateur à défendre une chose qui semble si conforme à la justice et à l’intérêt commun de tous ceux qui contribuent à former cette petite masse. Aussi, malgré cette disposition de l’ordonnance, l’usage de mettre au chapeau s’est-il toujours maintenu, et les personnes chargées de suivre les détails de l’opération des milices n’ont jamais eu le courage de s’y opposer.

La mise au chapeau conduit aisément à l’admission des miliciens volontaires ; car si parmi les garçons appelés au tirage il s’en trouve un qui, se sentant moins de répugnance que les autres pour le service, offre de se charger du billet noir pour le seul appât de la somme fournie par les autres au chapeau, comment se refuser à cette offre, et forcer vingt autres, qui n’ont pas les mêmes dispositions et seront moins bons militaires, à s’exposer à un sort qui les afflige et dérange leurs relations de famille, leurs attachements les plus chers, lorsqu’un autre veut bien le subir de son plein gré, et se trouvera heureux de ce qui fait leur malheur ? Aussi, quoique la tolérance sur cette admission de miliciens volontaires ait été moins générale que celle de la mise au chapeau, elle est cependant encore très-commune. La substitution d’un homme à la place du milicien du sort est encore très-favorable, et d’autant plus que le milicien en faveur duquel s’opère la substitution répond du service au défaut du substitué, ce qui fait, pour assurer le service, deux hommes au lieu d’un. L’ordonnance autorise cette substitution dans le cas où un frère se présente pour remplacer son frère, et encore lorsque le milicien du sort est un homme marié et ayant des enfants. Mais, quoiqu’un homme ne soit pas marié, mille raisons que l’ordonnance n’a point prévues peuvent le rendre nécessaire à sa famille, et il y aurait de la dureté à le contraindre de servir lorsqu’il offre de mettre à sa place un homme qu’on est toujours le maître de refuser, s’il paraît moins propre au service que celui qu’il remplace. Malgré la rigueur qu’annoncent les dispositions de l’ordonnance dans cet article 16, elle suggère elle-même, au paragraphe 65 de l’ar ticle 24, un moyen facile d’éluder la défense portée en l’article 16.

En effet, elle autorise les garçons sujets au tirage à se faire, en cas d’absence ou de maladie, représenter par un homme qui tire le billet pour eux. Elle statue en même temps que ceux qui tireront ainsi par représentation répondront de ceux pour lesquels ils ont tiré, et seront miliciens à leur défaut ; à l’effet de quoi, on ne doit admettre à tirer par représentation que des garçons ou hommes veufs et mariés en état de servir, desquels on prendra le signalement. Au moyen de ce tirage par représentation, il est bien facile à un homme de se faire remplacer par un autre ; car, puisque celui qui tire est obligé de marcher au défaut de celui pour lequel il a tiré, il ne paraît pas qu’on puisse empêcher ces deux hommes de s’arranger ensemble, en convenant que celui qui a tiré pour l’autre marchera effectivement à sa place. Quelques-uns des officiers généraux qui, en dernier lieu, ont été chargés de l’inspection des régiments provinciaux, ont paru scandalisés de la tolérance qu’on accorde à ces sortes d’engagements ou de substitutions volontaires. Comme les représentations à cet égard pourraient se renouveler, et comme elles paraîtraient fondées sur la lettre de l’ordonnance, je crois utile de développer les raisons qui m’ont toujours fait regarder comme indispensable de fermer les yeux sur cette espèce de contravention.

Les unes sont générales, d’autres sont relatives à cette province en particulier. Quant aux raisons générales, la première est sans doute le sentiment, si naturel et si juste, qui porte à préférer toujours les voies les plus douces pour parvenir au but qu’on se propose[3]….

Les exemptions de tirage, que l’on a été forcé d’accorder et d’étendre depuis le gentilhomme jusqu’à son valet, ne font que rendre le fardeau doublement cruel en le rendant ignominieux, en faisant sentir qu’il est réservé aux dernières classes de la société ; et cependant ces exemptions sont d’une nécessité absolue ; elles sont même en quelque sorte justes : car, puisque le milicien est destiné à l’état de simple soldat ; puisqu’un simple soldat, par une suite de la constitution des troupes et de l’espèce d’hommes dont elles sont composées, par la modicité de sa paye, par la manière dont il est nourri, vêtu, couché, par son extrême dépendance, enfin par le genre de sociétés avec lesquelles il peut vivre, est nécessairement placé dans la classe de ce qu’on appelle le peuple, il est évidemment impracable, il paraîtrait dur, injuste, barbare, de réduire à cet état un homme né dans un état plus élevé, accoutumé à toutes les douceurs attachées à la jouissance d’une fortune aisée, et à qui une éducation libérale a donné des mœurs, des sentiments, des idées, inalliables avec les mœurs, les sentiments, les idées de la classe d’hommes dans laquelle on le ferait descendre.

