Œuvres de Turgot (Daire, 1844)/Lettre à l’abbé Terray sur la marque des fers

Œuvres de Turgot, Texte établi par Eugène DaireGuillaumintome I (p. 376-388).


III. LETTRE À L’ABBÉ TERRAY[1].
SUR LA MARQUE DES FERS.

À Limoges, le 24 décembre 1773.

J’ai l’honneur de vous adresser l’état des forges et usines de la généralité de Limoges, employées à la fabrication des ouvrages en fer.

Vous m’avez demandé cet état plusieurs fois ; j’aurais voulu pouvoir vous l’envoyer plus promptement, et surtout plus complet ; mais, malgré les soins que j’ai pris pour me procurer sur chaque forge des notices aussi détaillées que vous paraissiez les désirer, vous verrez qu’il reste encore une assez grande incertitude sur la quantité des fers qui sortent de ces différentes forges. Vous verrez aussi que cette incertitude vient en grande partie de causes purement physiques, qui font varier la production, telles que la disette ou l’abondance des eaux dans les différentes usines. Les variations dans le débit et dans la fortune des entrepreneurs influent aussi, et au moins autant que les causes physiques, sur la fabrication plus ou moins abondante.

Quant aux observations que vous paraissez désirer sur les moyens de donner à cette branche de commerce plus d’activité, ou de lui rendre celle qu’on prétend qu’elle a perdue, j’en ai peu à vous faire. Je ne connais de moyen d’animer un commerce quelconque, que la plus grande liberté et l’affranchissement de tous les droits, que l’intérêt mal entendu du fisc a multipliés à l’excès sur toutes les espèces de marchandises, et en particulier sur la fabrication des fers[2].

Je ne puis vous déguiser qu’une des principales causes de la lenteur que j’ai mise à vous satisfaire sur l’objet de ces recherches, a été le bruit qui s’était répandu qu’elles avaient pour objet l’établissement de nouveaux droits ou l’extension des anciens. L’opinion fondée sur trop d’exemples, que toutes les recherches du gouvernement n’ont pour objet que de trouver les moyens de tirer des peuples plus d’argent, a fait naître une défiance universelle ; et la plus grande partie de ceux à qui l’on fait des questions, ou ne répondent point, ou cherchent à induire en erreur par des réponses tantôt fausses, tantôt incomplètes. Je ne puis croire, monsieur, que votre intention soit d’imposer de nouvelles charges sur un commerce que vous annoncez au contraire vouloir favoriser. Si je le pensais, je vous avoue que je m’applaudirais du retard involontaire que j’ai mis à l’envoi des éclaircissements que vous m’avez demandés, et que je regretterais de n’avoir pu en prolonger davantage le délai.

Après l’entière liberté de l’affranchissement de toutes taxes sur la fabrication, le transport, la vente et la consommation des denrées, s’il reste quelque chose à faire au gouvernement pour favoriser un commerce, ce ne peut être que par la voie de l’instruction, c’est-à-dire en encourageant les recherches des savants et des artistes qui tendent à perfectionner l’art, et surtout en étendant la connaissance des procédés dont la cupidité cherche à faire autant de secrets. Il est utile que le gouvernement fasse quelques dépenses pour envoyer des jeunes gens s’instruire, dans les pays étrangers, des procédés ignorés en France, et qu’il fasse publier le résultat de leurs recherches. Ces moyens sont bons ; mais la liberté et l’affranchissement des taxes sont bien plus efficaces et bien plus nécessaires.

