Œuvres de Saint-Amant/La Petarrade aux Rondeaux, caprice

LA PETARRADE AUX RONDEAUX.

caprice.


Double homonime, et vous, fine equivoque[1],
À jointes mains ma Clion vous invoque
Pour fagotter quelque gentil rondeau
Qui desarçonne et Victor et Brodeau[2].
Auprès de vous les plus hautes pensées
Sont aujourd’huy dans l’estime abbaissées ;

Les plus beaux sens, les termes les plus forts,
Tous eshanchez, rampant à demy morts,
Et le caprice avecques sa peinture,
Qui fait bouquer[3] et l’Art et la Nature,
Ce fou divin, riche en inventions,
Bizarre en mots, vif des descriptions,
Ce rare autheur des nobles balivernes,
Quoy qu’inspiré du demon des tavernes,
N’ose parestre et n’a plus de credit
Depuis qu’en cour vostre honneur reverdit.


Voyez un peu comme icy tout se change !
Comme du blasme on passe à la louange !
Je vous croyois infames autrefois,
Et maintenant je vous donne ma vois ;
J’eusse juré qu’au front des seuls theatres
Les francs badauts, des farces idolastres,
Les sots laquais et les vils crocheteurs,
Se montreroient vos seuls admirateurs ;
Et cependant, forcé de m’en desdire,
Tout le premier j’en estouffe de rire ;
Je vous cheris, je vous approuve en vers,
Et hors d’Envers j’en veux faire à l’envers.
Hymnes sacrez, piteuses elegies.
Stances d’amour, joviales orgies,
Odes sans pair, doux et graves sonnets,
Vous n’estes plus que chants à sansonnets :
Un seul rondeau vaut un poëme epique[4] ;
Un seul rondeau vous fait à tous la nique,
Et l’epigrame, à sa comparaison,
N’est qu’un labeur sans rime et sans raison.
Ha ! je voy bien qu’en ce siecle malade
Pour plaire au goust il faut que la balade[5],

Le chant royal et le gay triolet,
R’entrent en vogue et prosnent leur rolet.
Je connois bien qu’il faut que l’anagrame,
Et l’acrostiche[6], et l’echo qu’on reclame,

Et qui respond si bien au bout du vers,
Soient ramenez aux yeux de l’univers ;

Qu’en suitte d’eux il convient que l’epistre,
Le lay pleurard, le virelay belistre[7],
L’enigme[8] goffe[9] et l’embleme pedant,
Sur nostre esprit reprennent ascendant ;
Qu’il faut enfin que le diantre on revoye,
Que le rebus ses deux LL desploye[10],
Et qu’à son flanc le cocq-à-l’asne[11] aussi
Ergottant tout vole et rechante icy.
Çà, faisons mieux, barbotons les paroles
Que la magie enseigne en ses escoles ;
Traçons un cerne et prononçons tout bas :
Morric, morruc, tarrabin, tarrabas ;
Qu’à ces grands mots, horreur des cimetieres,
Sortent en chats grondans par les goutieres

Sous la faveur du bon maistre Astarot,
Chartier[12], Cretin[13], Saint-Gelais et Marot[14] ;
Que Des-Accords[15], en de mesmes fourrures,
Rapporte au jour ses plattes Bigarrures,
Avec Fauchet[16], en vain laborieux,

Et l’advocat sottement curieux[17] :
Mille secrets nous en pourrons apprendre ;
Ils nous diront comment il s’y faut prendre
Pour fagotter quelque gentil rondeau,
Qui desarçonne et Victor et Brodeau.
Mais sans besoin ce charme je propose,
Puisque, la grace à la metempsicose,
On les voit tous ayant la plume en main :
Gilles, Le Blanc, Du-Lot[18] et Vieux-Germain[19].



  1. Homonime, dit Furetière, c’est la même chose que équivoque.

    Nos anciens poètes avoient de nombreuses espèces de rimes. Pour P. Delaudun d’Aigaliers, « la première, plus excellente et moins usitée, pour estre la plus difficile, est l’équivoque, qui est lorsqu’un mot de deux, trois ou quatre syllabes, rime et simbolise a la fin d’un vers avec un autre vers, lorsqu’il y a plusieurs dictions, ce qui se montre et apprend facilement, par exemple, comme en mon livre des Meslanges il y a une epistre à damoiselle Claire Delaudun, ma tante :

    Pour declarer mon vouloir, ô ma tante !
    Et sur quel point j’ay ors mis mon attente.
    Et que sçachiez seurement et de seur
    Ce qui me cause une extresme douceur…

    M. Quicherat, dans son savant Traité de versification française, appelle « rime équivoque ou équivoquée une rime dans laquelle la dernière ou les dernières syllabes d’un vers sont re- prises à la fin du vers suivent dans un sens différent, souvent avec une orthographe tout autre. » — Crétin s’est distingué dans ce genre de rime, lui dont Marot a dit :

    Le bon Crétin au vers équivoqué.