L’égalité dans les différentes levées est une chose évidemment impossible, puisqu’il faut nécessairement proportionner les remplacements au nombre d’hommes qui manquent, soit par les congés, soit autrement, et que ce nombre n’est jamais égal. Il est encore impossible d’obvier aux augmentations que les circonstances d’une guerre, ou les projets du ministère, peuvent occasionner. La manière même dont les régiments provinciaux ont été formés fait naître une difficulté de plus, puisque le service des hommes devant être de six ans, et que, la première formation ayant été complète en quatre tirages, et même dans cette généralité en trois, il en résulte que la totalité des soldats provinciaux doit être congédiée en trois ans, et qu’en remplaçant, au tirage de chacune de ces quatre ou de ces trois années, le nombre des hommes congédiés, on sera ensuite deux ou trois ans sans avoir besoin d’autre remplacement que de celui des hommes qui manqueront par mort ou par désertion, par congé de réforme ou autrement. Ce nombre étant toujours très-petit, on ne peut en demander le remplacement qu’à un très-petit nombre de communautés.

Au surplus, quand même on pourrait parvenir à rendre tous les tirages égaux, en remplaçant chaque année le sixième des hommes qui composent les régiments provinciaux, on éprouverait toujours l’inconvénient d’être obligé de rassembler pour ces tirages un trop grand nombre de paroisses. Enfin, l’ordre établi serait nécessairement dérangé toutes les fois que le ministre, à l’approche d’une guerre ou pour tout autre motif, voudrait faire une augmentation dans la composition des régiments provinciaux.

Je n’imagine qu’un seul moyen d’éviter tous ces inconvénients, et ce moyen assurerait en même temps aux régiments provinciaux la meilleure composition possible en hommes, et qui serait même préférable à celle des troupes réglées. Il consisterait à substituer au tirage annuel de la milice, l’obligation à chaque communauté ou à deux communautés réunies, lorsqu’une seule serait trop faible, de fournir constamment un homme au régiment provincial, et de le remplacer toutes les fois qu’il viendrait à manquer. Cet homme serait en quelque sorte son représentant. Dans ce système, on pourrait sans inconvénient tolérer que les paroisses engageassent des miliciens volontaires ; elles seraient intéressées à n’en choisir que de bons, propres au service, à ne point engager des aventuriers sans résidence connue. Il serait même possible d’essayer de laisser aux soldats provinciaux la liberté de quitter après chaque assemblée, pourvu qu’ils fussent remplacés. Avec cette liberté, il est vraisemblable que les régiments provinciaux seraient remplis d’hommes de bonne volonté, et qu’au lieu de s’empresser, comme aujourd’hui, de quitter à l’échéance de leur congé, un grand nombre continuerait de servir, ce qui tendrait à conserver très-longtemps au corps les mêmes hommes. La milice cesserait d’être un objet de terreur, et d’effaroucher à chaque tirage les habitants des campagnes : on ne les verrait plus se disperser et mener une vie errante pour fuir le sort, puisque la charge de la milice serait volontaire pour les uns, et se résoudrait pour les autres à une légère contribution pécuniaire. Au lieu de courir après les fuyards pour en faire malgré eux de mauvais soldats, les paroisses chercheraient au contraire à s’attacher des hommes connus et des hommes de bonne volonté.

Je sais tout ce qu’on peut dire sur l’obligation dans laquelle est tout citoyen de s’armer contre l’ennemi commun, et sur la considération due à l’état des défenseurs de la patrie ; mais je sais aussi les réponses qu’il y aurait à y faire, et que fourniraient la constitution des sociétés et des gouvernements modernes, la composition de leurs armées, l’objet et la nature de leurs guerres. On peut sur cela dire beaucoup de choses éloquentes pour et contre ; ces phrases n’en imposent à personne ; le peuple même sait depuis longtemps les apprécier, et il faut toujours en revenir à la réalité……[4].