Vous paraissez, monsieur, dans les lettres que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire sur cette matière, avoir envisagé comme un encouragement pour le commerce national les entraves que l’on pourrait mettre à l’entrée des fers étrangers. Vous annoncez même que vous avez reçu de différentes provinces des représentations multipliées sur la faveur que ces fers étrangers obtiennent, au préjudice du commerce et de la fabrication des fers nationaux ; je conçois en effet que des maîtres de forges, qui ne connaissent que leurs fers, imaginent qu’ils gagneraient davantage s’ils avaient moins de concurrents, il n’est point de marchand qui ne voulut être seul vendeur de sa denrée ; il n’est point de commerce dans lequel ceux qui l’exercent ne cherchent à écarter la concurrence, et ne trouvent quelques sophismes pour faire accroire que l’État est intéressé à écarter du moins la concurrence des étrangers, qu’ils réussissent plus aisément à représenter comme les ennemis du commerce national. Si on les écoute, et on ne les a que trop écoutés, toutes les branches de commerce seront infectées de ce genre de monopole. Ces imbéciles ne voient pas que ce même monopole qu’ils exercent, non pas comme ils le font accroire au gouvernement contre les étrangers, mais contre leurs concitoyens, consommateurs de la denrée, leur est rendu par ces mêmes concitoyens, vendeurs à leur tour dans toutes les autres branches de commerce, où les premiers deviennent à leur tour acheteurs[3]. Ils ne voient pas que toutes ces associations de gens du même métier ne manquent pas de s’autoriser des mêmes prétextes pour obtenir du gouvernement séduit la même exclusion des étrangers ; il ne voient pas que, dans cet équilibre de vexation et d’injustice entre tous les genres d’industrie, où les artisans et les marchands de chaque espèce oppriment comme vendeurs, et sont opprimés comme acheteurs, il n’y a de profit pour aucune partie ; mais qu’il y a une perte réelle pour la totalité du commerce national, ou plutôt pour l’État qui, achetant moins à l’étranger, lui vend moins aussi. Cette augmentation forcée des prix pour tous les acheteurs diminue nécessairement la somme des jouissances, la somme des revenus disponibles, la richesse des propriétaires et du souverain, et la somme des salaires à distribuer au peuple[4]. Cette perte est doublée encore, parce que dans cette guerre d’oppression réciproque, où le gouvernement prête sa force à tous contre tous, on n’a excepté que la seule branche du labourage, que toutes oppriment de concert par ces monopoles sur les nationaux, et qui, bien loin de pouvoir opprimer personne, ne peut même jouir du droit naturel de vendre sa denrée, ni aux étrangers, ni à ceux de ses concitoyens qui voudraient l’acheter ; en sorte que, de toutes les classes de citoyens laborieux, il n’y a que le laboureur qui souffre du


monopole comme acheteur, et qui en souffre en même temps comme vendeur. Il n’y a que lui qui ne puisse acheter librement des étrangers aucune des choses dont il a besoin ; il n’y a que lui qui ne puisse vendre aux étrangers librement la denrée qu’il produit, tandis que le marchand de drap ou tout autre achète tant qu’il veut le blé des étrangers, et vend autant qu’il veut son drap aux étrangers. Quelques sophismes que puisse accumuler l’intérêt particulier de quelques commerçants, la vérité est que toutes les branches de commerce doivent être libres, également libres, entièrement libres ; que le système de quelques politiques modernes, qui s’imaginent favoriser le commerce national en interdisant l’entrée des marchandises étrangères, est une pure illusion ; que ce système n’aboutit qu’à rendre toutes les branches de commerce ennemies les unes des autres, à nourrir entre les nations un germe de haines et de guerres dont les plus faibles effets sont mille fois plus coûteux aux peuples, plus destructifs de la richesse, de la population, du bonheur, que tous les petits profits mercantiles qu’on imagine s’assurer ne peuvent être avantageux aux nations qui s’en laissent séduire. La vérité est qu’en voulant nuire aux autres on se nuit à soi-même[5], non-seulement parce que la représaille de ces prohibitions est si facile à imaginer que les autres nations ne manquent pas de s’en aviser à leur tour, mais encore parce qu’on s’ôte à soi-même les avantages inappréciables d’un commerce libre ; avantages tels que, si un grand État comme la France voulait en faire l’expérience, les progrès rapides de son commerce et de son industrie forceraient bientôt les autres nations de l’imiter pour n’être pas appauvries par la perte totale de leur commerce.

Mais, quand tous ces principes ne seraient pas, comme j’en suis entièrement convaincu, démontrés avec évidence ; quand le système des prohibitions pourrait être admis dans quelque branche de commerce, j’ose dire que celui des fers devrait être excepté par une raison décisive, et qui lui est particulière.

