Œuvres de Blaise Pascal/Tome 4/Seconde Provinciale (29 janvier 1656)

Texte établi par Léon Brunschvicg, Pierre Boutroux et Félix Gazier, Hachette (Tome IVp. 149-178).
LXXI
SECONDE PROVINCIALE
29 janvier 1656.
1re édition in-4o, Bibliothèque Nationale, Réserve D. 4080.

INTRODUCTION

I. — HISTORIQUE

À la date du jeudi 27 janvier, Baudry d’Asson de Saint-Gilles, qui se trouvait alors à Port-Royal des Champs, écrit dans son journal manuscrit, à propos de la première Provinciale : « Aujourd’hui a commencé à paroitre une Lettre imprimée de 8 pages in-4o adressée à un Provincial touchant ce qui se passe en Sorbonne, qui est fort estimée des gens d’esprit et fait voir adroitement le bon droit de M. Arnauld et les divers sentimens de ses ennemis. Quelques-uns attribuent cette pièce qui est fort recherchée à M. Arn[auld] même, mais la pluspart et plus vraisemblablement à M. Pascal qui est son ami, et a demeuré avec lui tous les jours passez Cette pièce a un débit et un applaudissement merveilleux, et comme elle expose agréablement l’ignorance et les contradictions des Molinistes, elle les fâche beaucoup, et on a sceu que Mr Morel entre autres en a esté fort piqué. » Ce dernier renseignement fut transmis par le docteur Saint-Amour qui, le 31 janvier 1656, mettant Arnauld au courant de tout ce qui se passait dans la maison de Sorbonne, ajoutait : « La Lettre à un provincial cependant fait des merveilles. Elle fut hier leuë en salle après disné. Elle irrita M. Morel ; Elle divertit fort M. Duchesne ; Et elle fit rire du boue [sic] des lèvres l’antien penitentier. J’ay dit à ceux à qui j’en ay parlé qu’elle estoit d’un Laïque » (Mémoires de Beaubrun, T. II, p. 420).

Cependant, en Sorbonne, les docteurs continuaient à opiner sur la question de droit ; les adversaires d’Arnauld voulant brusquer la discussion décidèrent d’appliquer un règlement qui avait été voté le 14 janvier, d’après les désirs du roi, exprimés par le chancelier Séguier ; ce règlement limitait à une demi-heure le discours de chaque docteur. Le 22 janvier, pour la première fois, la parole fut retirée au docteur Bourgeois, qui parlait en faveur d’Arnauld ; le 24, le chancelier, qui avait reparu aux séances et qui avait fait placer devant lui un sablier apporté par un ingénieux docteur de Sorbonne, ôta encore la parole au docteur Bourgeois et à plusieurs autres. Soixante docteurs quittèrent alors la salle des délibérations, en signifiant un acte en forme ; ils ne reparurent plus jusqu’à la fin des assemblées ; le 25, quelques autres se retirèrent encore, laissant quatre amis pour surveiller la marche des événements ; le 27, Arnauld signifia à la Faculté un acte passé devant notaires (cf. infra p. 181) ; le 29, on acheva d’opiner, et, les voix étant comptées, il se trouva 129 ou 130 docteurs pour la censure ; 9 avaient, avant le 25, voté contre.

Pascal, installé dans la rue des Poirées, à l’hôtel du Roi David, en face du collège de Clermont, écrivit sa seconde Provinciale, datée du samedi 29 janvier. Cette lettre fut, selon Fouillou, revue à Port-Royal des Champs par Nicole. Comme la première, elle fut imprimée chez Petit ; l’impression en commença le 1er février ; la lettre fut publiée dès le 5 ; elle était réimprimée par Langlois le 30 mars.


II. — SOURCES


Pascal s’est inspiré parfois d’un opuscule d’Arnauld intitulé Considérations…, qu’il suivra de très près dans sa troisième Provinciale (cf. infra p. 195 sqq.). — Il reprit quelques passages de l’opuscule attribué à Nicole que nous avons reproduit dans l’introduction à la première Lettre (cf. supra p. 112 sqq.).