Le royaume a besoin de défenseurs, sans n’ouïe ; mais s’il y a un moyen d’en avoir le même nombre, et de les avoir meilleurs, sans forcer personne, pourquoi s’y refuser ? N’est-il pas préférable, par cela seul qu’il est plus doux ? Pourquoi défendre aux garçons d’une paroisse de se délivrer de toutes les inquiétudes du sort par le sacrifice d’une somme modique pour chacun, mais qui, par la réunion de toutes les contributions, devient assez forte pour engager un d’entre eux à remplir librement ce qu’on exige d’eux ? Pourquoi s’opposer à ce qu’un homme, nécessaire à sa famille, mette à sa place un homme qui fera ce même service avec plaisir ?

Je ne doute pas qu’on n’ait été déterminé par des motifs solides à exiger absolument que le sort soit tiré effectivement dans toutes les paroisses, et à proscrire tout engagement volontaire. Qu’il me soit permis d’examiner tous ces motifs.

Aurait-on craint que la cotisation en argent pour fournir à l’engagement du milicien volontaire n’entraînât des abus, et qu’elle ne devînt trop onéreuse aux habitants de la campagne ? Cette crainte me paraît peu fondée. La contribution ne saurait jamais être trop onéreuse, quand elle sera parfaitement libre et volontaire. Il s’agit ici de choisir entre deux charges, ou si l’on veut entre deux maux : il semble qu’on peut s’en rapporter à ceux qui doivent supporter ces charges sur le choix de la moins onéreuse. À l’égard des abus dans la répartition de ces contributions en argent, rien ne sera si aisé que de les prévenir, lorsque les commissaires ou les subdélégués chargés du tirage seront autorisés à présider eux-mêmes à cette répartition.

J’ai quelquefois entendu dire que, si l’on tolérait les engagements, les milices pourraient être composées d’hommes errants et sans domicile, qu’on ne pourrait rassembler au besoin, et que les paroisses seraient obligées de remplacer par la voie du sort, après avoir inutilement dépensé beaucoup d’argent pour s’en exempter. Cette raison ne me paraît pas encore fort solide ; car on est le maître, en tolérant les engagements, de n’accepter que des hommes connus, domiciliés, et d’ailleurs propres au service ; on pourra même se rendre plus difficile sur la taille et la figure, que lorsqu’il s’agit d’admettre à tirer le sort. Ainsi, bien loin que la voie des engagements volontaires tende à rendre la composition des milices moins bonne et moins solide, il y a tout lieu de croire qu’on aurait, par cette voie, des hommes plus propres au service, et au moins aussi sûrs.

On a peut-être encore supposé qu’en tolérant les engagements, les habitants de la campagne se refuseraient toujours à la voie du sort, qu’on a regardée comme devant être le vrai fondement de la milice. — Je pourrais en premier lieu répondre qu’il n’y aurait pas grand mal à cela ; mais je dirai de plus que, bien loin que la facilité qu’on aurait à cet égard produisît l’effet qu’on craint, ce serait au contraire le meilleur moyen, et peut-être le seul, qui pût diminuer la répugnance que le peuple a dans certaines provinces pour le tirage de la milice. En effet, quand on laisse la liberté de se rédimer d’une charge par une contribution en argent, elle paraît dès lors moins onéreuse ; on s’accoutume à l’évaluer, et il n’est pas rare que l’amour de l’argent d’un côté, et de l’autre l’incertitude du sort de la milice, déterminent à s’y exposer volontairement plutôt que de dépenser la somme nécessaire pour s’y soustraire. Il reste une dernière raison, que j’ai entendu quelquefois alléguer comme le vrai motif des dispositions de l’ordonnance à cet égard. On veut que le ministère ait en vue de ne pas rendre plus difficiles et plus chers les engagements dans les troupes réglées, en laissant aux paroisses la liberté d’entrer en concurrence avec les recruteurs des régiments. J’avoue qu’il ne paraît guère vraisemblable que le législateur ait pu être frappé d’un motif aussi peu digne de déterminer la disposition d’une loi. Ce serait assurément une bien petite considération à opposera des motifs fondés sur la justice et sur l’humanité. Au reste, je ne pense point du tout que la liberté laissée aux paroisses de faire remplir leur service par des miliciens volontaires nuisît à la facilité de recruter les troupes réglées. On admet dans ces derniers corps beaucoup de sujets qui doivent être exclus de la milice, dont la composition exige qu’on n’y admette que des hommes de la province et qui aient un domicile connu. Plusieurs de ceux-ci pourront s’engager dans la milice, quoiqu’ils ne fussent nullement disposés à entrer dans les troupes réglées, et réciproquement la plus grande partie de ceux qui s’engagent dans les troupes réglées ne voudraient pas servir dans la milice, puisque n’ayant pas habituellement de solde à toucher, ils n’auraient pas une subsistance assurée.