Cette raison est que le fer n’est pas seulement une denrée de consommation utile aux différents usages de la vie : le fer qui s’emploie en meubles, en ornements, en armes, n’est pas la partie la plus considérable des fers qui se fabriquent et se vendent. C’est surtout comme instrument nécessaire à la pratique de tous les arts, sans exception, que ce métal est si précieux, si important dans le commerce : à ce titre, il est matière première de tous les arts, de toutes les manufactures, de l’agriculture même, à laquelle il fournit la plus grande partie de ses instruments ; à ce titre, il est denrée de première nécessité ; à ce titre, quand même on adopterait l’idée de favoriser les manufactures par des prohibitions, le fer ne devrait jamais y être assujetti, puisque ces prohibitions, dans l’opinion même de leurs partisans, ne doivent tomber que sur les marchandises fabriquées pour la consommation, et non sur les marchandises qui sont des moyens de fabrication, telles que les matières premières et les instruments nécessaires pour fabriquer ; puisque l’acheteur des instruments de fer servant à sa manufacture ou à sa culture doit, suivant ce système, jouir de tous les privilèges que les principes de ce système donnent au vendeur sur le simple consommateur.

Défendre l’entrée du fer étranger, c’est donc favoriser les maîtres de forges, non pas seulement, comme dans les cas ordinaires de prohibitions, aux dépens des consommateurs nationaux ; c’est les favoriser aux dépens de toutes les manufactures, de toutes les branches d’industrie, aux dépens de l’agriculture et de la production des subsistances, d’une manière spéciale et encore plus directe que l’effet de toutes les autres prohibitions dont il faut avouer qu’elle se ressent toujours.

Je suis persuadé que cette réflexion, qui, sans doute, s’est aussi présentée à vous, vous empêchera de condescendre aux sollicitations indiscrètes des maîtres de forges et de tous ceux qui n’envisageront cette branche de commerce qu’en elle-même, et isolée de toutes les autres branches avec lesquelles elle a des rapports de nécessité première.

J’ajouterai encore ici deux considérations qui me paraissent mériter toute votre attention.

L’une est qu’un grand nombre d’arts n’ont pas besoin seulement de fer, mais de fer de qualités différentes et adaptées à la nature de chaque ouvrage. Pour les uns, il faut du fer plus ou moins doux ; d’autres exigent un fer plus aigre ; les plus importantes manufactures emploient de l’acier, et cet acier varie encore de qualité ; celui d’Allemagne est propre à certains usages ; celui d’Angleterre, qui est plus précieux, à d’autres. Or, il y a certaines qualités de Ter que le royaume ne fournit pas, et qu’on est obligé de tirer de l’étranger. À l’égard de l’acier, il est notoire qu’il s’en fabrique très-peu en France ; qu’à peine ce genre de fabrication en est-il à ses premiers essais ; et, quelque heureux qu’ils aient pu être, il se passera peut-être un demi-siècle avant qu’on fasse assez d’acier en France pour subvenir à une partie un peu considérable des usages auxquels l’emploient les manufactures, où l’on est obligé de tirer de l’étranger les outils tout faits, parce qu’on ne sait point en fabriquer en France qui aient la perfection nécessaire, et parce que l’ouvrage perdrait trop de sa qualité et de son prix s’il était fait avec des outils imparfaits. Ce serait perdre ces manufactures, ce serait anéantir toutes celles où l’on emploie l’acier, toutes celles où l’on a besoin de qualités particulières de fer, que d’interdire l’entrée des fers étrangers ; ce serait les conduire à une décadence inévitable que de charger ces fers de droits excessifs ; ce serait sacrifier une grande partie du commerce national à un intérêt très-mal entendu des maîtres de forges.

Cette première considération prouve, ce me semble, que, dans l’état actuel du commerce des manufactures et de celui des fers nationaux, il y aurait de l’imprudence à gêner l’importation des fers étrangers. Celle qui me reste à développer prouvera que jamais cette importation ne cessera d’être nécessaire, et qu’au contraire le besoin ne cessera vraisemblablement d’en augmenter avec le temps.

