Œuvres de Descartes/Édition Adam et Tannery/Correspondance/Lettre XV

Texte établi par Charles Adam et Paul TanneryLéopold Cerf (Tome I : Correspondance, avril 1622 - février 1638p. 76-82).
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XV.
Descartes à Mersenne.
Amsterdam, 20 novembre 1629.
Texte de Clerselier, tome I, lettre 111, p. 498-502.

Sans date dans Clerselier, mais avec la note suivante sur l’exemplaire de l’Institut : « datée fixement d’Amsterdam, le 20 nov. 1629. J’en avois l’original, mais je l’ai perdu, ou on me l’a pris », puis au bas de la page 502 : « fin de la lettre ». Ce qui suit, p. 503, appartient, en effet, à la lettre du 18 décembre 1629. L’original n’a jamais fait partie de la collection Lahire.

Le projet d’une langue universelle, que Descartes examine dans cette lettre, avait sans doute été lancé dans un placard-annonce (rédigé en latin et contenant six propositions). Mersenne aura communiqué cette pièce à Descartes, mais il ne semble pas qu’il en ait su davantage.

Mon Reuerend Pere,

Cette propoſition d’vne nouvelle langue ſemble plus admirable à l’abord, que ie ne la trouve en y regardant de prés ; car il n’y a que deux choſes à apprendre en toutes les langues, à ſçauoir la ſignification 5 des mots, & la grammaire. Pour la ſignification des mots, il n’y promet rien de particulier ; car il dit en la quatriéme propoſition : linguam illam interpretari ex dictionario, qui eſt ce qu’vn homme vn peu verſé aux langues peut faire ſans luy en toutes les langues 10communes. Et ie m’aſſure, que vous donniez à Monſieur Hardy vn bon dictionnaire en Chinois, ou en quelqu’autre langue que ce ſoit, & vn liyre écrit en la meſme langue, qu’il entreprendra d’en tirer le ſens. Ce qui em|peſche que tout le monde ne le pourroit pas faire, c’eſt la difficulté de la grammaire ; et ie deuine que c’eſt tout le ſecret de voſtre homme. Mais ce 5 n’est rien qui ne ſoit tres-aiſé ; car faiſant vne langue, où il n’y ait qu’vne façon de conjuguer, de decliner, & de conſtruire les mots, qu’il n’y en ait point de defectifs ny d’irreguliers, qui ſont toutes choſes venuës de la corruption de l’vſage, & meſme que l’inflexion 10 des noms ou des verbes & la conſtruction ſe faſſent par affixes, ou deuant ou apres les mots primitifs, leſquelles affixes ſoient toutes ſpecifiées dans le dictionnaire, ce ne ſera pas merueille que les eſprits vulgaires apprennent en moins de ſix heures à compoſer en 15 cette langue avec l’aide du dictionnaire, qui eſt le ſujet de la premiere propoſition.

Pour la ſeconde, à ſçauoir : cognitâ hac linguâ cæteras omnes, vt eius dialectos, cognoſcere, ce n’eſt que pour faire valoir la drogue ; car il ne met point en 20 combien de temps on les pourroit connoiſtre, mais ſeulement qu’on les conſidereroit comme des dialectes de celle-cy ; c’eſt à dire que n’y ayant point en celle-cy d’irregularitez de grammaire comme aux autres, il la prend pour leur primitiue. Et de plus il eſt à noter 25 qu’il peut en son dictionnaire, pour les mots primitifs, ſe ſeruir de ceux qui ſont en vſage en toutes les langues, comme de ſynonimes. Comme par exemple, pour ſignifier l’amour, il prendra aymer, amare, φιλεῖν, etc. Et vn François en ajoutant l’affixe, qui marque le 30 nom ſubſtantif, à aymer, fera l’amour ; vn Grec ajoutera le meſme à φιλεῖν, & ainſi des autres.