    Voici, du bon Crétin, quelques vers pour exemple :

    Grande et petit : sautereaux, sauterelles.
    Ont de plaisir et liesse abondance :
    On chante, on rit ; qui le corps a bon danse ;
    Et pour montrer qu’il ne leur chaille mie
    Des maux passés, l’un prend sa chalemie (chalumeau),
    L’autre un tabour, l’autre une cornemuse ;
    Celuy n’y a qui en son cor ne muse.

    On connoît en ce genre les vers de Marot : en rime — m’enrime ; rimailleurs — rime ailleurs ; rimassez — rime assez ; ma rimaille — marri, maille, etc.

  2. Victor et Brodeau, c’est tout un. — Victor Brodeau étoit de Tours. On a de lui un poème intitulé les Louanges de J.-C., Lyon, in-8, Sulpice Sabon et Ant. Constantin, 1540. Le début n’a rien d’équivoqué :

    Verbe eternel dès le commencement,
    Mis en secret dedans le pensement
    Du Dieu puissant…

  3. Se dit des choses qu’on est contraint de faire par la violence. (Furetière.)
  4. Ce vers est l’original ironique du vers trop sérieux de Boileau :

    Un sonnet sans défauts vaut seul un long poème.

  5. À la suite du rondeau, ramené par Voiture, sont venus en effet la ballade, le chant royal et le triolet ; mais Voiture ne vit pas la vogue du triolet, qui ne repartit qu’a la fin de 1648, année de sa mort, et qui fourmille dans les Sottisiers, surtout en 1649 et depuis cette époque. Boileau croit a tort avoir vu des triolets dans Marot :

    Marot bientôt après fit fleurir les ballades,
    Tourne des triolels…

    Sarasin, dans sa Pompe funèbre de Voiture, montre le Triolet suivant le convoi tout en larmes ; mais on chercheroit en vain des triolets dans les œuvres de ces deux poètes. — Le plus ancien exemple de triolet que nous connaissions se trouve dans le roman de Cléomadès, par Adenès Le Roy. Glarmondine, dans un instant où Cléomadès la laissoit seule sous un frais ombrage,

    Une chançonnete chanta
    Tele que je vous diray jà.

    Et cette chansonnette est un véritable triolet :

    Diex ! trop demeure mes amis.
    Tart m’es que le revoie.
    Li biaus, li courtois, li jolis ;
    Diex ! trop demeure mes amis !
    Puis qu’en luy sont tous biens assis.
    Pourquoi ne l’ameroie ?
    Diex ! trop demeure mes amis :
    Tart m’est que le revoie.

    Saint-Amant n’est pas le seul qui ait remarqué cette vogue extraordinaire des anciens genres qu’on renouveloit. Dans sa Nouvelle allégorique, ou histoire des troubles arrivez au royaume Eloquence, Furetière, parlant de la reine Eloquence, dit :

    « Au milieu de ses troupes eclatoit la Reine avec toute sa douceur et sa majesté, environnée d’un petit corps d’archers ou chevau-legers de sa garde, commandez par des officiers de nouvelle creation et qui servaient par quartier. Les uns se nommoient Ballades, les autres Énigmes, les autres Triolets, tous pourveus à la nomination d’une dame appelée la Mode, qui avoit depuis peu obtenu beaucoup de credit auprès de la reine. »

  6. On se rappelle, dans le Poète crotté, ces deux vers :

    J’ay veu qu’un sonnet acrostiche,
    Anagrammé par l’emistiche…

    Un exemple curieux d’anagramme se trouve au-dessous du portrait de Louis XIII gravé en 1621 par Léon. Gaultier. Nous ne croyons pas qu’ils aient été imprimés ailleurs :

    Anagrammes pronostiques de gloire et de félicité à l’heureux regne du très-chrestien roy de France et de Navarre Louis 13e, tirés en forme de discours du sacré nom de Sa Majesté, sans addition, diminution ou mutation aucune des lettres :

    Louis treisiesme, roi de France et de Navarre

    Ô très-saint nai à reformer le service de Dieu !
    Ce dessein illustre de roi te va faire renomer ;
    Ce rare soin fera reluire ton juste diadesme ;
    Le roi des cieux remunerera ta foi si ardente.
    Ta foi divinisée otera d’erreur les mecreants.
    Le doctrine de vie en tes jours sera rafemie :
    Desja on t’admire à te voir refrener les vices.
    Deifié en mile vertus sacrées on t’ira adorer.
    En divers efets la misericorde ornera ta vie :
    Ta vie se va rendre en effet le miroir des rois ;
    Ô rare ! le sacré nom de juste te fera diviniser !
    Rare et divin, redoneras les offices au merite :
    Tu seras idoine à rendre la justice reformée,
    Astrée, ton aimé desir, s’offre à revenir du ciel :
    Mars, dieu si redouté, en terre a fini sa colere.
    Je vois desja un rare accord entre fils et mere ;
    Ton roiaume sera si fidele à te rendre service !
    Tu feras Anne mere, et des lors joie ici durera.
    Vrai cœur de lion, si ardent et fier ès armées,
    Va ès terres idumées i donner et i ancrer la foi ;
    Revere la crois et Dieu afermira ton dessein ;
    Ce mistere i refleurira en deues adorations.
    Ton armée, sire, efroiera le Turc desja desuni.
    Aie ton ferme recours en Dieu, il t’i addressera.
    Dieu t’a reservé à redifier le sacré mont Sion.
    Sion t’admirera en rares œuvres de felicité.
    Le cretien te semond a l’i favoriser d’arrivée
    Le mer sise s’ofrira de l’i conduire en seureté.
    Le fameux Jordan se sentira recreé de t’i voir ;
    L’Eufrate, Sire, recevra ton domaine si desiré ;
    Enfin tu seras crié et adoré roi de Jerusalem.
    Et vas fere en Orient des miracles de vrai roi.