En effet, il suffit de réfléchir sur l’immense quantité de charbon de bois que consomme la fonte de la mine et sa réduction en métal, sur la quantité non moins immense que consomment les forges et usines où l’on affine le fer, pour se convaincre que, quelque abondant que puisse être le minéral, il ne peut être mis en valeur qu’autant qu’il se trouvera à portée d’une très-grande quantité de bois, et que ces bois auront peu de valeur. Quelque abondante que puisse être une forêt située à portée d’une rivière affluant à Paris, certainement on ne s’avisera jamais d’y établir une forge, pane que le bois y a une valeur qu’on ne retrouvera jamais sur la vente des fers qui en seraient fabriqués. Aussi, le principal intérêt qu’on envisage dans l’établissement d’une forge est celui de donner une valeur et un débouché à des bois qui n’en avaient point. Il suit de là qu’à mesure que les bois deviennent rares, à mesure qu’ils acquièrent de la valeur par de nouveaux débouchés, par l’ouverture des chemins, des canaux navigables, par l’augmentation de la culture, de la population, la fonte et la fabrication des fers doivent être moins lucratives et diminuer peu à peu. Il suit de là qu’à proportion de ce que les nations sont plus anciennement policées, à proportion des progrès qu’elles ont faits vers la richesse et la prospérité, elles doivent fabriquer moins de fer et en tirer davantage des étrangers. C’est pour cela que l’Angleterre qui, de toutes les nations de l’Europe, est la plus avancée à cet égard, ne tire d’elle-même que très-peu de fer brut, et qu’elle en achète beaucoup en Allemagne et dans le Nord, auquel elle donne une plus grande valeur en le convertissant en acier et en ouvrages de quincaillerie. Le commerce des fers est assigné par la nature aux peuples nouveaux, aux peuples qui possèdent de vastes forêts incultes, éloignées de tout débouché, où l’on trouve un avantage à brûler une immense quantité de bois pour la seule valeur des sels qu’on retire en lessivant leurs cendres. Ce commerce, faible en Angleterre, encore assez florissant en France, beaucoup plus en Allemagne et dans les pays du Nord, doit, suivant le cours naturel des choses, se porter en Russie, en Sibérie et dans les colonies américaines, jusqu’à ce que, ces pays se peuplant à leur tour, et toutes les nations se trouvant à peu près en équilibre à cet égard, l’augmentation du prix des fers devienne assez forte pour qu’on retrouve de l’intérêt à en fabriquer dans le pays même où l’on eh avait abandonné la production, faute de pouvoir soutenir la concurrence des nations pauvres. Si cette décadence du commerce des forges, suite de l’augmentation des richesses, des accroissements de la population, de la multiplication des débouchés du commerce général, était un malheur, ce serait un malheur inévitable qu’il serait inutile de chercher à prévenir. Mais ce n’est point un malheur, si ce commerce ne tombe que parce qu’il est remplacé par d’autres productions plus lucratives. Il faut raisonner de la France par rapport aux autres nations, comme on doit raisonner des provinces à portée de la consommation de Paris, par rapport aux provinces de l’intérieur ; certainement les propriétaires voisins de la Seine ne regrettent pas que leurs bois aient une valeur trop grande pour pouvoir y établir des forges, et ils se résignent sans peine à acheter avec le revenu de leurs bois les fers que leur vendent les autres provinces.

S’obstiner, par les vues d’une politique étroite qui croit pouvoir tout tirer de son crû, à contrarier cet effet nécessaire, ce serait faire comme les propriétaires de Brie, qui croient économiser en buvant de mauvais vin de leur crû, qu’ils payent beaucoup plus cher par le sacrifice d’un terrain susceptible de produire de bon froment, que ne leur coûterait le vin de Bourgogne, qu’ils achèteraient de la vente de ce froment ; ce serait sacrifier un profit plus grand pour conserver un profit plus faible.

Ce que doit faire la politique est donc de s’abandonner au cours de la nature et au cours du commerce, non moins nécessaire, non moins irrésistible que le cours de la nature, sans prétendre le diriger ; parce que, pour le diriger sans le déranger et sans se nuire à soi-même, il faudrait pouvoir suivre toutes les variations des besoins, des intérêts, de l’industrie des hommes ; il faudrait les connaître dans un détail qu’il est physiquement impossible de se procurer, et sur lequel le gouvernement le plus habile, le plus actif, le plus détailleur, risquera toujours de se tromper au moins de la moitié, comme l’observe ou l’avoue l’abbé Galiani dans un ouvrage où cependant il défend avec le plus grand zèle le système des prohibitions précisément sur le genre de commerce où elles sont le plus funestes, je veux dire sur le commerce des grains. J’ajoute que, si l’on avait sur tous ces détails cette multitude de connaissances qu’il est impossible de rassembler, le résultat en serait de laisser aller les choses précisément comme elles vont toutes seules, par la seule action des intérêts des hommes qu’anime la balance d’une concurrence libre.

