Œuvres de Lucile de Chateaubriand/Au vicomte de Chateaubriand, 4 octobre 1803

Texte établi par Louis Thomas Élément soumis aux droits d’auteur. Cliquer pour en savoir plus.Société des trentes, Albert Messein (p. 91-94).


Au vicomte de Chateaubriand.


Rennes, 4 octobre 1803.

J’avais commencé l’autre jour une lettre pour toi ; je viens de la chercher inutilement ; je t’y parlais de madame de Beaumont, et je me plaignais de son silence à mon égard. Mon ami, quelle triste et étrange vie je mène depuis quelques mois ! Aussi ces paroles du prophète me reviennent sans cesse à l’esprit : Le Seigneur vous couronnera de maux et vous jettera comme une balle. Mais laissons mes peines et parlons de tes inquiétudes. Je ne puis me les persuader fondées : je vois toujours madame de Beaumont pleine de vie et de jeunesse, et presque immatérielle ; rien de funeste ne peut, à son sujet, me tomber dans le cœur. Le ciel, qui connaît nos sentiments pour elle, nous la conservera sans doute. Mon ami, nous ne la perdrons point ; il me semble que j’en ai au-dedans de moi la certitude. Je me plais à penser que, lorsque tu recevras cette lettre, tes soucis seront dissipés. Dis-lui de ma part tout le véritable et tendre intérêt que je prends à elle ; dis-lui que son souvenir est pour moi une des plus belles choses de ce monde. Tiens ta promesse et ne manque pas de m’en donner le plus possible des nouvelles. Mon Dieu ! quel long espace de temps il va s’écouler avant que je ne reçoive une réponse à cette lettre ! Que l’éloignement est quelque chose de cruel ! D’où vient que tu me parles de ton retour en France ? Tu cherches à me flatter, tu me trompes. Au milieu de toutes mes peines, il s’élève en moi une douce pensée, celle de ton amitié, celle que je suis dans ton souvenir telle qu’il a plu à Dieu de me former. Mon ami, je ne regarde plus sur la terre de sûr asile pour moi que ton cœur ; je suis étrangère et inconnue pour tout le reste. Adieu, mon pauvre frère, te reverrai-je ? cette idée ne s’offre pas à moi d’une manière bien distincte. Si tu me revois, je crains que tu ne me retrouves qu’entièrement insensée. Adieu, toi à qui je dois tant ! Adieu, félicité sans mélange ! Ô souvenirs de mes beaux jours, ne pouvez-vous donc éclairer un peu maintenant mes tristes heures ?

Je ne suis pas de ceux qui épuisent toute leur douleur dans l’instant de la séparation ; chaque jour ajoute au chagrin que je ressens de ton absence, et serais-tu cent ans à Rome que tu ne viendrais pas à bout de ce chagrin. Pour me faire illusion sur ton éloignement, il ne se passe pas de jour où je ne lise quelques feuilles de ton ouvrage : je fais tous mes efforts pour croire t’entendre. L’amitié que j’ai pour toi est bien naturelle : dès notre enfance, tu as été mon défenseur et mon ami ; jamais tu ne m’as coûté une larme, et jamais tu n’as fait un ami sans qu’il soit devenu le mien. Mon aimable frère, le ciel, qui se plaît à se jouer de toutes mes autres félicités, veut que je trouve mon bonheur tout en toi, que je me confie à ton cœur. Donne-moi vite des nouvelles de madame de Beaumont. Adresse-moi tes lettres chez mademoiselle Lamotte, quoique je ne sache pas quel espace de temps j’y pourrai rester. Depuis notre dernière séparation, je suis toujours, à l’égard de ma demeure, comme un sable mouvant qui me manque sous les pieds : il est bien vrai que pour quiconque ne me connaît pas, je dois paraître inexplicable ; cependant je ne varie que de forme, car le fond reste constamment le même.