Œuvres de Champlain/Tome II/Chapitre XI

Texte établi par Charles-Honoré Laverdière Voir et modifier les données sur WikidataG. E. Débarats (IIp. 52-56).

CHAPITRE XI.


Retour de l’Isle Percée à Tadouſac, auec la deſcription des ances, ports, riuieres, iſles, rochers, ponts, bayes & baſſes qui ſont le long de la coſte du Nort.



NOus partiſmes de l’Iſle Percée le dix neuf iour du dict mois pour retourner à Tadouſac. Comme nous fuſmes à quelques trois lieuës du Cap l’Eueſque[1], nous fuſmes contrariez d’vne tourmente, laquelle dura deux iours, qui nous feiſt relaſcher dedans vne grande anſe, en attendant le beau temps. Le lendemain, nous en partiſmes, & fuſmes encores contrariez d’vne autre tourmente. Ne voullant relaſcher, & penſant gaigner chemin, nous fuſmes à la coſte du Nort, le 28. iour de iuillet, mouiller l’ancre à vne anſe qui eſt fort mauuaiſe à cauſe des bancs de rochers qu’il y a. Cette anſe[2] eſt par les 51. degré & quelques minutes[3].

Le lendemain nous vinſmes mouiller l’ancre proche d’vne riuiere qui s’appelle Saincte Marguerite, où il y a de pleine mer quelques trois braſſes d’eau, & braſſe & demye de baſſe mer ; elle va aſſez auant. A ce que i’ai vu dans terre du coſté de l’Eſt, il y a vn ſault d’eau qui entre dans ladide riuiere, & vient de quelque cinquante ou ſoixante braſſes de haut ; d’où procede la plus grand part de l’eau qui deſcend dedans. A ſon entrée, il y a vn banc de ſable, où il peut auoir de baſſe eau demy braſſe. Toute la coſte du coſté de l’Eſt eſt ſable mouuant ; où il y a vne poincte à quelque demy lieuë[4] de ladicte riuiere qui aduance vne demie lieuë en la mer, & du coſté de l’Oueſt, il y a vne petite iſle. Cedict lieu eſt par les 50. degrez. Toutes ces terres font très mauuaiſes, remplies de ſapins. La terre y eſt quelque peu haute, mais non tant que celle du Su.

A quelques trois lieuës, nous paſſaſmes proche d’vne autre riuiere[5], laquelle ſembloit eſtre fort grande, barrée neantmoins la pluſpart de rochers. A quelques 8. lieuës[6] de là, il y a vne pointe[7] qui aduance vne lieuë & demye à la mer, où il n’y a que braſſe & demye d’eau. Paſſé cette poincte, il s’en trouue vne autre[8] à quelque 4. lieuës, où il y a aſſez d’eau. Toute ceſte coſte eſt terre baſſe & ſablonneuſe.

A quelque 4. lieuës de là, il y a vne anſe où entre peut quantité vne riuiere[9]. Il y peut aller beaucoup de vaiſſeaux du coſté de l’Oueſt. C’eſt vne poincte baſſe qui aduance enuiron d’vne lieuë en la mer. Il faut ranger la terre de l’Eſt[10] comme de trois cents pas pour pouuoir entrer dedans. Voilà le meilleur port qui eſt en toute la coſte du Nort ; mais il y faict fort dangereux y aller, pour les baſſes & bancs de ſable qu’il y en a en la plupart de la coſte prés de deux lieuës en mer.

On trouue, à quelques ſix lieuës de là vne baye[11] où il y a vne iſle de ſable. Toute laditte baye eſt fort batturiere, ſi ce n’eſt du coſté de l’Eſt, où il peut auoir quelque 4. braſſes d’eau. Dans le canal qui entre dans laditte baye, à quelque 4. lieuës de là, il y a vne belle anſe, où entre vne riuiere. Toute cette coſte eſt baſſe & ſablonneuſe. Il y deſcend vn ſault d’eau qui eſt grand. A quelques cinq lieuës de là[12], il y a vne poincte qui aduance enuiron demy lieuë en la mer, où il y a vne ance[13]; & d’vne poincte à l’autre, il y a trois lieuës, mais ce n’eſt que battures où il y a peu d’eau.

