Œuvres de Descartes/Édition Adam et Tannery/Correspondance/Lettre XXVI

Œuvres de Descartes, Texte établi par Charles Adam et Paul TanneryLéopold CerfTome I : Correspondance, avril 1622 - février 1638 (p. 177-182).
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XXVI.
Descartes a Mersenne.
[Amsterdam, 25 novembre 1630.]
Texte de Clerselier, tome II, lettre 103 milieu, p. 460-470.
Le commencement et la fin de ce morceau sont marqués, sur l’exemplaire de l’Institut, par les annotations suivantes : « Autre lettre à Mersenne, 1630 » — « icy finit le fragment », inscrites au quatrième et au dixième alinéa d’une lettre sans date et sans nom de destinataire. Ces déterminations paraissent seulement conjecturales ; mais le début ci-après permet de placer, sans conteste possible, la présente lettre immédiatement après le n° XXV. D’autre part, en comparant le cinquième alinéa avec le début de la lettre XXIX, qui est du 2 décembre, on peut fixer la date à huit jours auparavant, soit au 25 novembre.

Ie vous aſſure que tant s’en faut que i’aye témoigné au ſieur (Beecman) que vous m’euſſiez parlé de luy, qu’au contraire i’ay taſché de luy en oſter tout ſoupçon ; car ie ne luy mande point du tout qu’on m’ait 5 rien dit de luy, ſinon que ie mets en ma premiere lettre[1] : Muſicam a te meam ſuperiori anno repetij, non quod indigerem, ſed quia mihi dictum erat, te de illa loqui, tanquam ex te didiciſſem. Nolui tamen hoc ipſum ſtatim ad te ſcribere, ne viderer ex ſola alterius relatione de amici fide nimis dubitaſſe. Nunc cum per alia multa mihi confirmation ſit, te inanem iactationem amicitiæ & veritati præferre, paucis monebo, ſi dicas te aliquid alium 5 docuiſſe, quamuis verum diceres, tamen eſſe odioſum ; cum vero falſum eſt, multo eſſe odiofius ; ſi denique hoc ipſum ab illo didiceris, eſſe | odioſiſſimum, &c. Ce qu’il ne peut dire venir de vous, car ie mets ſuperiori anno, que vous n’eſtiez pas encore venu icy, & mihi dictum 10 erat, & non pas ſcriptum, pource que i’adjouſte cela m’auoir eſté confirmé par le témoignage de pluſieurs, &c. afin qu’il ne vous le puiſſe attribuer. Ie mets en ma lettre ſuiuante[2] : Scire debes me non ex illo, nec ex vllo alio, ſed ex tuis ipſis ad me literis, quæ in te 15 reprehendo, cognouiſſe ; comme en effet, dans les deux lettres qu’il m’a écrites, ie croy qu’il y a aſſez de preuues de ſa vanité, pour le faire déeclarer tel que ie dis, deuant des juges équitables. Oe n’ay pas ſceu depuis de ſes nouuelles, & ne penſe pas luy écrire iamais plus. 20