S’il y a d’autres raisons qui aient décidé à défendre les engagements volontaires, je les ignore entièrement, et je crois avoir répondu solidement à celles qui me sont connues. La nouvelle composition des régiments provinciaux me paraît fournir un motif très-puissant pour permettre les engagements. Si l’on veut donner à ces nouveaux corps une constitution permanente, il est essentiel à leur bonne composition qu’on y conserve le plus qu’on pourra d’anciens soldats : or, la voie du sort ne fournira jamais que des hommes entièrement neufs pour le service, puisque tout homme qui est tombé une fois au sort est exempt à perpétuité de la milice. Sans la ressource des hommes renvoyés des grenadiers de France et de quelques anciens des bataillons de l’ancienne milice ou du régiment des recrues provinciales que j’avais autorisé à engager, on n’aurait pas pu remplir le nombre des sergents et des hautes payes. Toutes les hautes payes actuelles auront leur congé à la prochaine assemblée, une grande partie même l’a reçu à l’assemblée de 1772. Il m’a paru que M. le comte de Montbarey, qui a inspecté le régiment, et M. le comte de Brassac, qui en est le colonel, ont senti la nécessité de conserver ces hommes précieux et qu’on ne pourrait remplacer par des paysans pris au hasard ; or, il est impossible de les conserver autrement qu’en tolérant qu’ils s’engagent pour des communes. — Il faut donc renoncer à l’exécution rigoureuse des deux articles de l’ordonnance dont il s’agit, et fermer les yeux comme on l’a fait par le passé. M. le duc de Choiseul lui-même avait approuvé qu’on eût cette indulgence dans les villes de commerce, où il aurait paru trop dur d’obliger des jeunes gens élevés dans l’aisance à se voir réduits par le sort à l’état de simples soldats, tandis que tous les jours leurs égaux entrent dans le service avec l’état d’officier. Vous penserez sans doute comme M. le duc de Choiseul à cet égard.

Outre ces motifs généraux, j’ai eu, pour adopter la même tolérance dont mes prédécesseurs avaient usé, des raisons particulières à cette province, et relatives aux idées que j’ai trouvées enracinées dans le peuple. J’ai déjà eu l’occasion de vous en parler, dans une lettre que j’ai eu l’honneur de vous écrire le 1er octobre 1771, en vous rendant compte de la première assemblée du régiment provincial de Limoges, lors de sa formation[5]. Je vous disais alors que la répugnance pour la milice était tellement répandue autrefois dans le peuple de cette province, que chaque tirage était le signal des plus grands désordres dans les campagnes, et d’une espèce de guerre civile entre les paysans, dont les uns se réfugiaient dans les bois, où les autres allaient les poursuivre à main armée pour enlever les fuyards, et se soustraire au sort que les premiers avaient cherché à éviter. Les meurtres, les procédures criminelles se multipliaient ; la dépopulation des paroisses et l’abandon de la culture en étaient la suite. Lorsqu’il était question d’assembler les bataillons, il fallait que les syndics des paroisses fissent amener leurs miliciens escortés par la maréchaussée, et quelquefois garrottés. Lors du rétablissement des milices, j’ai cru que le point principal dont je devais m’occuper était de changer peu à peu cet esprit, et de familiariser les peuples avec une opération que jusque-là ils n’avaient envisagée qu’avec une si grande répugnance. Un des principaux moyens que j’ai employés a été d’autoriser les commissaires à se prêter aux engagements volontaires. Cette liberté, jointe à d’autres précautions que j’ai prises, a eu l’effet que j’en attendais. Un très-grand nombre de paroisses ont contribué à la milice par la oie du sort, et ni les tirages ni les fuyards n’ont occasionné aucun désordre. J’ai eu la satisfaction de voir que les miliciens se sont rendus seuls volontairement aux assemblées ; que le secours de la maréchaussée, autrefois si nécessaire, a été tout à fait inutile, et que le plus grand nombre de ces nouveaux soldats a montré la plus grande émulation pour entrer dans les grenadiers. Je crois, monsieur, que cette confiance de la part du peuple, qui dans cette province est une chose nouvelle, ne peut se conserver que par les moyens qui l’ont établie ; et comme la tolérance des engagements a été un des principaux de ces moyens, c’est une raison pour moi d’insister très-fortement contre l’idée que j’ai vue à quelques personnes de ramener à une exécution littérale les deux articles 16 et 19 de l’ordonnance du 27 novembre 1765.