Il semble aussi avoir eu connaissance d’une Response d’un Docteur en Théologie à Monsieur Chamillard, datée du 16 janvier 1656, mais imprimée en province, et qui par suite ne parut qu’assez tard. Baudry d’Asson nous apprend que cette réponse fut composée par le Père Desmares, avec la collaboration d’Arnauld.


[Desmares] — Response d’un Docteur en Théologie à Monsieur Chamillard Docteur et Professeur de Sorbonne… s. I., 16 janvier 1656, 82 p. in-4o.


p. 7. Suite du discours de Mr Chamillard. Que si Monsieur Arnauld vouloit faire un pas, et reconnoistre sans déguisement outre la Grâce efficace par elle-mesme, une autre Grâce qui donne une véritable possibilité ; il n’y auroit rien de plus facile que de s’accorder.


Response. À la vérité, Monsieur, si Mr Arnauld vouloit faire ce pas que vous luy demandez, c’est à dire reconnoistre outre la Grâce efficace par elle-mesme nécessaire à toute bonne action une Grâce de possibilité prochaine et accomplie : car c’est de celle-là seule dont il s’agit, il seroit peut-estre bientost d’accord avec vous ; mais il ne le seroit pas avec luy mesme, non plus que vous avec vous-mesme, si vous y prenez bien garde, n’y ayant rien de plus opposé et de plus contradictoire que ce que vous luy permettez de croire de la Grâce efficace, et ce que vous luy demandez de la Grâce de possibilité prochaine….

De plus si la Grâce efficace par elle-mesme est nécessaire à toute bonne action, il s’ensuit que sans elle on n’en peut faire aucune, puisque selon le sens commun et la définition du nécessaire, connue par elle-mesme, une chose est nécessaire pour une fin sans laquelle on ne peut obtenir cette fin ; c’est la définition qu’en apporte S. Thomas en mille endroits : or s’il est vray que sans la Grâce efficace par elle-mesme on ne peut faire aucune bonne action, il est donc faux, et c’est une contradiction manifeste, que sans elle on en puisse faire quelqu’une [pp. 159, 158].

Davantage, si outre la Grâce efficace par elle-mesme nécessaire à toute bonne action, il en faut encore reconnoistre une autre de possibilité prochaine et accomplie, il s’ensuit qu’un homme n’ayant pas la Grâce efficace pour une bonne action, et ayant la Grâce de possibilité, n’aura pas tout ce qui luy est nécessaire de la part de Dieu pour faire cette bonne action, et aura neantmoins à l’heure mesme de la part de Dieu tout ce qui luy est suffisant pour la faire. Hé quelle contradiction peut-on imaginer plus grande que celle-là ; car si cet homme là a tout ce qui luy est suffisant de la part de Dieu, il a donc tout ce qui luy est nécessaire ; et ainsi il aura tout ce qui luy est nécessaire, et n’aura pas tout ce qui luy est nécessaire : Il aura tout ce qui luy est nécessaire, par ce qu’il aura tout ce qui est suffisant, et il n’aura pas tout ce qui luy est nécessaire, par ce qu’il n’aura pas la Grâce efficace qui est nécessaire… [p. 163].

C’est pourquoy, Monsieur, les disciples de S. Augustin vous conjurent au nom de Dieu, et pour l’instruction de leur foy, et pour celle des fidèles, ausquels vous avez donné vostre lettre, de leur déveloper un peu tous ces mystères ; et afin qu’il ne leur reste aucun doute ny obscurité, de leur respondre sur trois propositions, desquelles il y a si long-temps qu’ils demandent l’éclaircissement, et qu’ils n’ont jamais pu obtenir.