En ſuite de quoy la ſixiéme propoſition eſt fort aiſée à entendre : ſcripturam inuenire etc. ; car mettant en ſon dictionnaire vn ſeul chifre, qui ſe raporte à aymer, amare, φιλεῖν, & tous les ſynonimes, le liure qui ſera écrit auec ces caracteres pourra eſtre interprété par 5 tous ceux qui auront ce dictionnaire.

La cinquiéme propoſition n’eſt auſſi, ce ſemble, que pour loüer ſa marchandiſe, & ſi-toſt que ie voy ſeulement le mot d’arcanum en quelque propoſition, ie commence à en auoir mauuaiſe opinion ; mais ie croy 10 qu’il | ne veut dire autre choſe, ſinon que pource qu’il a fort philoſophé ſur les grammaires de toutes ces langues qu’il nomme, pour abreger la ſienne, il pourroit plus facilement les enſeigner que les maiſtres ordinaires. 15

Il reſte la troiſiéme propoſition, qui m’eſt tout à fait vn arcanum ; car de dire qu’il expliquera les penſées des anciens par les mots deſquels ils ſe ſont ſeruis, en prenant chaque mot pour la vraye definition de la choſe, c’eſt proprement dire qu’il 20 expliquera les penſées des anciens en prenant leurs paroles en autre ſens qu’ils ne les ont iamais priſes, ce qui répugne ; mais il l’entend peut-eſtre autrement.

Or cette penſée de reformer la grammaire, ou plutoſt d’en faire vne nouuelle qui ſe puiſſe aprendre en 25 cinq ou ſix heures, & laquelle on puiſſe rendre commune pour toutes les langues, ne laiſſeroit pas d’eſtre vne inuention vtile au public, ſi tous les hommes ſe vouloient accorder à la mettre en vſage, ſans deux inconueniens que ie preuoy. Le premier eſt pour la 30 mauuaiſe rencontre des lettres, qui feroient ſouuent des ſons deſagreables & inſuportables à l’oüye : car toute la difference des inflexions des mots ne s’eſt faite par l’vſage que pour éuiter ce defaut, & il eſt impoſſible que voſtre autheur ait pû remédier à cet 5 inconuenient, faiſant ſa grammaire vniuerſelle pour toutes ſortes de nations ; car ce qui eſt facile & agreable à noſtre langue, eſt rude & inſuportable aux Allemans, & ainſi des autres. Si bien que tout ce qui ſe peut, c’eſt d’auoir éuité cette mauuaiſe rencontre des 10 ſyllabes en vne ou deux langues ; et ainſi ſa langue vniuerſelle ne ſeroit que pour vn pays. Mais nous n’auons que faire d’aprendre vne nouuelle langue, pour parler ſeulement auec les François. Le ſecond inconuenient eſt pour la difficulté d’aprendre les mots de 15 cette langue. Car ſi pour les mots primitifs chacun ſe ſert de ceux de ſa langue, il eſt vray qu’il n’aura pas tant de peine, mais il ne ſera auſſi entendu que par ceux de ſon pays, ſinon par écrit, lors que celuy qui le voudra entendre prendra la peine de chercher 20 tous les mots dans le | dictionnaire, ce qui eſt trop ennuyeux pour eſperer qu’il paſſe en vſage. Que ſi il veut qu’on aprenne des mots primitifs, communs pour toutes les langues, il ne trouuera iamais perſonne qui veuille prendre cette peine ; et il ſeroit plus aiſé de 25 faire que tous les hommes s’acordaſſent à aprendre la latine ou quelqu’autre de celles qui ſont en vſage, que non pas celle-cy, en laquelle il n’y a point encore de liures écrits, par le moyen deſquels on ſe puiſſe exercer, ny d’hommes qui la ſçachent, auec qui l’on 30 puiſſe acquerir l’vſage de la parler. Toute l’vtilité donc que ie voy qui peut reüſſir de cette inuention, c’eſt pour l’écriture : à ſçauoir, qu’il fiſt imprimer vn gros dictionnaire en toutes les langues auſquelles il voudroit eſtre entendu, & miſt des caracteres communs pour chaque mot primitif, qui répondiſſent au ſens, & non pas aux ſyllabes, comme vn meſme 5 caractere pour aymer, amare, & φιλεῖν ; et ceux qui auroient ce dictionnaire, et ſçauroient ſa grammaire, pourroient en cherchant tous ces caracteres l’vn apres l’autre interpreter en leur langue ce qui ſeroit écrit. Mais cela ne ſeroit bon que pour lire des myſteres & 10 des reuelations ; car pour d’autres choſes, il faudroit n’auoir guéres à faire, pour prendre la peine de chercher tous les mots dans vn dictionnaire, & ainſi ie ne voy pas cecy de grand vſage. Mais peut-eſtre que ie me trompe ; ſeulement vous ay-je voulu écrire tout ce 15 que ie pouuois conjecturer ſur ces ſix proportions que vous m’auez enuoyées, afin que lors que vous aurez vu l’inuention, vous puiſſiez dire ſi ie l’auray bien déchifrée.

