Œuvres de M. de Crébillon/Préface




P R É F A C E.



Javois réſolu de donner une diſſertation ſur la
 Tragédie ; mais depuis quelque temps il a paru
 un ſi grand nombre de diſcours ſur cette matière
 déjà tant rebattue, & preſque toûjours ſans fruit, que 
j’ai craint de tomber dans des redites. Jamais les 
Auteurs ne furent mieux inſtruits des règles & des
 fineſſes de l’art, on en peut juger par leurs préfaces ;
 il ſeroit ſeulement à ſouhaiter que les ouvrages qui 
les occaſionnent ſe reſſentiſſent un peu plus de ces
 préliminaires ſi brillans : d’ailleurs que dirois-je à
 mes contemporains, qu’ils ne ſuſſent auſſi-bien que 
moi ? Ceux qui ſont doués d’un génie heureux
 puiſent des leçons dans leurs propres talens ; ceux 
qui en ſont dénués n’ont beſoin que d’un ſeul
 precepte, c’eſt de ne point écrire. On ſera peut-être 
ſurpris que dans le cours d’une aſſez longue vie je 
ne me ſois point occupé à retoucher mes ouvrages, ſur-tout depuis que le Roi a daigné en ordonner l’impreſſion à ſon Imprimerie royale, bienfait qui, en me comblant de gloire, ſeroit ſeul capable de confirmer le public dans la bienveillance dont il m’a toûjours honoré, & dont il m’a donné des marques ſi particulières ; mais je n’ai jamais eu grande foi aux corrections, la plûpart ne ſont que des fautes nouvelles : lorſqu’on n’eſt plus dans la chaleur des premières idées, on ne peut trop ſe défier des ſecondes. Un autre motif m’a engagé à me laiſſer tel que j’étois quand le public m’a pris ſous ſa protection ; comme je ne me flatte pas de pouvoir devenir un modèle, mes défauts pourront ſervir d’inſtruction : peut-être qu’en m’examinant de près, mes ſuccesseurs ſeront à leur tour tentés de faire l’examen de leur conſcience, ils en ſentiront mieux les dangers d’une carrière auſſi épineuſe que celle du Théâtre, quand ils verront qu’un homme né avec une ſorte de talent pour la Tragédie, & éclairé par les pièces de Corneille & de Racine, n’a pû éviter des écueils que vrai-ſemblablement il devoit avoir aperçûs ; je ſuis d’autant moins excuſable, que j’ai connu parfaitement les beautés de la Tragédie, & que j’ai mieux que qui que ce ſoit, ſenti mes défauts. Ai-je atteint ce que j’ai ſi parfaitement connu ? me ſuis-je corrigé de ce que j’ai ſi bien ſenti ? Je n’ai pû me garantir d’un vice qui nous eſt commun à tous, & qui eſt la véritable ſource de nos dérèglemens poëtiques, je veux dire l’impatience, quelquefois l’entêtement, & encore plus ſouvent l’orgueil ; l’impatience n’eſt pas tout-à-fait ſans fondement, un Auteur qui a fait choix d’un ſujet, & qui s’eſt cru obligé de le communiquer, ainſi que ſes idées, craint qu’on ne le lui vole, & à la honte des Lettres, ces ſortes de larcins ne ſont que trop familiers, du moins ſi l’on s’en rapporte à ceux qui revendiquent ce qu’on leur a pris. Mais ces craintes doivent-elles l’emporter ſur ce que nous devons au public, & ſur ce que nous nous devons à nous-mêmes, & nous engager à précipiter nos compoſitions ? il vaut mieux encore être pillés que ſifflés. Il n’y a pas un défaut dans nos plans dont nous ne ſoyons frappés les premiers ; mais après les avoir bien diſcutés nous ne ſongeons ſouvent qu’à nous les juſtifier, flattés du fol eſpoir de pouvoir les couvrir ſi bien qu’on ne s’en doutera ſeulement pas : ſi des amis clair-voyans nous en font apercevoir, nous répondons avec vivacité que pour ôter ce défaut prétendu, il faudroit refondre toute la pièce ; que Corneille & Racine ſont pleins de ces fautes. Mais ſi à la fin on parvient à nous faire ouvrir les yeux, alors, pour concilier le ſentiment de nos amis avec notre amour-propre, nous employons plus d’eſprit, d’art & de temps pour pallier ce défaut, qu’il ne nous en auroit fallu pour faire deux nouveaux actes. Une autre erreur auſſi dangereuſe pour le moins, c’eſt de prétendre qu’un défaut qui produit de grandes beautés, ne doit pas être compté pour un défaut : je ne l’en trouve, moi, que plus énorme ; dès qu’on eſt capable d’enfanter de grandes beautés on ne peut leur donner une ſource trop pure. Qu’arrive-t-il enfin ? les défauts percent, & ſont ſaisis par le public à qui rien n’échappe, & on ne manque pas de ſe récrier contre ſa dureté. Nous avons tort, l’indulgence du public va juſqu’à l’extrême patience ; ſon amour pour les ſpectacles lui fait paſſer bien des choſes que nos plus zélés partiſans ne nous pardonneroient pas. Si on retranchoit de nos pièces tout ce qu’il y a d’inutile, nous mourrions de frayeur à l’aſpect du ſquelette : que de diſſertations, que de métaphyſique ſur les effets des paſſions que leurs ſeuls mouvemens développeroient de reſte, ſi nous nous attachions purement et ſimplement à l’action que nous interrompons ſans ceſſe par des réflexions qui refroidiſſent également la pièce, le ſpectateur & l’acteur ? A propos de paſſion, me ſera-t-il permis de dire ici deux mots en faveur de l’amour qu’une morale renouvelée, car elle n’a point le mérite de la nouveauté, veut bannir de la Tragédie ? Je ne crains pas qu’on ſoupçonne de partialité ſur cet article, un homme que l’on n’a point accuſé juſqu’ici d’être fort doucereux. Le poëme tragique, ſupposé que je le connoiſſe bien, eſt, pour ainſi dire, le rendez-vous de toutes les paſſions ; pourquoi en chaſſerions-nous l’amour, qui eſt ſouvent le mobile de toutes les paſſions enſemble ? Les cœurs nés ſans amour ſont des êtres de raiſon ; & je ne vois pas en quoi l’amour, nommément dit, peut dégrader le héros et l’honnête homme. Sophocle & Euripide, dit-on, ſe ſont bien paſſés de l’amour : c’eſt un agrément de moins dans leurs ouvrages ; ces deux grands hommes ont travaillé ſelon le goût de leur ſiècle, nous nous conformons au goût du nôtre. Voudroit-on nous perſuader que Corneille & Racine doivent être moins grands pour nous que Sophocle & Euripide ne le furent pour les Grecs ? qui d’entre eux doit nous donner le ton ? Que l’on blâme les analyſes perpétuelles que nous faiſons des ſentiments amoureux, ces délicateſſes, ces recherches puériles qui affadiſſent le cœur au lieu de l’émouvoir, & qui enlaidiſſent l’amour loin de l’embellir, je paſſe condamnation. Un homme d’eſprit a dit :