I’ay pitié de la diſgrace de M. (Ferrier) encore qu’il la merite. Pour la lettre où ie vous parlois de luy, ie ne fuis pas marry que vous l’ayez fait voir à M. (Mydorge), puis que vous l’auez iugé à propos ; mais i’euſſe eſté bien aiſe que vous ne luy euſſiez point miſe tout à 25 fait entre les mains, tant à cauſe que mes lettres ſont ordinairement écrittes auec trop peu de ſoin, pour mériter d’eſtre veuës par d’autres que ceux à qui elles ſont addreſſées, comme auſſi pour ce que ie crains 30 qu’il n’ait iugé de là que ie veux faire imprimer la Dioptrique : car il me ſemble que i’en mettois quelque choſe ailleurs qu’à la fin, que vous, dites auoir oſté[3]. Et ie ſerois fort aiſe qu’on ne ſceuſt point du tout que i’ay ce deſſein : car de la façon que i’y 5 trauaille, elle ne ſçauroit eſtre prête de long-temps, I’y veux inſerer vn diſcours où ie tâcheray d’expliquer la nature des couleurs & de la lumiere, lequel m’a arreſté depuis ſix mois, & n’eſt pas encore à moitié fait ; mais auſſi ſera-t-il plus long que ie ne penſois, 10 & contiendra quaſi vne Phyſique toute entiere ; en ſorte que ie pretens qu’elle me ſeruira pour me dégager de la promeſſe que ie vous ay faite, d’auoir acheué mon Monde dans trois ans, car c’en ſera quaſi vn abrégé. Et ie ne penſe pas après cecy me reſoudre 15 iamais plus de faire rien imprimer, au moins moy viuant : car la fable de mon Monde | me plaiſt trop pour manquer à la paracheuer, ſi Dieu me laiſſe viure aſſez long--temps pour cela ; mais ie ne veux point répondre de l’auenir. Ie croy que ie vous enuoyeray 20 ce diſcours de la Lumiere, ſi-toſt qu’il ſera fait, & auant que de vous enuoyer le reſte de la Dioptrique : car y voulant décrire les couleurs à ma mode, & par conſequent eſtant obligé d’y expliquer comment la blancheur du pain demeure au ſaint Sacrement, ie ſeray 25 bien aiſe de le faire examiner par mes amis, auant qu’il ſoit vû de tout le monde. Au reſte, encore que ie ne me haſte pas d’acheuer la Dioptrique, ie ne crains pas du tout ne quis mittat falcem in meſſem alienam : car ie ſuis aſſuré que, quoy que les autres puiſſent écrire, s’ils ne le tirent des lettres que i’ay enuoyées à M. F(errier)[4], ils ne ſe rencontreront point du tout auec moy.

Ie vous prie, autant qu’il ſe pourra, d’oſter l’opinion que ie veüille écrire quelque choſe à ceux qui la 5 pourroient auoir, & plutoſt de leur faire croire que ie ſuis entierement éloigné de ce deſſein ; comme de fait après la Dioptrique acheuée, ie ſuis en reſolution d’étudier pour moy & pour mes amis à bon eſcient, c’eſt à dire de chercher quelque choſe d’vtile en la 10 medecine, ſans perdre le temps à écrire pour les autres, qui ſe mocqueroient de moy, ſi ie faiſois mal, ou me porteroient enuie, ſi ie faiſois bien, & ne m’en ſçauroient iamais de gré, encore que ie fiſſe le mieux du monde. Ie n’ay point vû le liure de Cabeus de 15 Magneticâ Philoſophiâp180, & ne me veux point maintenant diuertir à le lire.

Pour vos queſtions, ie n’y ſçaurois gueres bien répondre, car mon eſprit eſt entierement diuerty ailleurs. Toutesfois, ie vous diray que ie ne croy pas 20 qu’vne corde de luth retournaſt, gueres plus longtemps in vacuo qu’elle fait in aëre ; car la meſme force qui la fait mouuoir eſt celle qui la fait ceſſer à la fin[5]. Comme, quand la corde C D eſt tirée iuſques à B, il n’y a que la diſpoſition qu’elle a de ſe racourcir 25 & reſſerrer de ſoy meſme, à cauſe qu’elle eſt trop eſtenduë, qui la fait mouuoir vers E, en ſorte qu’elle ne de|uroit venir que iuſques à la ligne droite C E D, & ce qui la fait paſſer au delà, depuis E iuſques à H, n’eſt autre chofe qu’vne nouuelle force qu’elle acquiert par l’impetuoſité de ſon mouuement, en venant depuis B iuſques à E, de ſorte que H ne peut eſtre ſi éloigné 5 de E comme B ; car cette nouuelle force ne ſçauroit eſtre ſi grande que la premiere. Or encore qu’à chaque retour que fait cette corde, ce ſoit vne nouuelle force qui la faſſe mouuoir, il eſt certain toutesfois qu’elle 10 ne s’arreſte point vn ſeul moment entre deux retours ; & la raiſon que vous apportez que l’air ne peut pouſſer la corde, à cauſe qu’il eſt pouſſé par la corde, eſt tres-claire & tres-certaine.

