Œuvres de Louise Labé, édition Boy, 1887/II/05


V

SON MARIAGE. — LA FAMILLE PERRIN. —
LE PROCÈS DE GENÈVE.



De son voyage au pays des beaux rêves il ne restait à Louise Labé que la fatigue de la route : lorsque les illusions qui l’avaient isolée un instant des hôtes de la rue de l’Arbre-Sec se furent envolées, elle se retrouva plus mal que jamais dans la boutique de son père. Quelqu’un du nom d’Ennemond Perrin s’offrit à l’en retirer, et ce « bonhomme de Cordier, » qui venait à son heure, dut produire l’effet de la Terre promise aux yeux d’Israël fatigué de la manne et du désert. Il était riche des biens de la terre, et de plus il était cordier, Aux yeux du père Labé, cet homme constituait un bon placement ; aux yeux de sa femme, un excellent débarras ; à ceux de Louise, un changement d’existence : pour tous, c’était le bonheur.

L’homme qui épousait Louise Labé n’est pas le seul à Lyon, dans ce temps-là, ni de son nom, ni de sa profession, ni même de son prénom ; et c’est avec beaucoup de réserve qu’il faut se servir des documents dans lesquels on pourrait le croire mentionné, sous peine de s’exposer à le confondre avec ses homonymes, et notamment avec celui du quartier de la Grenette.

Le 2 avril 1551 (après Pâques), Ennemond Perrin, cordier de Lyon, signe avec le Consulat un accord, dans lequel il déclare agir « tant pour luy que pour Loyse Charly dicte Labbé, sa femme. » Cet accord a pour objet le règlement de « iods » ou droits de mutation, exigés « à cause de l’acquisition par lesdits mariés Perrin faicte de leur maison d’habitation ;  » et un autre acte du même jour nous apprend que cette maison joignait le jardin et une autre maison possédés « en son nom propre » par Ennemond Perrin à l’angle de la rue Confort. J’imagine que Louise Labé trouva trop petite la maison de son mari — elle n’avait qu’un seul étage — et qu’à la première occasion les « mariés Perrin » achetèrent, de leurs deniers communs, celle du voisin. Ils se hâtèrent même d’aménager à leur convenance les deux immeubles réunis, car déjà, lorsqu’ils payent les droits de mutation, ils ont tout l’air d’occuper l’habitation récemment acquise.

L’acte de 1551 tranche une question souvent débattue, celle de savoir si Louise Labé était mariée lorsqu’elle publia ses œuvres. Il est certain maintenant qu’elle était mariée, mais nous ignorons depuis quand ; de même que nous ignorons si réellement son mari était, comme on l’écrit partout, beaucoup plus âgé qu’elle : c’est possible, mais ce n’est pas prouvé.

Quoi qu’il en soit, jeune ou vieux, Ennemond Perrin apportait à sa femme un véritable contentement, et voilà sans doute pourquoi Louise s’occupa à chanter « ses ennuis, ses dépits, ses regrets et ses larmes, » tout le cortège des douleurs d’autrefois. Elle met tant d’insistance à nous dire qu’elle écrivit ses vers après la fin de ses malheureuses amours, et il est si naturel au poète heureux de chanter ses « maux passés, » que je daterais volontiers de la lune de miel cette IIIe Élégie toute pleine des « amoureuses noises. » Plus tard, quand elle la relira avant de la donner à l’imprimeur, elle ajoutera quelques lignes pour implorer la pitié des dames lyonnaises (dont elle se moque) et pour les prier de modérer les coups de leur « langue lézarde ; » elle laissera subsister les « seize hivers, » qui servent à marquer la première heure des « ennuis divers ; » mais certainement elle ramènera à un chiffre tenu entre le vrai et le vraisemblable le nombre des étés qui indiquent l’heure présente, dût ce « treizième été » porter malheur à la sagacité des biographes à venir. Plus tard, elle reverra ses œuvres ; mais « le plus grand plaisir qui soit après amour c’est d’en parler, » et alors quel moment meilleur pour subir cette nouvelle tyrannie de Cupidon que celui où, libre de ses mouvements et maîtresse de ses pensées, elle se trouvera véritablement chez elle et assise à un foyer d’où la fortune de son mari éloignait les préoccupations, les soucis et les peines !

Ici doit se placer un incident très curieux en ce qu’il nous explique comment Calvin a parlé de la Belle Cordière et surtout pourquoi il en a parlé dans les termes que l’on sait.