Mais, de ce qu’on ne doit pas repousser les fers étrangers dont on a besoin, il ne s’ensuit point qu’on doive accabler les fers nationaux par des droits, ou plutôt des taxes sur leur fabrication ou leur transport. Bien au contraire, il faut laisser la fabrication et le transport des fers nationaux entièrement libres en France, afin qu’ils puissent tirer le meilleur parti possible de nos mines et de nos bois tant que les entrepreneurs y trouveront de l’avantage, et qu’ils contribuent par leur concurrence à fournir à notre agriculture et à nos arts, au meilleur marché qu’il sera possible, les instruments qui leur sont nécessaires.

J’ai cru, monsieur, devoir, pour l’acquit de ma conscience, vous communiquer toutes les réflexions que m’a suggérées la crainte de vous voir céder à des propositions que je crois dangereuses, et qui nuiraient au commerce que vous voulez favoriser. Je sais que vous ne désapprouvez pas la liberté avec laquelle je vous expose sans déguisement ce que je crois être la vérité.

Je suis, etc.


  1. L’abbé Terray a joué un trop grand rôle dans l’histoire financière de l’ancienne monarchie pour qu’on ne lise pas avec intérêt le portrait physique et moral de la personne de ce ministre, tracé par un contemporain.

    « C’était, rapporte M. de Montyon, un être fort extraordinaire que cet abbé Terray, et heureusement d’une espèce rare. Son extérieur était dur, sinistre, et même effrayant : une grande taille voûtée, une figure sombre, l’œil hagard, le regard en dessous, avec indice de fausseté et de perfidie ; les manières disgracieuses, un ton grossier, une conversation sèche, point d’épanouissement de l’âme, point de confiance, jugeant toute l’espèce humaine défavorablement, parce qu’il la jugeait d’après lui-même ; un rire rare et caustique. En affaires, il ne discutait pas, ne réfutait point les objections, en avouait même la justesse, et la reconnaissait au moins en paroles, mais ne changeait pas. Sa plaisanterie ordinaire était une franchise grossière sur ses procédés les plus répréhensibles. Il ignorait que les gens en place se font plus de tort par les sottises qu’ils disent que par celles qu’ils font, parce qu’il est plus d’hommes en état de juger leurs paroles que leurs institutions. Jamais peut-être il n’exista d’âme plus glaciale, plus inaccessible aux affections, excepté celles pour des jouissances sensuelles, ou pour l’argent comme moyen d’acquérir ces jouissances, et aussi pour la réputation, quand elle pouvait conduire à l’obtention de l’argent. Si l’ordre des affaires le conduisait à faire le bonheur de quelqu’un, il n’en éprouvait aucune satisfaction ; quand il nuisait, c’était sans en ressentir aucune peine, sans haine, sans indulgence, sans pitié
    Le sentiment était absolument dans un ordre de choses hors de sa compréhension. Il était brouillé avec ses plus proches parents, qui le connaissaient trop bien pour ne pas le haïr : il n’était accessible à aucune des jouissances du cœur, ni à celle d’être aimé, ni à celle d’aimer, plus grande encore. Il avait des maîtresses, mais seulement pour en jouir, n’exigeant pas d’elles une grande fidélité, ne recherchant pas l’agrément de leur conversation ; content, pourvu qu’elles occupassent ses nuit, et que le jour elles fissent du bruit dans sa chambre, et y causassent un mouvement qui le préservât de l’ennui du silence et de l’isolement ; toujours prêt, dès qu’elles ne lui plaisaient plus, à s’en séparer aussi facilement qu’on change de fauteuil quand on ne se trouve pas commodément. Nul principe de morale, nul respect pour la justice, nulle honte de chercher à tromper : telle était l’habitude qu’il avait contractée du mensonge, qu’il disait sans rougir ce qu’il était impossible qu’on crût..........

    « Ses qualités intellectuelles étaient fort supérieures à ses qualités morales, et à certains égards dédommageaient de ses vices. Ses idées, sans être étendues, encore moins élevées, étaient sagement ordonnées dans la sphère où elles étaient concentrées. Son jugement était d’une grande rectitude ; l’exposition de ses opinions était lucide : il avait le talent d’écarter les faits épisodiques et de saisir la véritable difficulté. C’était un des meilleurs conseillers qui jamais ait été dans le Parlement……

    « Rien n’annonce qu’il ait jamais eu un plan ni des idées arrêtées sur la nature des impôts, leur rectification, leur recouvrement, sur une base de crédit, et une économie systématique. Il eut du moins la conscience de son ignorance ; et, pour ses déterminations dans les affaires particulières, il consulta ses sous-ordres, et quelquefois ne choisit pas mal ses conseils. Cependant, presque toujours ses déterminations étaient viciées par un excès de fiscalité……… Et ce n’est qu’à cette fiscalité qu’il a dû une réputation d’habileté, accréditée par les gens de finances, en faveur de qui étaient presque toujours ses décisions. » (Particularités sur les ministres des finances.)

