Œuvres de Paul Valéry/Regards sur le monde actuel/Présence de Paris

Éditions de la N. R. F. (Œuvres de Paul Valéry, t. Jp. 137-143).

PRÉSENCE DE PARIS

Je rêvais d’être en mer… C’est PARIS qui m’éveille. Une riche rumeur accueille mon retour. Elle environne et borne mon silence de tout ce qui se passe au-delà de mes murs ; et seul, me fait peuplé.

Si je prête l’oreille, mon sens tendu divise et mon esprit déchiffre ce murmure mêlé d’une diversité d’incidents inconnus et de faits invisibles, qui me sont présents et absents.

Sur le fond fluvial et grondeur qu’alimente éternellement le roulement de la roue innombrable, une sorte de perspective de bruits dont le tableau sonore se compose et se décompose à chaque instant, donne l’idée d’une action immense qu’entretient une multitude d’événements indépendants, mais qui ne manquent jamais de se produire, l’un ou l’autre.

Je discerne à toute distance, et je puis nommer ceci ou cela : l’aboi d’un chien ; la trompe qui corne ; le fer froissé qui grince ; le cri aigu du tourment d’un câble sur sa poulie ; la pierre qui se plaint de la râpe ; l’affreux gémissement de l’excavateur quand il arrache sa charge de sable à la terre ; le sifflement perdu d’un train en détresse lointaine ; une voix nette ; et de vagues vociférations frustres.

Au premier plan, le chant d’un mendiant longuement lamentable se traîne.

Tout ce que le choc et le frottement peuvent engendrer à l’ouïe appelle à moi de toutes parts ce désordre de noms et d’images, venus de l’horizon de ma mémoire et de mon attente. J’entends mugir, bramer, cogner ou geindre la foule des forces mécaniques qui agissent et malmènent la matière dans Paris.

Paris caché, Paris moteur dans l’étendue et cause multiforme, Être puissant fait de pierre et de vie, que suppose cette présence inépuisable d’un flux de rumeur sourde aux éclats de vacarme, veut alors se produire à ma pensée.

Voici me naître et me décourager cet absurde désir : Penser Paris.

Comment songer à vaincre, à réduire à quelque forme intelligible un tel monstre de grandeur, de rapports, de différences concentrées ? Paris, valeur d’un site, ouvrage de vingt siècles ; Paris, produit des mains, des biens et de la politique d’un grand peuple ; foyer de délice et de peine ; objet des vœux de tant de conquérants, les uns, forts de leurs dons, les autres, de leurs armes ; Paris, trésor ; Paris, mêlée ; Paris, table de jeu où tous les visages de la fortune, tous les lots du destin brillent à tous les yeux ; et Paris, œuvre et phénomène, théâtre d’événements d’importance universelle, événement lui-même de première grandeur, création semi-statistique, semi-volontaire ; mais, sur toute chose, Paris, Personne Murale du plus haut rang, très illustre héritière des titres les plus nobles, et qui joint à la possession des plus beaux et des plus noirs souvenirs, la conscience d’une mission spirituelle permanente.

Penser PARIS ?… Je me perds dans les voies de ce propos. Chaque idée qui me vient se divise sous le regard de mon esprit. À peine elle se dessine dans la durée et la logique de mon effort, aussitôt elle s’égare d’elle-même parmi tant d’autres qui s’en détachent et la prolongent, dont chacune enfanterait cent livres. La quantité des beautés sensibles et des caractères abstraits de la Grand’Ville est telle que je me trouve en proie au nombre d’idées qui m’en reviennent et de leurs combinaisons possibles, comme un promeneur étranger qui s’embarrasse dans le réseau de nos rues, et que le tumulte étonne et que le mouvement étourdit. Cette image même s’empare du pouvoir, se développe en moi, et m’inspire tout à coup une étrange similitude. Il m’apparaît que penser PARIS se compare, ou se confond, à penser l’esprit même. Je me représente le plan topographique de l’énorme cité, et rien ne me figure mieux le domaine de nos idées, le lieu mystérieux de l’aventure instantanée de la pensée, que ce labyrinthe de chemins, les uns, comme au hasard tracés, les autres, clairs et rectilignes…

Et je me dis qu’il est en nous des avenues, des carrefours et des impasses ; il s’y trouve des coins sinistres et des points qu’il faut redouter. Il en est de charmants aussi, et de sacrés. L’âme contient des tombes ; comme elle renferme les monuments de nos victoires, et les hauts édifices de notre orgueil. Et nous savons que dans notre Cité intérieure, où chaque instant est un pas qu’y fait notre vie, une activité perpétuelle enfante le bien et le mal, le faux et le vrai, le beau et l’horrible, tous les contraires qui sont de l’homme et le font homme, comme ils s’assemblent nécessairement et contrastent puissamment dans une capitale…

Penser Paris ? Mais comment penser Paris, quand nous ne pouvons même embrasser le système du simple organisme, concevoir l’unité que composent ses fonctions avec sa substance ; savoir ce qu’il puise dans son milieu, ce qu’il y repousse, ce qu’il en rejette, imaginer comme il s’édifie et s’accroît ; comme il développe ses liaisons intérieures ; comme il transforme ce qui l’entoure, et comme il se fait peu à peu un individu, un être incomparable aux autres, qui se distingue de tous ses semblables par une histoire, par des réactions, par des sympathies et des antipathies qui ne sont qu’à lui.