  7. On trouve peu de lais et de virelais parmi les modernes. Dans nos anciens poètes même, « l’usage est si rare de ces deux sortes de poemes, qu’il y a fort peu de personnes qui le cognoissent », dit P. Delaudun d’Aigaliers (Art poèt., 2, 15) ; et, après avoir ajouté : « (Je) ne trouve pas qu’aucun des bons poetes s’y soit amusé », il cite un virelay de lui-même et un lay d’Alain Chartier.
  8. On a de l’abbé Cotin un Recueil des énigmes de ce temps, Paris, Loyson, 1661, 3 parties, in-12. — On voit par là la vogue du genre : Boileau lui-même y a sacrifié.
  9. Goffe, mal fait, mal bâti. — De l’italien goffo.
  10. Ici l’exemple suit de près le précepte.
  11. « Le cocq-à-l’asne, dit d’Aigaliers, est un poeme qui est fort different en propos, comme son nom le porte ; car, ainsi comme il y a une grande difference d’un coq à un asne, aussi y a-il grande difference de parler d’un prince et d’un ours, et ainsi d’autres. Le sujet du coq-à-l’asne est la reprehension des vices des hommes. Les coq-à-l’asne des Latins sont les satyres comme de Horace, Juvenal, Perse… On le fait de toutes sortes de vers. » — D’Aigaliers écrivoit ce passage en 1597. Vingt ans plus tard, il auroit eu un François, Regnier, à ajouter aux satiriques lutins.
  12. Alain Chartier, poète du XVe siècle, fut secrétaire de Charles VII. Ses œuvres en prose et en vers forment un vol. imprimé en 1529 à Paris, in-8, chez Galiot-Dupré. On connolt l’histoire du baiser que lui donna sur la bouche, pendant son sommeil, Marguerite d’Écosse, femme du Dauphin, depuis Louis XI. « Madame, lui dit-on, cela est trouvé estrange que vous avez baisé homme si laid. » Elle répondit : « Je n’ay pas baisé l’homme, mais la bouche de laquelle sont yssus tant d’excellens propos, matieres graves et parolles elegantes. » Bibl. de Du Verdier. — Cf. Brantôme et G. Corrozet.
  13. G. Cretin vivoit vers l’an 1500. Il étoit chantre de la Sainte-Chapelle de Paris et trésorier du bois de Vincennes. Il fut, dit Du Verdier, « le meilleur poete françois qui ait esté devant luy (j’entens en cest ancien genre d’escrire), a composé plusieurs opuscules en rime assez fluide, et qui ne cede gueres à celle de Marot, lequel lui baille le titre de souverain poete françois. » Bibl. de Du Verdier.
  14. Saint-Gelais (Octavien ou Mellin) et Marot sont connus (XVIe siècle).
  15. Étienne Tabourot, avocat au parlement de Dijon, fit paroître a Paris, in-16, 1583, ses Bigarrures, sous le nom du seigneur des Accords. Les 22 chapitres de cet ouvrage traitent, entre autres, des rébus de Picardie, des équivoques, des anagrammes, des paronœmes ou vers lettrisés, etc.
  16. Claude Fauchet, président en la Cour des monnoies a Paris, a laissé un Recueil d’antiquités gauloises et françoises, Paris, in-4, 1579, où se trouve un précieux Recueil de l’origine de la langue et poésie françaises, ryme et romans ; plus les nom et sommaires des œuvres de CXXVII poètes français vivant avant l’an MCCC. On lui doit aussi une traduction de Tacite (moins les 4 premiers livres, qui ont été traduits par Est. de la Planche), Paris, L’Angelier, 1582.
  17. L’advocat curieux paroît désigner Est. Pasquier, avocat du roi, l’auteur des Recherches de la France.
  18. Ce poète royal et archiépiscopal, comme il s’appelait, a mis en vogue les bouts-rimés. Il étoit fou. Sarasin a écrit un charmant poème : Dulot vaincu, ou la Défaite du bouts-rimés. — Dans I’Avant-Satyre, Saint-Amant a forgé le verbe dulotizer.
  19. C’est évidemment Neuf-Germain, le poéte hétéroclite de Monseigneur frère unique du roi. — Il a été célébré par Voiture, qui a imité ses vers, dont les rimes étoient formées par les syllabes du nom des personnes qu’il chantoit. Voy. aussi Tallemant des Réaux. — Son portrait, in-4 et en pied, a été gravé par Brebiette. (Tallemant des Réaux, IV, 113.)