Œuvres de Champlain/Tome II/Chapitre XIII

Texte établi par Charles-Honoré Laverdière Voir et modifier les données sur WikidataG. E. Débarats (IIp. 61-63).

CHAPITRE XIII.


D’vn monſtre eſpouuantable que les Saunages appellent Gougou, & de noſtre bref & heureux retour en France.



IL y a encore vne choſe eſtrange, digne de reciter, que pluſieurs ſauuages m’ont aſſeuré eſtre vray[1] : c’eſt que, proche de la Baye de Chaleurs, tirant au Su, eſt vne iſle où faict reſidence vn monſtre eſpouuantable que les ſauuages appellent Gougou, & m’ont dict qu’il auoit la forme d’vne femme, mais fort effroyable, & d’vne telle grandeur, qu’ils me diſoient que le bout des mats de noſtre vaiſſeau ne luy fuſt pas venu iuſques à la ceinture, tant ils le peignent grand ; & que ſouuent il a deuoré & deuore beaucoup de ſauuages ; leſquels il met dedans vne grande poche, quand il les peut attraper, & puis les mange ; & diſoient ceux qui auoient eſuité le peril de ceſte malheureuſe beſte, que ſa poche eſtoit ſi grande, qu’il y euſt pu mettre noſtre vaiſſeau. Ce monſtre faict des bruits horribles dedans ceſte iſle, que les ſauuages appellent le Gougou ; & quand ils en parlent, ce n’eſt que auec vne peur ſi eſtrange qu’il ne ſe peut dire plus, & m’ont aſſeuré pluſieurs l’auoir veu. Meſme ledict ſieur Preuert de Sainct Malo, en allant à la deſcouuerture des mines, ainſi que nous auons dict au chapitre précédent, m’a dict auoir paſſé ſi proche de la demeure de ceſte effroyable beſte, que luy & tous ceux de ſon vaiſſeau entendoient des ſifflements eſtranges du bruit qu’elle faiſoit, & que les ſauuages qu’il auoit auec luy, luy dirent que c’eſtoit la meſme beſte, & auoient vne telle peur qu’ils ſe cachoient de toute part, craignant qu’elle fuſt venuë à eux pour les emporter ; & qu’il me faict croire ce qu’ils diſent, c’eſt que tous les ſauuages en general la craignent & en parlent ſi eſtrangement, que ſi ie mettois tout ce qu’ils en diſent, l’on le tiendroit pour fables ; mais ie tiens que ce ſoit la reſidence de quelque diable qui les tourmente de la façon. Voylà ce que i’ay appris de ce Gougou.

Premier que partir de Tadouſac pour nous en retourner en France, vn des Sagamo des Montagnez, nommé Bechourat[2], donna ſon fils au ſieur du Pont, pour l’emmener en France, & lui fut fort recommandé par le grand Sagamo Anadabijou, le priant de le bien traiter & de lui faire veoir ce que les autres deux ſauuages que nous auions remenez, auoient veu. Nous leur demandaſmes vne femme des Irocois qu’ils vouloient manger, laquelle ils nous donnèrent, & l’auons auſſi amenée auec ledict ſauuage. Le ſieur de Preuert a auſſi amené quatre ſauuages : vn homme qui eſt de la coſte d’Arcadie, vne femme & deux enfans des Canadiens.

Le 24. iour d’aouſt, nous partiſmes de Gachepay, le vaiſſeau dudict ſieur Preuert & le noſtre. Le 2. iour de ſeptembre, nous faiſons eſtat d’eſtre auſſi auant que le cap de Raſe. Le cinquième iours dudict nous entrâmes ſur le banc où ſe fait la peſche du poiſſon. Le 16. dudict mois nous eſtions à la ſonde qui peut eſtre à quelques 50. lieuës d’Oueſſant. Le 20. dudict mois, nous arriuaſmes, par la grace de Dieu, auec contentement d’vn chaſcun, & touſiours le vent fauorable, au port du Haure-de-Grace.


FIN.
  1. Les premiers voyageurs qui abordèrent aux côtes du nouveau monde étaient bien disposés à y trouver un ordre de choses tout différent de celui du monde ancien ; et Champlain tout le premier, en parcourant des régions encore à peu près inexplorées, pouvait croire trop facilement à l’existence de monstres fabuleux. Cependant, si l’on considère ce récit dans son ensemble, on verra qu’il ne fait guère que rapporter textuellement ce que les sauvages et le sieur Prévert étaient unanimes à raconter. Mais, de ce qu’il admettait volontiers l’existence du fait, il ne s’ensuit pas qu’il ait cru tout ce qu’on disait de ce prétendu monstre. C’est ce que prouve assez la réflexion par laquelle il termine : « Mais ie tiens que ce ſoit (qu’il faut que ce soit) la reſidence de quelque diable qui les tourmente de la façon. » Et Lescarbot lui-même, après avoir employé plus de deux pages à expliquer les cauſes des fauſſes viſions & imaginations, et à prouver que le Gougou, c’eſt proprement le remord de la conſcience, finit aussi par dire : « Et n’eſt pas incroyable que le diable poſſedant ces peuples ne leur donne beaucoup d’illuſions. Mais proprement, & à dire la vérité, ce qui a fortifié l’opinion du Gougou a été le rapport dudit Prevert, lequel contoit vn jour au ſieur de Poutrincourt vne fable de même aloy, diſant qu’il avoit veu vn Sauvage jouër à la croce contre vn diable, & qu’il voyoit bien la croce du diable jouër, mais quant à Monſieur le diable il ne le voyoit point. Le ſieur de Poutrincourt qui prenoit plaiſir à l’entendre, faiſoit ſemblant de le croire, pour lui en faire dire d’autres… Or ſi ledit Champlein a été credule, vn ſçavant perſonnage que j’honore beaucoup pour ſa grande literature, eſt encore en plus grand’faute, ayant mis en ſa Chronologie ſeptenaire de l’hiſtoire de la paix imprimée l’an mille ſix cens cinq, tout le diſcours dudit Champlein ſans nommer ſon autheur, & ayant baillé les fables des Armouchiquois & du Gougou pour bonne monnoye. Ie croy que ſi le conte du diable jouant à la croce eût auſſi été imprimé, il l’eût creu, & mis par eſcrit, comme le reſte. »
  2. Très-probablement le même que Begourat mentionné plus haut. On sait que dans certaines écritures de l’époque de Champlain les deux lettres ch avaient beaucoup de ressemblance avec le g.