J’aurais peut-être encore, monsieur, quelques autres observations à vous proposer sur cette matière, mais comme elles sont moins importantes que les deux qui font l’objet de cette lettre, déjà trop longue, je les réserverai pour un autre temps. Je vous serai très-obligé de me faire savoir si vous approuvez en tout ou en partie mes deux propositions.

Permettez-moi, en finissant, d’insister encore pour que vous veuillez bien nous faire parvenir promptement les ordres relatifs au tirage ; car comme cette opération exige de la part des intendants et de leurs bureaux un assez long travail, je crains que, si les ordres sont encore retardés d’un mois, il ne devienne impossible de faire tirer la milice avant le temps où les habitants du Limousin se dispersent dans les autres provinces. J’ai l’honneur d’être, etc.


  1. Ce ministre était le marquis de Monteynard. (E. D.)
  2. Nous n’avons pas ces observations. (Note de Dupont de Nemours.)
  3. Il se trouve à cet endroit une lacune dans le manuscrit. (Note de Dupont de Nemours.)
  4. Ici le manuscrit présente une nouvelle lacune. (Note de Dupont de Nemours.)

    — C’est dommage, car la pensée de Turgot, ce véritable ami du peuple, aurait encore besoin d’être développée de nos jours. Il suffira peut-être, pour établir ce point, de l’anecdote suivante.

    Quelque temps après la révolution de 1830, si nous avons bonne mémoire, on discutait à la Chambre des députés un projet de loi relatif au recrutement. Plusieurs membres étaient d’avis qu’il fallait assujettir les étrangers domiciliés en France au service militaire. Ils appuyaient leur opinion sur ce fait, que ceux-ci, jouissant, à d’insignifiantes exceptions près, des mêmes avantages que les regnicoles, il était juste qu’ils participassent à la plus lourde des charges que supportent ces derniers. De plus, les députés des départements frontières faisaient valoir cette autre considération, que la population de chaque circonscription territoriale servait de base à la répartition annuelle des contingents militaires, et que comme les recensements comprenaient les étrangers aussi bien que les nationaux, il y avait nécessairement surcharge très-forte pour les localités où ceux-ci se trouvaient en grand nombre. La Chambre allait se rendre a ces raisons, pleines de sens et d’équité, lorsqu’un avocat célèbre, qui ne passe cependant pas pour être d’une humeur fort belliqueuse, jugea à propos d’essayer son éloquence à la tribune dans le genre patriotique et militaire. À l’aide de cette espèce de phrases dont parle Turgot, et dont il s’est fait en France une si prodigieuse consommation depuis cinquante ans, il établit que l’honneur de servir sous le drapeau français ne pouvait appartenir à des étrangers.

    L’on eût pu répondre à l’avocat que l’honneur du drapeau français n’avait rien à démêler dans cette affaire ; qu’il s’agissait uniquement de savoir si ses compatriotes devaient se faire tuer chevaleresquement à la frontière pour défendre les étrangers dans leurs personnes et leurs propriétés, tandis qu’on n’imposait à ceux-ci, sous le rapport militaire, d’autre obligation que celle de patrouiller, dans la commune de leur résidence, pour arrêter les ivrognes, les filles perdues et les vagabonds ; que, si l’amendement proposé à la loi n’importait pas aux pères de famille français qui faisaient des officiers avec leurs (ils ou les exemptaient de la conscription avec de l’argent, il importait beaucoup aux pères de famille, également français, qui voyaient les leurs condamnés, bon gré, mal gré, au métier de simple soldat ; que, le service militaire étant une charge, on ne pouvait l’aggraver contrairement à la justice ; que le vrai patriotisme consistait à ménager et non à prodiguer le sang du peuple, et que le langage du représentant d’un pays constitutionnel ne devait pas ressembler à celui d’un préfet impérial.

    La majorité de la Chambre trouva, au contraire, que l’avocat avait parlé d’or. La loi ne fut pas amendée, et les choses restèrent in statu quo, avec toutes les conséquences iniques que cet état entraîne. (E. D.)

  5. On n’a pas cette lettre. (Note de Dupont de Nemours.)