Œuvres de Louise Labé, édition Boy, 1887/II/11

Texte établi par Charles Boy, Alphonse Lemerre, éditeur (p. 115-120).


II.

LES LABÉ.



Un acte du 18 septembre 1488 nous apprend que « Jacobus Humbertus corderius » possède, dans la rue de l’Arbre-Sec, à Lyon, une maison qui avait appartenu à Jean Gojon. Le 19 janvier 1489, nous trouvons que « Jehan Gojon et Jehannette, sa femme, tieulier de Lyon, » vendent aux dames de Saint-Pierre, par lettre reçue, Charlot Fleury, notaire, une pension de 60 sols tournois, hypothéquée sur cette maison, et que « ladite pension a été respondu escripte au doux de lad. lettre par Jacques Humbert, alias Labbé, cordier de Lyon. » C’était une conséquence du changement de propriétaire, et l’acte qui nous donne ce détail (à une époque indéterminée, mais antérieure à 1511) ajoute : « Et à présent Pierre Charlieu et sa femme possèdent la maison et courtil où est assise lad. pension et icelle pension paient etc. » Il n’y a donc pas d’erreur possible sur la filière des propriétaires de cet immeuble, exactement désigné par ses confins « devers le vent » et « devers le soir et bise » et même « devers le matin, » où il joint la maison et courtil des vendeurs, Jean Gojon et sa femme.

Dans les Nommées (recensement pour établir les taxes) de 1493, nous trouvons en effet un Gojon et un Labé possessionnés rue de l’Arbre-Sec. Jean Gojon y a une propriété, faisant l’angle de cette rue et de la petite rue Pizay, propriété qui est dite « joignant les jardins de Rolin Bœuf de bise et la maison de Jacques Labbé de soir. » Quant à celui-ci, il est dénommé dans son article « Jacques Humbert dit Labbé cordier, » et sa maison joint « aux maisons dudit Gojon, devers le matin et les maisons de Rolin Bœuf, dit Choppine, devers le soir. »

De plus, ces mêmes Nommées de 1493 nous indiquent, dans la rue de l’Arbre-Sec, qu’un « Pierre de Charlieu, dit l’Abbe, cordier, mary de la vesve Jacques Humbert, tient ung jardin acquis de Rolin Bœuf, dit Chopine, » et elles ajoutent : « Plus tient, de par sa femme, une maison haulte, moyenne et basse, en la rue de l’Arbre-Sec, joignant la maison dud. Gojon, extimée valoir par an xx l. t. déduite la charge de III livres dues aux dames de Saint-Pierre. »

Enfin nous lisons, à la date du 4 janvier 1501 : « Quod cum Jacobus Humberti quondam corderius instituerit heredem universalem Guillermam ejus relictam… etc. » Ceci nous explique comment Pierre de Charlieu tient aujourd’hui cette maison, puisqu’il est devenu le mary de la vesve Jacques Humbert ; mais nous ne comprenons pas comment, la même année 1493, figurent presque côte à côte Jacques Humbert et Pierre de Charlieu, mari de sa veuve, alors que cette mention est interlignée dans le registre des Nommées, et alors surtout que, six ans plus tard, dans les taxes de 1499, reparaît, au quartier de l’Arbre-Sec, Jacques Humbert dit Labbé, cordier. » Ce revenant de 1493 est taxé à 2 livres 10 sous ; mais, ajoute le registre, il « est amodéré à XLV sous X deniers. »

Du rapprochement de ces divers actes, on pourrait conclure que le cahier des Nommées de 1495 a servi pendant plusieurs années, — ce qui avait lieu assez généralement, — que la mention interlignée mary de la vesve Jacques Humbert n’a été mise que longtemps après cette date, et que le premier mariage de Pierre de Charlieu n’est pas antérieur à 1500, puisqu’en 1499 le premier mari de Guillermie, alias Guillermette ou Guillaumette, vit encore. L’examen du manuscrit et surtout la mention d’amodération en 1499 me portent à croire le contraire, et à penser que le premier mariage de Charlieu est antérieur à 1493. Les formalités accomplies par Jean Gojon et son acquéreur Jacques Humbert, le 19 janvier 1489, indiquent que ce dernier n’avait pas acheté depuis longtemps la maison dont nous le trouvons en possession le 18 septembre 1488, J’estime qu’il ne s’est pas établi rue de l’Arbre-Sec beaucoup avant cette date, et qu’il mourut peu après son acquisition, laissant une femme assez jeune, embarrassée de son commerce de corderie et désireuse de trouver à la fois et un mari et un cordier. Quant à la maison, elle resta sous le nom de son précédent propriétaire, toujours survivant en la personne de sa veuve et héritière, et c’est beaucoup plus tard, quand son successeur acheta les immeubles voisins, que la mutation officielle fut opérée sur les registres du fisc.