Cette rumeur que je ne cesse d’entendre, et que ne cesse de me verser le fleuve de la présence indéfiniment naissante de la Ville, cette riche rumeur grosse de mouvements que je retrouve et que je consulte entre deux idées, comme la voix confuse qui atteste le réel, est fille des grands nombres. Le nombre de Paris occupe, obsède, assiège mon esprit.

Que de relations, de conséquences, de rapprochements, de combinaisons, que de commencements et de fins scintillent devant la pensée dès que la pensée considère la quantité des vivants qui coexistent ici, agissant et réagissant les uns sur les autres, de toutes les manières imaginables et inimaginables, dans un conflit perpétuel de leurs différences de toute espèce !… Elle croit voir, dans cet espace de quelques lieues carrées, une transmutation ardente de la vie en elle-même, une prodigieuse consommation de faits et de gestes, une fermentation de projets, un échange constamment intense de signes et d’actes, de volontés et de sentiments, dont les valeurs, les éclats, les accès, les effets se répondent, se renforcent ou se détruisent à toute heure du jour. Mille nœuds, à chaque moment, s’y forment ou s’y défont. Bien des mystères s’y dérobent ; et l’on imagine dans cette profondeur tout habitée, amas de ruches populeuses accumulées, un travail du destin terriblement actif.

Un physicien qui rêverait se divertirait peut-être dans un rêve, à tenter d’évaluer l’énergie interne de la Ville… Après tout, la compression de quelques millions d’êtres libres sur un territoire restreint peut prêter à quelques divagations par analogie… Sans doute, ce problème insensé expire, à peine on l’exprime, il se dissout dans l’absurde ; mais le simple énoncé qu’il précise suffit à ébaucher une notion fantasmagorique de la quantité de vie qui se produit ou se dissipe et se consume dans la masse de Paris. La seule idée de tous les pas qui se font dans Paris en un jour, de toutes les syllabes qui s’y prononcent, de toutes les nouvelles qui y parviennent écrase la pensée. Je songe même à toutes les tentations, décisions, lueurs et niaiseries qui s’y déclarent dans les esprits ; à toutes les naissances et morts quotidiennes de fortunes, d’amours, de renommées, — qui, dans l’ordre mental et social, imitent le mouvement de la population qu’enregistre l’état civil… Ce sont là des observations imaginaires à base réelle, qui font concevoir cette ville énorme comme une nébuleuse d’événements, située à l’extrême limite de nos moyens intellectuels.

Mais il ne manque pas sur la terre d’amas comparables à celui-ci, il en est quelques-uns de plus vastes encore. Paris, pourtant, se distingue fort nettement des autres monstres à millions de têtes, les New-York, les Londres, les Péking… Il n’est point, en effet, d’entre nos Babylones, de ville plus personnelle et qui assemble des fonctions plus nombreuses que celle-ci et plus diverses. C’est qu’il n’en est point où, depuis des siècles, l’élite, en tous genres, d’un peuple ait été si jalousement concentrée ; où toute valeur ait dû venir se faire reconnaître, subir l’épreuve des comparaisons, affronter la critique, la jalousie, la concurrence, la raillerie et le dédain. Il n’est point d’autre ville où l’unité d’un peuple ait été élaborée et consommée par une suite aussi remarquable et aussi diverse de circonstances et le concours d’hommes si différents par le génie et les méthodes. En vérité, c’est ici que notre nation, la plus composée d’Europe, a été fondue et refondue à la flamme des esprits les plus vifs et les plus opposés, et comme par la chaleur de leurs combinaisons.

C’est pourquoi Paris est bien autre chose qu’une capitale politique et un centre industriel, qu’un port de première importance et un marché de toutes valeurs, qu’un paradis artificiel et un sanctuaire de la culture. Sa singularité consiste d’abord en ceci que toutes ces caractéristiques s’y combinent, ne demeurent pas étrangères les unes aux autres. Les hommes éminents des spécialités les plus différentes finissent toujours par s’y rencontrer et faire échange de leurs richesses. Ce commerce très précieux ne pouvait guère s’instituer que dans un lieu où depuis des siècles l’élite en tous genres d’un grand peuple a été jalousement appelée et gardée. Tout Français qui se distingue est voué à ce camp de concentration. Paris l’évoque, l’attire, l’exige et parfois le consume.

Paris répond à la complexité essentielle de la nation française. Il fallait bien que des provinces, des populations, des coutumes et des parlers si dissemblables se fissent un centre organique de leurs rapports, un agent et un monument de leur mutuelle compréhension. En vérité, c’est là la grande, propre et glorieuse fonction de Paris.

Il est la tête réelle de la France où elle assemble ses moyens de perception et de réaction les plus sensibles. Par sa beauté et sa lumière, il donne à la France un visage sur lequel par moments vient briller toute l’intelligence du pays. Quand de fortes émotions saisissent notre peuple, le sang monte à ce front et le sentiment tout puissant de la fierté l’illumine.

Penser Paris ?…

Plus on y songe, plus se sent-on, tout au contraire, pensé par Paris.