Au reſte, ie trouue qu’on pourroit adjouter à cecy 20 vne inuention, tant pour compoſer les mots primitifs de cette langue, que pour leurs caracteres ; en ſorte qu’elle pourroit eſtre enſeignée en fort peu de tems, & ce par le moyen de l’ordre, c’eſt à dire, établiſſant vn ordre entre toutes les penſées qui peuuent entrer 25 en l’eſprit humain, de meſme qu’il y en a vn naturellement étably entre les nombres ; et comme on peut aprendre en vn iour à nommer tous les nombres iuſ|ques à l’infiny, & à les écrire en vne langue inconnuë, qui ſont toutesfois vne infinité de mots differens, qu’on 30 puſt faire le meſme de tous les autres mots neceſſaires pour exprimer toutes les autres choſes qui tombent en l’eſprit des hommes. Și cela eſtoit trouué, ie ne doute point que cette langue n’euſt bien-toſt cours parmy le monde ; car il y a force gens qui 5 employeroient volontiers cinq ou ſix iours de temps pour ſe pouuoir faire entendre par tous les hommes. Mais ie ne croy pas que voſtre autheur ait penſé à cela, tant pource qu’il n’y a rien en toutes ſes propoſitions qui le témoigne, que pource que l’inuention de cette 10 langue depend de la vraye Philoſophie ; car il eſt impoſſible autrement de denombrer toutes les penſées des hommes, & de les mettre par ordre, ny ſeulement de les diſtinguer en forte qu’elles ſoient claires & ſimples, qui eſt à mon aduis le plus grand ſecret 15 qu’on puiſſe auoir pour acquerir la bonne ſcience. Et ſi quelqu’vn auoit bien expliqué quelles ſont les idées ſimples qui ſont en l’imagination des hommes, deſquelles ſe compoſe tout ce qu’ils penſent, & que cėla fuſt receu par tout le monde, i’oſerois eſperer enſuite 20vne langue vniuerselle fort aiſée à aprendre, à prononcer & à écrire, & ce qui eſt le principal, qui aideroit au iugement, luy repreſentant ſi diſtinctement toutes choſes, qu’il luy ſeroit preſque impoſſible de ſe tromper ; au lieu que tout au rebours, les mots que 25 nous auons n’ont quaſi que des ſignifications confuſes, auſquelles l’eſprit des hommes s’eſtant accoutumé de longue main, cela eſt cauſe qu’il n’entend preſque rien parfaitement. Or ie tiens que cette langue eſt poſſible, & qu’on peut trouuer la ſcience de qui elle dépend, 30 par le moyen de laquelle les paysans pourroient mieux iuger de la verité des choſes, que ne font maintenant les philoſophes. Mais n’eſperez pas de la voir iamais en vſage ; cela preſupoſe de grans changemens en l’ordre des choſes, & il faudroit que tout le monde ne fuſt qu’vn paradis terreſtre, ce qui n’eſt bon à propoſer que dans le pays des romans. 5

2. de trop grans Inst.