Quand Pierre mourut, vers janvier 1552, il était propriétaire de trois maisons avec jardins, couvrant tout le terrain que limitent encore aujourd’hui sur trois faces la rue de l’Arbre-Sec, la rue Pizay, l’autre petite rue de ce nom, et que limiterait, pour le quatrième côté, une ligne droite tirée de la rue de l’Arbre-Sec à la rue Pizay, environ à égale distance de la rue de la République et de l’angle de la rue de l’Arbre-Sec avec la petite rue Pizay.

Un an après sa mort, c’est-à-dire le dernier jour de janvier 1553, sa veuve, Antoinette Taillard, épousa Me Claude Popon, notaire royal à Lyon ; et, dès ce jour, la discorde se mit entre elle et François Labé, héritier universel de son père, au sujet de l’accomplissement de certaines dispositions testamentaires. « Entre autres légats, » le testateur avait fait à sa femme des avantages assez considérables ; mais François refusa de la façon la plus formelle de l’en laisser jouir après son second mariage. De là, un procès commencé depuis cinq ans lorsqu’une transaction, en date du 1er août 1558, reçue par Dechalles notaire, vint y mettre fin. Cette transaction, à défaut du dossier du procès, — enfoui peut-être encore dans les archives du Palais de Justice, — nous en révèle assez long sur l’état des choses et, ce qui nous intéresse davantage, sur l’état des esprits. Les termes du testament du père Labé semblent avoir été trop précis pour que le legs à sa femme pût être contesté. Comment se fait-il alors que le fils se soit refusé à son exécution d’une manière aussi radicale ? Comment n’a-t-il pas reculé devant un procès intenté par la Taillard, qui était devenue femme du notaire Popon et belle-mère d’Antoine Noyer, praticien ès-cour de Lyon ? Aurait-il contesté la validité du testament et soulevé la question de captation ? Nous serions porté à croire quelque chose dans ce genre parce que la transaction qui intervient, sur le conseil des hommes d’affaires, est plus en faveur de François qu’en faveur d’Antoinette. Celle-ci garde les meubles qui lui ont été légués, mais elle les paie ; et François redevient propriétaire de la maison de son père, moyennant certaine somme dont le capital est payable seulement après la mort d’Antoinette Taillard. Et cependant elle devait être bien désireuse de garder cette maison, puisque nous l’en retrouvons propriétaire, en 1571, après la mort des enfants de François.

Le 11 octobre 1553, le procès entre la veuve et le fils de Labé n’était pas encore commencé, puisqu’il eut lieu seulement à la suite de la seconde union contractée par Antoinette, plus de trois mois après, c’est-à-dire le 31 janvier de cette même année 1553. Aussi le contrat de mariage de Jeanne Labé fut-il signé dans la maison de son frère François, qui lui constitua en dot les 300 l. t., à elle léguées par son père. Mais, le 19 avril 1554, lorsqu’il eut à acquitter 40 l. t. à compte sur cette dot, nous voyons qu’il n’est pas même venu signer l’acte et que c’est le notaire Chaliard qui a stipulé en son lieu et place.

Nous ne trouvons pas non plus le nom d’Ennemond Perrin parmi ceux des témoins du contrat de mariage de sa belle-sœur, et nous ne pouvons nous empêcher de rapprocher ce fait d’une des dispositions testamentaires de Louise Labé, celle par laquelle la Belle Cordière, après avoir disposé de ses biens en faveur de Jacques et Pierre, fils de son frère François, lègue 5 sols tournois « à tous autres prétendants avoir droit sur les dits biens… sans pouvoir autre chose quereller ni demander. » La phrase était peut-être de style dans le formulaire de l’époque, mais elle dut paraître fort dure à Jeanne Labé, ou à ses enfants, à moins qu’elle ne s’attendît à l’y trouver, sachant le peu de sympathie qui avait régné entre la fille d’Étiennette Compagnon et la fille d’Antoinette Taillard.