    — La parfaite ressemblance de ce portrait est constatée par les Mémoires du temps et les actes officiels du ministre. On remarquera néanmoins que la prédilection prétendue de l’abbé Ternay pour les gens de finances ne l’empêcha pas de frapper sur eux toutes les fois qu’il se crut assez fort pour le faire. (E. D.)

  2. Comme toutes les autres vexations que les peuples modernes ont imaginé de faire subir à l’industrie, le droit de marque des fers a eu pour prétexte le progrès de la fabrication, et pour véritable cause l’intérêt d’une absurde fiscalité.

    En 1608, des commissaires nommés par Henri IV pour le rétablissement des manufactures, ayant attribué l’état déplorable de l’industrie métallurgique en France à l’emploi du fer aigre de préférence au fer doux, proposèrent, comme remède, de frapper d’un nouveau droit les fers aigres venus de l’étranger, et d’appliquer aux deux espèces une marque distincte, tant à l’entrée du royaume que dans tous les lieux de fabrication.

    Ce projet toutefois n’eut pas de suite jusqu’en 1626, époque où le cardinal de Richelieu, qui méditait le siège de La Rochelle, et qui était pressé d’argent, songea à en tirer parti pour accroître le revenu de l’État. L’on créa alors, par un édit royal, des agents spéciaux qui eurent la mission de surveiller, dans chaque district de forges, la fabrication des ouvrages de fer, de s’opposer à l’emploi du fer aigre pour les objets de quincaillerie, coutellerie, serrurerie, etc., et de ne le permettre que dans les gros ouvrages dont la rupture n’offrait pas d’inconvénients dangereux. Ils devaient, en conséquence, faire marquer les fers indigènes au sortir des forges, pendant que d’autres agents, placés à la frontière, exécutaient la même opération sur les fers étrangers. Et tout cela se résumait, cela va sans dire, en droits fiscaux dont voici le tarif :

    Sur les fers nationaux doux ou aigres, 10 sous par quintal ; — sur l’acier, 20 sous idem ; — sur le fer doux et l’acier venant de l’étranger, mêmes taxes ; — sur le fer aigre, de même provenance, 12 sous par quintal.

    En 1628, on s’aperçut que l’édit n’assujettissait aux droits d’importation que les fers et aciers en barres et en billes, et un arrêt du conseil, du 18 avril, y comprit ces mêmes matières à l’état ouvragé.

    On découvrit plus tard que l’édit ne parlait ni des gueuses ni des fontes, et deux arrêts du conseil, en date des 20 juin 1631 et 16 mai 1635, les frappèrent d’un droit de 6 sous 8 deniers par quintal.

    Plus tard, encore, on remarqua qu’il n’avait été rien statué sur le minerai. La sortie en fut prohibée, ou ne fut permise qu’avec un droit sur le taux duquel on n’a pas de renseignements.

    Enfin, vint la fameuse ordonnance des aides, de 1680, qui codifia les règlements antérieurs sur la matière, soumit complètement les usines au régime de l’exercice, et détermina les droits ainsi qu’il suit :

    13 sous 6 deniers par quintal de fer ;

    18 sous par quintal de quincaillerie, grosse ou menue ;

    20 sous par quintal d’acier ;

    3 sous 4 deniers par quintal de mine de fer, lavée et préparée.

    Ces taxes étaient le principal de l’impôt, et par conséquent indépendantes d’un certain nombre de sous additionnels ; mais il est à remarquer qu’elles ne s’élevaient pas à l’importation.

    Comme elles n’étaient point uniformes dans tout le royaume, qu’elles variaient suivant les privilèges des provinces, et que plusieurs même en étaient exemptes, la perception du droit de marque conviait à une fraude très-active, dont témoignent les arrêts du conseil des 15 novembre 1707,9 janvier 1712 et 12 septembre 1724, qui eurent pour but d’en arrêter le cours.

    Mais il est constaté encore, par un autre arrêt du conseil, du 7 mars 1747, ainsi que par un arrêt de la Cour des aides de Paris, du 23 février 1781, que ces diverses mesures luttaient contre la nature des choses, avec fort peu de succès.

