Œuvres de Florian/Fables/5/Le Crocodile et l’Esturgeon

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Œuvres de FlorianCollection des grands classiques français et étrangers (p. 167-168).

Sur la rive du Nil un jour deux beaux enfants.
S’amusaient à faire sur l’onde,
Avec des cailloux plats, ronds, légers et tranchants,
Les plus beaux ricochets du monde.
Un crocodile affreux arrive entre deux eaux,
S’élance tout à coup, happe l’un des marmots,
Qui crie et disparaît dans sa gueule profonde.
L’autre fuit, en pleurant son pauvre compagnon.
Un honnête et digne esturgeon ,
Témoin de cette tragédie,
S’éloigne avec horreur, se cache au font des flots ;
Mais bientôt il entend le coupable amphibie
Gémir et pousser des sanglots :
Le monstre a des remords, dit-il : ô providence,
Tu venges souvent l’innocence ;
Pourquoi ne la sauves-tu pas ?
Ce scélérat du moins pleure ses attentats ;
L’instant est propice, je pense,
Pour lui prêcher la pénitence :
Je m’en vais lui parler. Plein de compassion,
Notre saint homme d’esturgeon
Vers le crocodile s’avance :
Pleurez, lui cria-t-il, pleurez votre forfait ;
Livrez votre âme impitoyable
Au remords, qui des dieux est le dernier bienfait,
Le seul médiateur entre eux et le coupable.
Malheureux, manger un enfant !
Mon cœur en a frémi ; j’entends gémir le vôtre...
Oui, répond l’assassin, je pleure en ce moment
De regret d’avoir manqué l’autre.
Tel est le remords du méchant.