Œuvres de François Fabié - Tome 2/Ma Maison

Œuvres de François Fabié
Alphonse Lemerre, éditeur (Poésies 1892-1904 : Vers la maison. Par les vieux cheminsp. 5-8).
MA MAISON



Dans un étroit vallon blottie,
Vers mil sept cent quatre-vingt-neuf,
Mon aïeul, dit-on, l’a bâtie,
Ou, tout au moins, remise à neuf.

Face au midi, bien adossée
A l’ancien étang féodal
Dont elle épaule la chaussée,
Elle fut le moulin banal


Où deux ou trois pauvres villages
Et quelques petits mas perdus,
Avec leurs maigres attelages
Plusieurs siècles sont descendus

Moudre, au tic tac vieillot et grêle
D’un mécanisme trébuchant,
Tout ce que la dîme ou la grêle
Laissaient de seigle sur leur champ…

Mais lorsque le soc populaire
Démantela le vieux château,
Et que, sous un flot de colère,
Son granit roula du coteau,

Mon aïeul, — un Jacques Bonhomme
Très longtemps meunier chez autrui, ―
Ayant été très économe,
Put devenir meunier chez lui.

Il acheta l’humble ruine.
Prit la truelle du maçon,
Et fit un moulin à farine
De l’antique moulin de son *,

  • Traduction d’une expression locale signifiant un moulin

misérable.

Exhaussa le tout d’un étage
Large, aéré, plein de soleil,
D’où l’on entend le caquetage
De la trémie à son réveil ;

Puis crânement, sur la toiture,
Comme un noble arbore un blason,
D’une meule en miniature
Il girouetta sa maison.

Il planta — car celui qui plante
A foi vraiment en l’avenir —
Des arbres à croissance lente
Qui font durer le souvenir,

Et qui, maintenant séculaires,
Sur le vieux toit courbés du vent,
Parlent à voix hautes et claires
De l’ancêtre en eux survivant…

Il prit femme ; et ma bonne aïeule
Se mit à l’œuvre sans façons,
Berçant au refrain de sa meule
Trois filles et quatre garçons

Qui remplirent de cris, de joies,
De luttes et de jeux sans fin
La maison, le pâtis aux oies
Et tous les halliers du ravin,


Puis si vaillamment essaimèrent
Et si gaîment, quoique pieds nus,
Que des vieillards qui les aimèrent
Sont fiers de les avoir connus…

C’est là ma maison paternelle,
C’est là le nid qui m’a bercé :
Quand pourrai-je y ployer mon aile
Et n’y vivre que du passé ?