I’auois écrit tout ce qui précède il y a quinze iours, 15 & pource que la feuille n’eſtoit pas pleine, ie ne vous I’auois pas enuoyée, ainſi que vous m’auiez mandé dans l’vn de vos billets. Mais ie vous l’euſſe enuoyée il y a huit iours, ſinon que celle que vous m’écriuiez me fuſt renduë trop tard. Ie ne ſçay ſi ce n’eſt point 20 que vous l’euſſiez miſe au paquet de quelqu’autre, car ie n’eſtois pas au logis quand on l’apporta ; mais quand vous m’obligez de m’écrire, c’eſt touſiours le plus ſeur d’enuoyer vos lettres par la voye ordinaire.

Ie vous ay trop d’obligation de la peine que vous 25 auez priſe de m’enuoyer vn extrait de ce Manuſcrit[6]. Le plus court moyen que ie ſçache pour répondre aux raiſons qu’il apporte contre la Diuinité, & enſemble à toutes celles des autres Athées, c’eſt de trouuer vne demonſtration euidente, qui faſſe croire à tout le 30 monde que Dieu eſt. Pour moy, i’oſe bien me vanter d’en auoir trouué vne qui me ſatisfait entierement, & qui me fait ſçauoir plus certainement que Dieu eſt, que ie ne ſçay la verité d’aucune propoſition de Geometrie ; mais ie ne ſçay pas ſi ie ſerois capable de la faire entendre à tout le monde, en la meſme façon que 5 ie l’entens ; & ie croy qu’il vaut mieux ne toucher point du tout à cette matiere, que de la traitter imparfaitement. Le con|ſentement vniuerſel de tous les peuples eſt aſſez ſuffiſant pour maintenir la Diuinité contre les injures des Athées, & vn particulier ne 10 doit iamais entrer en diſpute contr’eux, s’il n’eſt tres-aſſuré de les conuaincre.

I’éprouueray en la Dioptrique ſi ie ſuis capable d’expliquer mes conceptions, & de perſuader aux autres vne verité, après que ie me la ſuis perſuadée 15 : ce que ie ne penſe nullement. Mais fi ie trouuois par experience que cela fuſt, ie ne dis pas que quelque iour ie n’acheuaſſe vn petit Traitté de Metaphyſique, lequel i’ay commencé eſtant en Frize, & dont les principaux points ſont de prouuer l’exiſience de Dieu, 20 & celle de nos ames, lors qu’elles ſont ſeparées du cors, d’où ſuit leur immortalité. Car ie ſuis en colere quand ie voy qu’il y a des gens au monde ſi audacieux & ſi impudens que de combattre contre Dieu.

Page 180, l. 16. — Philosophia Magnetica, in qua Magnetis natura penitus explicatur, et omnium, quæ hoc lapide cernantur, causæ propriæ afferuntur (Ferrariæ, apud Franc. Succium, 1629, in f°). Cet ouvrage du P. jésuite Nicol. Cabei commençait précisément à être connu en France. (Lettres de Peiresc à Dupuy, 18 fév. 1631, t. II, p. 270).

  1. Voir plus haut, p. 155, l. 8 — p. 156, l. 2. Clerselier ne donne encore ici que la version française, de même que pour les mots sur lesquels insiste Descartes dans la phrase suivante, et que pour les citations de la seconde lettre.
  2. Plus haut, p. 157. l. 5-7.
  3. Il s’agit de la lettre perdue, adressée à Mersenne lorsqu’il était à Anvers ; voir plus haut, p. 173, l. 13.
  4. Lettres XI et XIII.
  5. Cf. page 74, l. 3.
  6. Lettres XXI et XXII, pages 144 (note b) et 148-9.