On n’a, sur le projet critiqué par Descartes, aucune indication en dehors de cette lettre, et il ne semble pas qu’on puisse y rapporter ce que Charles Sorel (De la perfection de l’homme, Paris, Robert de Nain, 1655, p. 346) dit des tentatives plus ou moins analogues « d’un certain des Vallées » et du « sieur Le Maire ». Quant aux idées émises par Descartes, elles furent, dit Baillet (t. II, p. 475, d’après une relation manuscrite de Poisson), reprises par Christophe Wren, qui donna « un essay de cette langue universelle », et par quelques savants de France qui conçurent « de semblables desseins ». On peut, à cet égard, mentionner le P. Bernier (La réunion des langues ou l’art de les apprendre toutes par une seule, 1674, in-4). Vérification faite, Wren fut seulement chargé par la Société Royale de Londres, le 18 mai 1668, de faire un rapport sur l’ouvrage d’un Dr John Wilkins : An Essay towards a Real Character and a Philosophical Language ; Wilkins lui-même s’était inspiré d’un Écossais, George Dalgarno, d’Aberdeen, auteur d’un Ars signorum, vulgo Character universalis et Lingua philosophica, in-8°, London, 1661, lequel est conçu dans un esprit tout cartésien.


ADDITIONS
LETTRE XV, pages 76-82.

On voit dans une lettre que Mersenne écrivit à Peiresc, en lui envoyant son Harmonie universelle (lettre non datée, mais qui est de 1636 ou 1637), que lui-même a eu aussi son projet de langue universelle :

« Ie me suis imaginé vne sorte d’escripture et vn certain idiome vniuersel qui vous pourroit seruir…, en dressant vn alphabet qui contient tous les idiomes possibles, et toutes les dictions qui peuuent seruir a exprimer chasque chose en telle langue qu’on voudra. Il a ceste proprieté que sa seule lecture peut tellement enseigner la Philosophie accomodée a son ordre, qu’on ne peut l’oublier, ou, si on l’oublie, qu’on peut la restablir sans l’aydc d’aulcun ; mais parce qu’il suppose l’instruction dvn quart d’heure pour en expliquer l’vsage a ceux qui n’entendent pas nostre maniere d’escripre et de parler, ie vous diray seulement que vostre nom est la 15, 777, 318, 656 diction de cet alphabeth, lequel comprend plus de millions de vocables qu’il n’y a de grains de sable dans toute la terre, quoy qu’il soit si aysé a apprendre et a retenir, que l’on n’a besoing d’aulcune mémoire, pourueu que l’on ayt vn peu de jugement. Or vous ne croyrez pas que le discours dont je vous entretiens soit hors de propos, si vous lisez la 13e, 14e et 15e proposition du Livre des Chants, dans lesquelles i’explique les particularitez de ceste escripture vniuerselle, ioint que ie donne le meilleur idiome de tous les possibles et tous ceux qui peuuent estre inuentez dans la 47e et 48e du Livre de la Voix, et que vostre trez excellent esprit peut tirer plusieurs beaux secretz de ces propositions, de sorte que i’ose esperer qu’elles vous donneront quelque lumiere pour inuenter la manière de communiquer auec tous les peuples du Nouueau Monde qui nous peuuent ayder de leurs obseruations. » (P. 160-161, des Correspondants de Peiresc, p. p. Tamizey de Larroque, fasc. XIX, Paris, Picard, 1894.)

Dans une lettre à Gassend, le 1er janv. 1636, Mersenne rapporte une tentative du même genre d’un inventeur contemporain, Jean Le Maire : « Dominus Le Maire, de quo crediderim tecum Dominus Peirescius collocutus fuerit, proponit se dubio procul alphabetum atque adeò linguam reperisse, quibus Sinensès, vel alios quosuis orbigenas ita posset literis seu epistolis alloqui, vt absque præuio pacto, doctore, mediatore, responsum ab illis de omnibus quæsitis impetret ; quod arcanum nulli reuelare cupit. Vide tamen interim num istum nodum possis exsoluere ; licet enim illis figuras omnium vestrarum arborum mitteres eâ lege vt ad te remittant suas præcipuas arbores, quomodo sciant quod petas ? » (Gassendi Opera, VI, 430, col. 2).