A quelque deux lieuës, il y a vne plage où il y a vn bon port & vne petite riuiere, où il y a trois iſles[14], & où des vaiſſeaux ſe pourroient mettre à l’abry.

A quelque trois lieuës de là, il y a vne poincte de ſable qui aduance enuiron vne lieuë, où au bout il y a vn petit iſlet[15]. Puis, allant à l’Eſquemin[16], vous rencontrez deux petites iſles baſſes & vn petit rocher à terre. Ces dictes iſles ſont enuiron à demy lieuë de Leſquemin, qui eſt vn fort mauuais port entouré de rochers & aſſeche de baſſe mer. Et faut variſer pour entrer dedans au derrière d’vne petite poincte de rocher, où il n’y peut qu’vn vaiſſeau. Vn peu plus haut, il y a vne riuiere qui va quelque peu dans les terres ; c’eſt le lieu où les Baſques font la peſche des ballaines[17]. Pour dire vérité, le port ne vaut du tout rien.

Nous vinſmes de là audict port de Tadouſac, le troiſieſme d’aouſt. Toutes ces dictes terres cy-deſſus ſont baſſes à la coſte, & dans les terres fort hautes. Ils ne ſont ſi plaiſantes ny fertilles que celles du Su, bien qu’elles ſoient plus baſſes.

Voylà au certain tout ce que i’ay veu de cette ditte coſte du Nort.



  1. La tradition, relativement à ce cap, ne paraît pas s’être bien conservée ; on ne le trouve même pas mentionné dans la plupart de nos cartes modernes. Parmi les anciens géographes, les uns le placent à peu près à mi-chemin entre le cap des Rosiers et Matane, et les autres à quinze ou vingt lieues environ à l’est du cap Chate.
  2. Vraisemblablement la baie Moisie, à l’ouest de laquelle il y a un banc de rochers très-dangereux.
  3. Cette hauteur, qui est celle du détroit de Belle-Isle, est évidemment trop forte. Suivant Bayfield, le fond de la baie Moisie est à 50° 17’.
  4. « A quelques deux lieues, » se trouve la pointe à la Croix. Il y a tout lieu de croire que le manuscrit portait deux lieues, et que le typographe aura lu demy lieue.
  5. La rivière des Rochers, qui se jette dans la baie du même nom.
  6. « Dix-huit lieues. » (Voir la note suivante).
  7. Cette pointe doit être la pointe des Monts, qui est à environ dix-huit lieues de la baie des Rochers ; car, dans tous ces parages, il n’y a pas d’autre pointe aussi considérable, et où il y ait si peu d’eau. Peut-être ne faut-il voir ici qu’une faute de typographie ; cependant, il est possible aussi que l’auteur ait été trompé par les courants. Au bas de la pointe des Monts, il se fait, du côté du nord, comme un immense remous ; de sorte que le vaisseau était porté sur la pointe, lorsque l’on croyait avoir à lutter contre la marée.
  8. Le cap Saint-Nicolas.
  9. La rivière de Manicouagan.
  10. Par rapport à la baie, ou à l’entrée de la rivière, il faudrait dire : « la terre du Nord. » Mais, par rapport au cours de la rivière même, l’expression est juste.
  11. La baie des Outardes.
  12. Une partie de ces cinq lieues doit se prendre dans l’entrée de la rivière aux Outardes ; car, comme l’auteur le remarque un peu plus loin, la pointe aux Outardes et celle des Betsiamis ne sont guère qu’à trois lieues l’une de l’autre.
  13. La pointe, l’anse et la rivière portent le nom de Betsiamis.
  14. Les îlets de Jérémie.
  15. Cette description ne peut guère convenir qu’à la pointe à Mille-Vaches, quoiqu’elle soit à environ neuf lieues des îlets de Jérémie. Comme il est difficile d’admettre que Champlain ait pu ne voir que trois lieues là où il y en avait neuf, il faut supposer ou bien qu’il y a eu quelque chose de passé dans le texte, ou bien que le manuscrit portait un 9, que le typographe aura pu prendre pour un 3.
  16. Aujourd’hui, on dit : les Escoumins.
  17. Environ une lieue plus haut que les Escoumins, se trouve l’anse aux Basques.