    Quant à l’intérêt que le Trésor avait dans cette guerre faite à la liberté de l’industrie, dans ces stupides entraves apportées au développement de la production, on peut en juger par les chiffres ci-après : les droits de marque perçus à la fabrication ne dépassaient pas 8 à 900,000 livres, et ceux perçus à l’entrée ou à la sortie du royaume n’étaient pas un objet de plus de 100,000 francs. La révolution de 1789 a émancipé l’industrie métallurgique, mais nous sommes loin, pour cela, de payer aujourd’hui le fer à meilleur marché. On a calculé que, de 1813 à 1835, le système protecteur nous avait imposé un sacrifice de 618 millions sous ce rapport*. L’ancien régime n’avait pas imaginé, en cette matière du moins, de percevoir des impôts pour le compte des capitalistes. Cela était réservé sans doute, par un contraste piquant, à une époque qui devait proclamer que le fer et la houille sont le pain quotidien de l’industrie ! Nous avons dit qu’avant 1789 les droits perçus sur le fer, tant à l’intérieur qu’à l’entrée du royaume, ne s’élevaient pas à plus de 1 million. Il y a, par suite, quelque intérêt à citer le produit actuel du même impôt, et nous le comparerons à la valeur des matières qui y ont donné lieu.

    Importation de 1837.

    Il résulte de ces chiffres, qui sont officiels, 1o que l’impôt s’élève à près de la moitié de la valeur des produits, et 2o, ce qui est assez bizarre, que la proportion en est plus forte relativement au fer non ouvré qu’au fer mis en œuvre.

    Les droits d’exportation ont si peu d’importance, qu’ils ne méritent pas la peine d’être relevés.

    En 1789, d’après Chaptal, la France ne produisait que 61,349,300 kilogrammes de fonte en gueuse, et 7,379,200 de fonte moulée. La fonte en gueuse donnait 46,803,900 kilogrammes de fer marchand, et ce chiffre était monté à 270,000,000 en 1835. (Dictionnaire du commerce et des marchandises.) En 1859, d’après M. Dunoyer, nos forges ont fourni 5,301,000 quintaux métriques de fontes. (Journal des Économistes, tome III, page 311.)

    En 1835, d’après M. Dutens, l’extraction du minerai, la fabrication des fontes, gros et menus fers, ainsi que des aciers, occupait 30,913 ouvriers, et les matières premières sorties de leurs mains étaient distribuées ensuite à 223,369 autres, tels que serruriers, taillandiers, chaudronniers, etc. (Du revenu de la France en 1813 et 1833.) (E. D.)

    * Le prix moyen des fontes anglaises, pendant cette période de temps, a été de 13 fr. 75 c, rendu dans nos ports, et celui des fontes françaises, de 18 fr. 61 c. — Le prix moyen des fers anglais, de 20 fr. 30 c, et celui des fers français, de 13 fr. 18 c. C’était donc, d’une part, une dépense de i fr. 80 c. par (quintal métrique de fonte, et de 10 fr. 30 c. par quintal métrique de fer, qui était imposée aux consommateurs français pour qu’ils ne devinssent pas tributaires de l’étranger.

  3. Là n’est pas l’inconvénient, car le dommage qu’éprouvent les industriels à privilège, en tant que consommateurs, des monopoles concédés à d’autres qu’eux-mêmes, est un sacrifice nul en comparaison des avantages que leur procurent celui ou ceux qu’ils exploitent personnellement.
  4. C’est ici que Turgot met le doigt sur le mal. Soit À le corps des privilégiés ; B le reste de la nation ; 100 millions les profits annuels des monopoleurs. Cette somme doit évidemment sortir de la poche de B pour entrer dans celle de A. Mais B représente évidemment, encore, les capitalistes non privilégiés, les propriétaires, et la masse des simples travailleurs. Or, si la dîme levée par À frappe ces trois classes de personnes indistinctement, il est à remarquer qu’elle ne ravit aux deux premières qu’une portion de leur superflu, tandis qu’elle attaque la troisième dans ses moyens rigoureux de subsistance, lesquels n’ont d’autre principe que cette somme des salaires dont parle Turgot.

