Texte établi par la Société Française de Physique, Gauthier-Villars (p. 335-338).

SUR UNE SUBSTANCE NOUVELLE RADIOACTIVE, CONTENUE DANS LA PECHBLENDE[1].

En commun avec Mme  CURIE.



Comptes rendus de l’Académie des Sciences, t. CXXVII, p. 175,
séance du 18 juillet 1898.


Certains minéraux contenant de L’uranium et du thorium (pechblende, chalcolite, uranite) sont très actifs au point de vue de l’émission des rayons de Becquerel. Dans un travail antérieur, l’un de nous a montré que leur activité est même plus grande que celle de l’uranium et du thorium, et a émis l’opinion que cet effet était dû à quelque autre substance très active renfermée en petite quantité dans ces minéraux[2].

L’étude des composés de l’uranium et du thorium avait montré, en effet, que la propriété d’émettre des rayons qui rendent l’air conducteur et qui agissent sur les plaques photographiques est une propriété spécifique de l’uranium et du thorium qui se retrouve dans tous les composés de ces métaux, d’autant plus affaiblie que la proportion du métal actif dans le composé est elle-même plus faible. L’état physique des substances semble avoir une importance tout à fait secondaire. Diverses expériences ont montré que l’état de mélange des substances ne semble agir qu’en faisant varier la proportion des corps actifs et l’absorption produite par les substances inertes. Certaines causes (telles que la présence d’impuretés) qui agissent si puissamment sur la phosphorescence ou la fluorescence sont donc ici tout à fait sans action. Il devient dès lors très probable que si certains minéraux sont plus actifs que l’uranium et le thorium, c’est qu’ils renferment une substance plus active que ces métaux.

Nous avons cherché à isoler cette substance dans la pechblende, et l’expérience est venue confirmer les prévisions qui précèdent.

Nos recherches chimiques ont été constamment guidées par le contrôle de l’activité radiante des produits séparés à chaque opération. Chaque produit est placé sur l’un des plateaux d’un condensateur, et la conductibilité acquise par l’air est mesurée à l’aide d’un électromètre et d’un quartz piézoélectrique, comme dans le travail cité ci-dessus. On a ainsi non seulement une indication mais un nombre qui rend compte de la richesse du produit en substance active.

La pechblende que nous avons analysée était environ deux fois et demie plus active que l’uranium dans notre appareil à plateaux. Nous l’avons attaquée par les acides, et nous avons traité la liqueur obtenue par l’hydrogène sulfuré. L’uranium et le thorium restent dans la liqueur. Nous avons reconnu les faits suivants :

Les sulfures précipités contiennent une substance très active en même temps que du plomb, du bismuth, du cuivre, de l’arsenic, de l’antimoine.

Cette substance est entièrement insoluble dans le sulfure d’ammonium qui la sépare de l’arsenic et de l’antimoine.

Les sulfures insolubles dans le sulfure d’ammonium étant dissous dans l’acide azotique, la substance active peut être incomplètement séparée du plomb par l’acide sulfurique. En épuisant le sulfate de plomb par l’acide sulfurique étendu, on parvient à dissoudre en grande partie la substance active entraînée avec le sulfate de plomb.

La substance active se trouvant en solution avec le bismuth et le cuivre est complètement précipitée par l’ammoniaque, ce qui la sépare du cuivre.

Finalement le corps actif reste avec le bismuth.

Nous n’avons encore trouvé aucun procédé exact pour séparer la substance active du bismuth par voie humide. Nous avons cependant effectué des séparations incomplètes basées sur les faits suivants :


Dans la dissolution des sulfures par l’acide azotique, les portions les plus faciles à dissoudre sont les moins actives.

Dans la précipitation des sels par l’eau les premières portions précipitées sont de beaucoup les plus actives.


Nous avions observé qu’en chauffant la pechblende on obtenait par sublimation des produits très actifs. Cette remarque nous a conduits à un procédé de séparation fondé sur la différence de volatilité du sulfure actif et du sulfure de bismuth. On chauffe les sulfures dans le vide dans un tube de verre de Bohême vers 700°. Le sulfure actif se dépose sous forme d’enduit noir dans les régions du tube qui sont à 250°-300°, tandis que le sulfure de bismuth reste dans les régions plus chaudes.

En effectuant ces diverses opérations, on obtient des produits de plus en plus actifs. Finalement nous avons obtenu une substance dont l’activité est environ 400 fois plus grande que celle de l’uranium.

Nous avons recherché, parmi les corps actuellement connus, s’il en est d’actifs. Nous avons examiné des composés de presque tous les corps simples ; grâce à la grande obligeance de plusieurs chimistes, nous avons eu des échantillons des substances les plus rares. L’uranium et le thorium sont seuls franchement actifs, le tantale l’est peut-être très faiblement.

Nous croyons donc que la substance que nous avons retirée de la pechblende contient un métal non encore signalé, voisin du bismuth par ses propriétés analytiques. Si l’existence de ce nouveau métal se confirme, nous proposons de l’appeler polonium, du nom du pays d’origine de l’un de nous.

M. Demarçay a bien voulu examiner le spectre du corps que nous étudions. Il n’a pu y distinguer aucune raie caractéristique en dehors de celles dues aux impuretés. Ce fait n’est pas favorable à l’idée de l’existence d’un nouveau métal. Cependant M. Demarçay nous a fait remarquer que l’uranium, le thorium et le tantale offrent des spectres particuliers, formés de lignes innombrables, très fines, difficiles à apercevoir[3].

Qu’il nous soit permis de remarquer que, si l’existence d’un nouveau corps simple se confirme, cette découverte sera uniquement due au nouveau procédé d’investigation que nous fournissent les rayons de Becquerel.





  1. Ce travail a été fait à l’École municipale de Physique et Chimie industrielles. Nous remercions tout particulièrement M. Bémont, chef des travaux de Chimie, pour les conseils et l’aide qu’il a bien voulu nous donner.
  2. Mme  Sklodowska Curie, Comptes rendus, t. CXXVI, p. 1101.
  3. La singularité de ces trois spectres est signalée dans la belle publication de M. Demarçay : Spectres électriques, 1895.