Œuvres de Descartes/Édition Adam et Tannery/Correspondance/Lettre LXI

Œuvres de Descartes, Texte établi par Charles Adam et Paul TanneryLéopold CerfTome I : Correspondance, avril 1622 - février 1638 (p. 321-324).
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LXI.
Descartes a ***.
[Utrecht, automne 1635.]
Texte de Clerselier, tome II, lettre 103, p. 464-466.

Première partie, dans Clerselier, d’une lettre, sans date ni nom de destinataire, qui continue par deux morceaux certainement adressés à Mersenne (ci-avant Lettres XXVI et XLV bis). Malgré l’en-tête « Monsieur », qui peut avoir été ajouté par Clerselier, cette première partie est probablement aussi adressée à Mersenne ; car Descartes ne semble avoir jamais eu aucun autre correspondant lui posant une série de questions auxquelles il réponde comme il le fait ci-après. La fin de la lettre expliquerait assez que le Minime ne l’eût pas gardée ; car il ne s’était probablement ouvert qu’à Descartes de son projet de défendre l’opinion de Galilée. — Quant à la date de la lettre, en dehors de cette circonstance qu’elle suit dans Clerselier la précédente, du 19 mai 1635, on a deux indices : 1° la Dioptrique est désormais prête à imprimer ; or en avril (Lettre LIX, p. 315, l. 9), Descartes en lisait déjà des chapitres à Constantin Huygens qui, le 28 octobre (Lettre LXII ci-après), donne des conseils pour l’édition ; 2° Balzac se trouve à Paris ; or on a, en 1635, une lettre de lui datée de cette ville, le 3 septembre (Édition de 1665, t. I, p. 373). On peut donc admettre l’automne de 1635.

Monſieur,

Ie vous remercie des lettres que vous m’auez fait la faueur de m’enuoyer, & ie ſuis bien aiſe d’apprendre que Monſieur de Balzac ſe ſouuient encore de moy. I’eſtois quaſi en deſſein de luy écrire à ce voyage, mais 5 i’ayme mieux attendre encore quelque temps, & cependant ſi par occaſion vous le voyez, vous m’obligerez de l’aſſurer de mon ſeruice. Ie | vous prie auſſi de faire mes baiſe-mains à M. Sarrazin, & luy dire que ie le remercie tres-humblement du liure* qu’il a eu 10 autrefois intention de m’enuoyer, & que ie n’euſſe pas manqué de luy écrire pour l’en remercier, ſi celuy auquel il l’auoit baillé euſt eu ſoin de me le faire tenir.

Pour les lunettes, ie vous diray que depuis la condamnation de Galilée, i’ay reueu & entierement 15 acheué le Traité que i’en auois autrefois commencé ; & l’ayant entierement ſeparé de mon Monde, ie me propoſe de le faire imprimer ſeul dans peu de temps. Toutesfois pource qu’il s’écoulera peut-eſtre encore plus d’vn an, auant qu’on le puiſſe voir imprimé, ſi 20 M. N.[1] y deſiroit trauailler auant ce temps là, ie le tiendrois à ſaueur, & ie m’offre de faire tranſcrire tout ce que i’ay mis touchant la pratique, & de luy enuoyer quand il luy plaira.

Premierement, ie ne m’eſtonne pas que la moëelle 25 de ſureau peſe quatre ou cinq cens fois moins que l’or ; mais ie ne laiſſe pas de vous remercier de la communication de voſtre experience, & ſeray touſiours bien aiſe de ſçauoir celles que vous aurez faites.

Secondement, ie ne ſçay point ſi le ſureau ou le ſapire[2] rendent vn ſon plus aigu que le cuiure ; mais ie croy generalement que ſelon que les cors ſont plus ſecs & plus roides, c’eſt à dire plus diſpoſez à receuoir 5 en eux vn tremblement plus prompt, ils ont le ſon le plus aigu.

3. Et ce ſon ne ſe fait point par la diuiſion des parties de l’air, mais par ſon agitation ſeulement, laquelle accompagne celle du cors reſonnant.

10 4. C’eſt autre chofe des tours & retours d’vne corde attachée par les deux bouts, & autre choſe de ceux d’vne corde attachée ſeulement par vn bout, & qui a vn poids à l’autre bout[3] : car celle-cy ſe meut de bas en haut par l’impetuoſité ou l’agitation qui eſt en elle, 15 & ne commence point de retourner de haut en bas, que cette agitation n’ait eſté entierement ſurmontée par la peſanteur qui l’a fait deſcendre ; ce qui eſt cauſe qu’elle va fort lentement lors qu’elle acheue de monter ; & toutefois ie ne croy point pour cela qu’elle 20 s’arreſte aucun moment auant que de re|deſcendre.