La première est. Si c’est une hérésie de dire, que la Grace efficace par elle-mesme, est nécessaire à toute bonne action

Que si ce n’est point une hérésie de le dire, mais que c’en soit une de dire, que cette grâce efficace estant nécessaire à chaque bonne action, sans elle on n’en peut faire aucune, et que par conséquent, il n’y a point d’autre grâce qui en donne l’entière et pleine possibilité : Il faudra donc pour estre Catholique renoncer au sens commun, et au premier principe general et infaillible de toute science, qui est la première impression de la lumière de Dieu dans nos esprits, par laquelle il n’est permis à personne d’ignorer, qu’il est impossible qu’une mesme chose soit, et ne soit pas ; et par conséquent que deux propositions contradictoires soient véritables. [p. 164].

p. 10. Supposé donc que vous ayez fait reconnoistre une grâce outre l’efficace, laquelle donne une possibilité prochaine et accomplie de faire les actions de pieté. Qui doute que Molina n’intervienne là-dessus, et ne vous die, que puis que c’est un article de foy, que sans la grâce efficace par elle-mesme l’homme a la puissance prochaine et accomplie de faire toutes les œuvres du salut, il s’ensuit que la grâce efficace par elle-mesme n’est point nécessaire pour les faire. Et quand il vous fera cet argument, que luy pourez vous respondre de solide ? et ainsi la nécessité de cette grâce estant détruite, ne voila-t’il pas la suffisance de la sienne pleinement establie ? [p. 172].

Et c’est la seule raison pour laquelle les Molinistes originaires ne vous haïssent pas, mais vous mettent au rang de leurs freres, parce qu’ils voyent bien que vous combattez pour eux, et quoy qu’apparemment vous en ayez à leur grace suffisante ; [p. 161] toutesfois vous leur donnez par vostre grâce de possibilité une telle ressource, et un si grand avantage sur vous, qu’en toute occasion de dispute ils vous convaincront de contradiction, et vous obligeront d’entrer dans leur sentiment, quoy que vous le reconnoissiez, comme vous dites, contraire à la doctrine de S. Augustin, qui est celle de l’Eglise. Que si vous attaquiez leur grâce au fond du cœur, sans leur donner cette prise sur vous par la grâce de possibilité, certainement ils ne vous le pardonneroient non plus qu’à Jansenius, et vous vous verriez bien-tost comparé à Calvin et à

Luther… [p. 171].
SECONDE LETTRE
ESCRITE À UN PROVINCIAL
PAR UN DE SES AMIS[1].
De Paris ce 23.[2]Janvier 1656.
Monsieur,

Comme je fermois la lettre que je vous ay écrite, je fus visité par Monsieur N. nostre ancien amy[3], le plus heureusement du monde pour ma curiosité ; car il est très informé des questions du temps[4], et il sçait parfaitement le secret des Jesuites, chez [5]qui il est à toute heure, et avec les principaux : Apres avoir parlé de ce qui l’amenoit chez moy, je le priay de me dire en un mot quels sont les points debatus entre les deux partis.

Il me satisfit sur l’heure, et me dit qu’il y en avoit deux principaux : Le 1. touchant le pouvoir prochain ; Le 2. touchant la grace suffisante. Je vous ay éclaircy du premier par la precedente : je vous parleray du second dans celle-cy.

Je sceus donc en un mot que leur differend touchant la grace suffisante, est en ce que les Jesuites pretendent qu’il y a une grace donnée generalement à tous 1 , soumise de telle sorte au libre arbitre qu’il la rend efficace ou inefficace à son choix, sans aucun nouveau secours de Dieu, et sans qu’il manque rien de sa part pour agir effectivement. 2 Et c’est pourquoy ils l’appellent suffisante, par ce qu’elle seule suffit pour agir. Et 3 que les Jansénistes au contraire veulent qu’il n’y ait aucune grâce actuellement suffisante qui ne soit aussi efficace, c’est à dire que toutes celles qui ne déterminent point la volonté à agir effectivement, sont insuffisantes pour agir, par ce qu’ils disent qu’on n’agit 4 jamais sans grace efficace. Voila leur different.

Et m’informant apres de la doctrine des nouveaux Thomistes ; Elle est bizarre, me dit-il, ils sont d’accord avec les Jésuites d’admettre une grace suffisantedonnée à tous les hommes : Mais ils veulent neantmoins que les hommes n’agissent jamais avec cette seule grace, et qu’il faille pour les faire agir, que Dieu leur donne une grace efficace qui determine réellement leur volonté à l’action, et laquelle Dieu ne donne pas à tous. De sorte que suivant cette

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1. AB. [les hommes].