Le 14 juillet 1552, un certain Jean Varoz, dit Yvard ou Yvert, qui, l’année précédente, en compagnie d’un libraire du nom d’Étienne Robinet, s’était fait recevoir « habitant de Genève, » déposa une demande en séparation contre sa femme Antonia Rollette ou Rossette. Il se plaignait de sa femme, « qui, dit-il, est à Lyon, qui la volu empoisonner, et qui s’est adonnée à paillardise. »

Le Consistoire présidé par Calvin s’étant réservé la connaissance des questions d’état, c’est devant lui que l’affaire fut engagée : le 21 juillet, cinq témoins, cités à la requête du mari, vinrent déposer. L’un d’eux déclara que la femme d’Yvard « hantoit bien privément une nommée la Belle Cordière, » et un autre, le libraire Robinet, ajoutant un détail précieux à recueillir, dépose que la femme d’Yvard « se governe fort mal, et ordinairement fréquente sa cousine la Belle Cordière et tient fort mauvais train. » Disons entre parenthèses que, dans l’acte d’acquisition de la maison de la rue Confort déjà mentionné, on cite, parmi les propriétaires confinants : « les hoirs de feu Anthoine Rosset, barbier. » Cet Antoine Rosset, barbier, a tout l’air d’être le père d’Antonia Rossette, qui, d’après Robinet, « à l’instigation d’un barbier » dont elle avait sans doute fait la connaissance dans la boutique d’Antoine, « alloit à Saint-Clair, et là paillardoit avec un italien. » La femme d’Yvard, cousine de la Belle Cordière, était donc en même temps sa très proche voisine.

Enfin, le 25 du même mois de juillet, le Consistoire nomma des commissaires, qui, dès le lendemain, donnèrent lecture de leur rapport et de leurs conclusions. Ces conclusions étaient « que soit escript aux Srs de Lyon dudit affaire soit par lettres ou réquisitoire ou meilleur mode que faire se porra. » Dans leur réponse au sujet de la femme d’Yvard, les magistrats de Lyon, parlèrent-ils à leurs confrères genevois de sa cousine la Belle Cordière ? Cette réponse, que nous serions si curieux de connaître, ne nous est pas parvenue, et nous avons même des motifs pour croire qu’elle n’a jamais été faite. Le procès dont il s’agit s’ouvre en 1552, à une époque où tout ce qui vient de Genève est suspect, où les rapports sont extrêmement tendus entre cette ville et Lyon qui se tient sur la défensive et qui, dans quelques mois, brûlera cinq jeunes gens venus de la Suisse pour prêcher la Réforme. Messieurs de Lyon ne devaient pas être bien pressés de répondre aux membres du Consistoire, surtout si, à cause de la question de divorce, la réponse devait émaner de l’Officialité. D’ailleurs je rencontre, à la date du 15 décembre suivant, mention du décès de Jean Yvard, et je m’explique alors comment on ne trouve pas de solution judiciaire à cette affaire, que la mort du demandeur termina probablement avant la fin de la procédure.

Au fond, l’histoire de cet Yvard, qui s’est fait recevoir citoyen de Genève sans doute pour se débarrasser de sa femme, nous importe fort peu, et l’opinion de ses témoins, dont nul débat contradictoire n’établit la justesse, ne nous intéresse qu’à demi. Cependant il faut retenir leurs dires, car ces gens représentent, au moins autant que Rubys et Paradin, ce qu’on appelle l’opinion publique, cette reine régnante et gouvernante, qui régit si mal le monde, mais à qui tout le monde obéit. Ils font partie de ce jury irresponsable et intéressé qui jamais ne se récuse, et dont le verdict ne se révise qu’après la mort du condamné. Ces gens forment une des sources auxquelles il faut remonter pour découvrir « les sornettes si très âpres » dont François de Billon recueillera le bruit deux ou trois ans plus tard. Et, au fait, que pouvait être, pour les témoins d’Yvard, la femme de Perrin ? Cette Belle Cordière était leur cousine et leur voisine. Elle avait été élevée à côté de leurs femmes, de leurs sœurs ou de leurs filles : dès lors, ils la regardaient, ils l’observaient, et ils la jugeaient en se servant, dans leurs jugements, des éléments d’appréciation dont ils disposaient. Elle n’avait pas tout à fait le même genre de vie que leurs femmes : donc elle avait tort. Elle était flattée, aimée, entourée par des hommes que leur position sociale mettait au-dessus d’eux et au-dessus d’elle : donc elle vivait mal. Elle avait toutes les séductions, elle était environnée de toutes les tentations : donc elle était coupable. Incapables de comprendre sa manière de vivre, incapables surtout de porter une beauté comme la sienne entre tant de bras ouverts sans l’y laisser tomber à chaque mouvement, il ne leur venait pas à l’esprit que leur voisine pût faire autre chose que ce qu’ils auraient probablement fait eux-mêmes s’ils avaient été à sa place.