    Il est vrai que les partisans du système protecteur répondent que le monopole du marché est établi, au contraire, dans l’intérêt du travail. Mais ne suffit-il pas, en vérité, d’ouvrir les yeux de l’esprit et du corps pour apercevoir le mensonge flagrant de cette assertion ?

    Qu’ils prouvent donc, en théorie, que partout où des capitaux et des bras se trouveront en présence, le travail ne sera pas la conséquence nécessaire de la simultanéité de ces deux circonstances économiques !

    Qu’ils prouvent donc, en fait, qu’il y a plus de sécurité pour le travail dans la production privilégiée que dans celle qui ne l’est pas ; que le cordonnier, le tailleur de nos villes, le journalier de nos campagnes, est plus souvent exposé à manquer de pain que l’ouvrier des fabriques de Lyon, de Reims, de Saint-Quentin, de Manchester ou de Birmingham !

    Qu’ils prouvent, enfin, que la haute industrie, cette mendiante superbe de primes, de subventions et de tarifs protecteurs, récompense le travail d’une manière plus généreuse que celles qui restent soumises au droit commun, et qu’ils déploient à nos regards la statistique de ses salaires !

    Ajoutons que le système contre lequel s’élève Turgot avait au moins, de son

    temps, le mérite de n’être pas une inconséquence. Les hommes d’État de l’époque croyant à la balance du commerce, c’est-à-dire au miracle d’un peuple vendant ses produits sans acheter ceux des autres nations, il était rationnel de leur part de proscrire le travail de l’étranger. Mais, aujourd’hui que personne n’ignore qu’on ne peut assimiler le commerce de deux nations quelconques à celui du marchand en boutique avec les consommateurs, il faut convenir que le maintien des faits correspondants à la doctrine contraire est un écart des règles de la raison auquel on ne saurait plus trouver d’excuse. Et il en a d’autant moins, que le système mercantile a été rendu plus désastreux qu’il ne l’était précédemment, par le juste abandon d’un autre principe admis encore avant 1789. Le plus sacré de tous les droits de l’homme, celui de se livrer au travail avec une pleine liberté, n’était alors reconnu que d’une manière imparfaite par le gouvernement. Non-seulement il y était porté atteinte par le régime des communautés et des maîtrises, mais encore par une foule d’autres monopoles, individuels ou collectifs, qu’obtenaient les manufacturiers et les commerçants. Le travail était, eu un mot, réputé droit domanial. Mais, si ce principe était absurde et révoltant en soi, on ne peut nier qu’il ne produisît un heureux effet au point de vue du privilège ; car, en concédant à l’autorité publique le pouvoir, qu’elle ne possède plus, d’une intervention pleine et entière dans les choses industrielles, il empêchait le monopole de se dévorer lui-même, sans profit pour le public, et au grand dommage des agents sous ses ordres, des simples travailleurs. L’ensemble de ce système organisait, au moins, l’ordre dans le désordre, et avait l’avantage de régler la guerre faite à la masse des consommateurs. Par son moyen, le gouvernement, pouvant limiter la production en même temps qu’il fermait les débouchés, était en mesure de prévenir les crises commerciales devenues une calamité périodique de nos jours. Mais, en ne conservant que la moitié de ce régime, comme nous l’avons fait, c’est-à-dire en introduisant la liberté dans l’industrie manufacturière, et en continuant à la refuser dans l’ordre commercial, on a aggravé la situation sous un certain rapport, et on ne l’a pas rendue moins anormale qu’autrefois, depuis surtout que les merveilles de la mécanique ont imprimé à la production un élan que n’avaient pas même soupçonné nos pères. « Nous ressemblons, disait, il y a quelque temps, celui de nos écrivains dont le langage a prêté le plus de coloris aux vérités de l’économie politique
    

    *, à des chauffeurs qui augmenteraient la dose de la vapeur et qui chargeraient en même temps les soupapes. Où cette ardeur désordonnée doit-elle nous conduire ? » Elle nous conduira quelque jour, nous le croyons, à la liberté complète du travail ; mais ce ne sera, il faut bien le dire, qu’après avoir passé par des souffrances dont Dieu seul a le secret. (E. D.)

    * M. Blanqui, Journal des Économistes, tome I. page 202, Des dangers du régime prohibitif.

  5. Si ce principe n’est malheureusement pas d’une vérité rigoureuse dans les rapports individuels, il l’est certainement dans les rapports de nation à nation : c’est là, d’ailleurs, le sens que Turgot lui a donné (E. D.)