Œuvres de François Fabié - Tome 2/La Table

Œuvres de François Fabié
Alphonse Lemerre, éditeur (Poésies 1892-1904 : Vers la maison. Par les vieux cheminsp. 13-16).


LA TABLE



                                  À Alphonse Lemerre

DANS la salle enfumée où s’agite et s’enferme
Tout entière la vie intime de la ferme,
— Où l’on mange, où l’on veille, où l’on prie, où l’on dort,
Large et lourde et taillée à simples coups de hache,
Est la table où chacun s’en vient, après la tâche,
S’asseoir une heure afin d’en repartir plus fort.


Pour sièges, deux bancs faits des deux moitiés d’un hêtre ;
Vers le haut bout, toujours au même endroit, le Maître
Près du vaste tiroir trône, superbe et doux,
Et mange gravement et voit manger son monde,
Verse à boire quand il convient, coupe à la ronde
Le morceau de pain brun ou blond qu’il faut à tous

Il parle, et l’on se tait ; il se fait rendre compte
Des labours, des moissons, des marchés, de la tonte,
Des décès et du croît des bêtes, approuvant
Ou critiquant, donnant des ordres qu’on révère ;
Puis, fermant son couteau, vidant un dernier verre,
Il renvoie au travail sa troupe — en se levant.

Mais la place — eux partis — ne demeure point vide ;
Le vacher en retard, le vagabond avide,
Le tout-petit qui dit : « J’ai faim ! » en s’éveillant,
Et qui péniblement escalade sa chaise.
S’approchent un par un de la table où s’apaise
Une heure le vautour qui nous ronge le flanc…






À certains jours elle se pare et se fait blanche ;
La nappe à fleurs embaume, et sur la rude planche
Met son aube éclatante et ses vieux plats d’étain :
On se marie, ou l’on baptise, — ou l’on enterre !
Car la Table, à la ferme, est de tout grand mystère,
Et le mort est le seul à n’y plus avoir faim…

Table rustique, sœur de la marmite sombre
Qui te fait vis-à-vis, là-bas, dans la pénombre.
Ou même sur son banc te prolonge parfois,
Nul ne peut te revoir dans sa vieille demeure
Sans que son œil se trouble et que son âme pleure
Ceux qui te couronnaient de regards et de voix.

Mais que t’importe, à toi, Table robuste et bonne ?
Tu remplaces soudain celui qui t’abandonne
Par d’autres qui guettaient, debout, les yeux ardents
Dans l’ombre ; et quand je pars, les fils de ma fermière
Bondissent vers ton grand espace de lumière,
Cuiller au poing, narine ouverte et rire aux dents !


Et d’autres laboureurs, d’autres gars, d’autres filles,
D’autres vieux mi-perclus, d’autres gueux en guenilles,
S’attableront où nous nous sommes attablés,
Communieront au pain rustique de la ferme,
S’en iront à leur tour, te laissant large et ferme,
Toujours hospitalière aux nouveaux appelés.

Ah ! dure, et donne à tous longtemps repos et joie,
Comme l’arbre et la source aux marges de la voie,
Comme le lit pour qui l’on te quitte le soir
Et d’où l’on te revient dès que l’aube se lève,
Table, image de celle où le poète rêve
D’aller avec tous ceux qu’il aime, ailleurs, s’asseoir !