5. Ie ne croy point auſſi que le mouuement de la corde attachée par les deux bouts, decriue touſiours des cercles parfaits, ou des ellipſes parfaites ; mais que toutes les inégalitez de ces cordes, & les diuerſes 25 façons dont elles peuuent eſtre touchées, apportent de la varieté en la figure de leur mouuement.

6. Pour la chaleur ie ne croy point qu’elle ſoit la meſme chofe que la lumiere, ny auſſi que la rarefaction de l’air ; mais ie la conçoy comme vne choſe toute différente, qui peut ſouuent proceder de la lumiere, & de qui la rarefaction peut proceder*. Ie ne croy point non plus que les cors peſans deſcendent par quelque qualité réelle, nommée peſanteur, telle que les philoſophes l’imaginent, ny auſſi par 5 quelque attraction de la terre* ; mais ie ne ſçaurois expliquer mon opinion ſur toutes ces choſes, qu’en faiſant voir mon Monde auec le mouuement deffendu, ce que ie iuge maintenant hors de ſaiſon ; & ie m’étonne de ce que vous propoſez de réfuter le liure 10 contra Motum Terræ*, mais ie m’en remets à voſtre prudence.

Page 322, l. 10. — Serait-ce l’ouvrage qui a pour titre : Opinions du nom et du ieu des eschets, imprimé plus tard p. 259-279 des Œuvres de Monsieur Sarasin (Paris, Augustin Courbé, 1656} ?

P. 324, l. 2. — Cf. Questions inouyes ou Recreations des Sçavans, du P. Mersenne : Question XXXVI : Toute sorte de rarefaction produit-elle de la chaleur, ou de la lumiere ? (Paris, Villery, 1634, p. 139-144).

Page 324, 1. 6. — Cf. lettre d’Etienne Pascal et de Roberval à Fermat, 16 août 1636, où ces deux mêmes hypothèses sont examinées (Œuvres de Fermat, édit. Tannery et Henry, 1894, t. II, p. 36).

Page 324, l. 11. — Sans doute, le livre de Jean-Baptiste Morin, Responsio pro Telluris quiete ad Jacobi Lansbergii Apologiam pro Telluris motu (Paris, Jean Libert, in-4, 1634 ; dédicace du 24 juin 1634).

Si c’est bien à Mersenne qu’écrit Descartes, le Minime laissa en tous cas à d’autres la tâche dont il rêvait de se charger. En France, après la condamnation de Galilée, Campanella fut le premier qui publia un livre où le système de Copernic fut défendu et déclaré non contraire à l’Ecriture : Thomæ Campanellæ ord. præd. Disputationum in quatuor partes suæ philosophiæ realis libri quatuor… Suorum operum Tomus II (Paris, Houssaye, 1637).


ADDITIONS
LETTRE LXI, page 324, ligne 11.

Par deux fois Mersenne défendit ou voulut défendre Galilée, la première fois, dans l’un des trois petits traités, publiés ensemble à Paris, en 1634 (voir page 303 ci-avant, note a). Et même il fit faire de ce traité un exemplaire tout exprès, avec substitution d’autres pages, afin de pouvoir l’envoyer à l’un de ses amis de Rome, J.-B. Doni, qui lui faisait obtenir de l’autorité ecclésiastique ses licences ou permissions de lire les livres à l’index, et qui devint secrétaire du Sacré-Collège. Non content de cette première défense de l’opinion du mouvement de la terre, Mersenne projetait de défendre Galilée lui-même contre ses détracteurs dans le gros ouvrage qu’il mit bientôt sous presse, et qui ne parut qu’en 1636 : Harmonicorum Instrumentorum, etc. (Lutetiæ Parisiorum, sumptibus Guillielmi Baudry, 1636 ;. dédicace, Id. Nov. 1635). Mais ce second projet fut abandonné. Les lettres qui suivent, du 26 juillet, du 4 déc. 1634 et du 25 mai 1635, nous donnent tous ces détails. Il en résulte que notre lettre LXI n’est peut-être pas de l’automne, mais du printemps de 1635, (le projet de Mersenne auquel Descartes semble faire allusion étant abandonné depuis le 25 mai), à moins qu’il ne s’agisse d’un autre projet, celui de répondre à Morin, par exemple, Mersenne ayant évité de dire à Descartes qu’il prenait ouvertement la défense de Galilée, en voyant son ami si timoré à cet égard.