Ce n’eſt point l’amour qui nous perd,
C’eſt la manière de le faire.

parmi nous c’eſt la manière de l’employer ; ce n’eſt pas la faute de l’amour ſi nous le mettons toujours à ſa toilette : mais que nous le repréſentions impétueux, violent, injuſte, malheureux, capable de nous porter aux plus grands crimes ou aux actions les plus vertueuſes, l’amour alors deviendra la plus grande reſſource du Théâtre ; j’oſerai même ſoûtenir qu’il eſt dangereux de s’en paſſer, & que ſi on venoit à le ſupprimer, ce ſeroit priver la Tragédie de l’objet le plus intéreſſant & le plus capable de bien exercer ſa morale.

Quant aux brochures que l’on fait courir contre moi, je ne me pique pas d’y répondre ; les critiques les plus envenimées me font encore beaucoup d’honneur, j’en aurois même remercié leurs auteurs ſi j’y avois trouvé des inſtructions qui puſſent m’être de quelque utilité : mais franchement je n’y ai entrevû qu’un deſſein formé de m’humilier ou de me fâcher ; mes cenſeurs ont manqué leur coup, la critique n’humilie que les orgueilleux, & ne fâche que les ſots : j’aurois preſque oſé me flatter de n’être ni l’un ni l’autre.