« Monsieur », écrivait Mersenne à Peiresc, le 26 juillet 1634, « ie vous envoye les 3 petits traitez que i’ay faits… Ie vous prie d’enuoyer à M. Doni, quand vous en trouuerez l’occasion, ceux où son nom est, dont les Questions morales, mathematiques, etc., sont differentes des vostres, pource qu’il y a des raisons pour le mouuement de la terre, sans refutation ; pour lesquelles i’auois mis la sentence des cardinaux (la condamnation de Galilée, prononcée le 22 juin 1633) pour medecine comme vous verrez ; mais pource que l’on me dist qu’il y avoit eu quelque bruict parmi les docteurs de Sorbonne a cause des raisons que ie ne refutois pas, i’ay osté toutes les questions dont ils se pouuoient formaliser, et en ay mis d’autres que vous verrez dans le liure pour Mr Doni, qui sera plus propre pour Rome. Neanmoins, si vous ne vous contentez de les auoir veues la-dedans, ie vous les enuoyeray separées. Au reste, ie n’en enuoye point à Mr Gassendi, pource qu’estant tousiours auec vous, il pourra les lire… » (p. 89-90 des Correspondants de Peiresc, p. p. Tamizey de Larroque, fasc. XIX, Paris, Picard, 1894).

Le 4 déc. 1634, il prie Peiresc de demander pour lui un renseignement à Galilée : « … ce qu’il fera d’autant plus viste, s’il sçait que ie trauaille a respondre pour luy a tous ses enuieux dont i’ay veu les liures, en destruisant leurs raisons, et en affermissant les siennes, lorsque ie les trouue veritables apres les auoir examinées ad lapidem Lydium ; mais ie ne peux acheuer que ie n’aye vu ce qu’escrira Scheiner contre luy, supposé qu’il escriue, comme l’on nous disoit il y a vn an (voir ci-avant p. 283, second alinéa). Or, il ne faut pas que vous ayez peur que ce que ie diray soit iamais censuré, d’autant qu’il sera perpétuellement appuyé sur l’expérience… » (Ib., p. 108-109).

Même lettre, à la fin : « Si vous sçauez quelqu’vn qui ayt escrit contre Galilée, outre Berigard, Ingolfer et Roca, ie vous prie de me l’indiquer ; car puisque i’ay entrepris de defendre la verité qui me sera cognüe, il est necessaire que ie les voye tous. I’attends encore Claramontius (Chiaramonti) de Florence, lequel ie n’ay point encore, contre lui ; i’estime que ce sera le plus habile, car il a desia escrit contre Tycho et Kepler, et ie seray bien ayse de receuoir vos conseils et vos aides tant sur cela que sur les autres choses qui concernent mon labeur. » (Ib., p. 110).

Mais, le 25 mai 1635, il annonce à Peiresc qu’il abandonne ce projet : « I’ay esté soigneux de faire venir d’Italie tous ceux qui ont escrit contre luy (Galilée)… ; mais i’ay trouué qu’ils ne sont quasi pas dignes qu’on les nomme à l’esgard de ce grand homme, et ne me croyant pas moy-mesme, ie les ay fait lire a mes amis qui ont trouué la mesme chose ; de sorte que ie me contente d’agir noblement auec luy en parlant de ses experiences et des miennes, comme vous verrez Dieu aydant. » (Ib., p. 114).

Ajoutons que Mersenne recevait par J.-B. Doni des nouvelles de Galilée. « Pour ce qui est de Galilée », lui écrivait Doni, le 8 avril 1634, « il y a long temps qu’on luy a ordonné de se retirer à Florence, où il ne bouge d’vne sienne maison aux champs, qui n’est pas plus loin de la ville qu’vn coup de pierrier. Du temps qu’il a demeuré à Sienne, il n’a pas été enfermé dans vn cloistre, mais bien en l’archeuesché, toutesfois à la large et en continuelle conuersation de Monsieur l’Archeuesque. » (Bibl. Nat., ms. fr. n. a. 6205, p. 520).

  1. M. de Beaune (Exemplaire de l’Institut).
  2. Lire sapin ?
  3. Voir plus haut, Lettres X et XIV (p. 28 et 29 ; p. 73 et 74).