2. A 2 B. [Ce qui fait qu’]ils.

3. B. que, manque; d’après W: Contra Jansenistæ disputant...

4. W. quia sine rjratia efficaci nihil unquam bene fit. == 158 OEUVRES ==

doctrine, luy dis-je, cette grace est suffisante sans l’estre. Justement, me dit-il, car si elle suffit, il n’en faut pas davantage pour agir, et si elle ne suffit pas, elle n’est pas suffisante.

Mais, luy dis-je, quelle difference y a-t’il donc entr’eux et les Jansenistes? Ils different, me dit-il, en ce qu’au moins les Dominicains 1 ont cela de bon qu’ils ne laissent pas de dire que tous les hommes ont la grace suffisante. J’entends bien, 2 luy dis-je, mais ils le disent sans le penser, puis qu’ils adjoustent qu’il faut necessairement pour agir, avoir une grace efficace qui n’est pas donnée à tous, 3 et ainsi s’ils sont conformes aux Jesuites, par un terme qui n’a pas de sens, ils leur sont contraires et conformes aux Jansenistes, dans la substance de la chose. Cela est vray, dit-il : Comment donc, luy dis-je, les Jesuites sont-ils unis 4 avec eux, et que ne les combattent-ils aussi bien que les Jansenistes, puis qu’ils auront tousjours en eux de puissans adversaires, 5 qui soustenans la necessité de la grace efficace qui determine, les empescheront d’establir celle 6 que vous dites estre seule suffisante 7 .

8 Il ne le faut pas, me dit-il : il faut ménager

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1. B. ont cela de bon qu’ils, manque.

2. A 2 B. [repondis-je].

3. A. et manque.

4. W. Car istis se aggregant Jesuitæ.

5. A 2 B. [lesquels].

6. A 2 , [qu’ils veulent] estre.

7. W. qui.... hanc Jesuiticam quæ sola sajficiat, pro7 virili disturbent?

8. A 2 . [Les Dominicains sont trop puissans, me dit-il, et la So== SECONDE PROVINCIALE 159 ==


davantage ceux qui sont puissans dans l’Eglise ; les Jesuites se contentent d’avoir gagné sur eux qu’ils admettent au moins le nom de grace suffisante, quoy qu’ils l’entendent 1 comme il leur plaist. Par là ils ont cet advantage qu’ils font, quand ils veulent, passer leur opinion pour ridicule et insoustenable. Car supposé que tous les hommes ayent des graces suffisantes, il n’y a rien 2 si facile que d’en conclure que la grace efficace n’est 3 pas necessaire 4 , 5 puis que cette necessité excluroit la suffisance qu’on suppose. Et il ne serviroit de rien de dire qu’on l’entend autrement : Car l’intelligence publique de ce terme ne donne point de lieu à céte explication. Qui dit suffisant, dit tout ce qui est necessaire, c’en est le sens propre et naturel. Or si vous aviez la connoissance des choses qui se sont passées autresfois,

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ciété des Jesuites est trop politique, pour les choquer ouvertement. Elle se contente]; B. [La Société est trop politique pour agir autrement : elle se contente]; d’après W: Alienum hoc esset a Societatis prudentia.

1. A 2 B. [en un autre sens]. Par la [elle a] cet avantage [qu’elle fera] passer leur opinion [pour insoutenable quand elle le jugera à propos, et cela luy sera aisé]. Car... ; W. quoties libuerit (le reste est conforme au texte de l’édition princeps).

2. A 2 B. [de plus naturel].

3. A 2 B. [donc].

4. A 2 , [pour agir].

5. A 2 B. puisque [la suffisance de ces grâces générales] excluroit la [necessité de toutes les autres. Qui dit suffisant, marque (B. dit) ce qui est necessaire pour agir,] et il serviroit de [peu aux Dominicains de s’ecrier qu’ils donnent un autre sens au (B. qu’ils prennent en un autre sens le) mot de suffisant : le peuple accoutumé] à l’intelligence [commune] de ce terme [n’écouteroit pas seulement leur] explication. [Ainsi la Société profite assez de cette expression que les Dominicains reçoivent, sans les pousser davantage ; et] si vous aviez la == 160 ŒUVRES ==


vous sçauriez que les Jesuites ont esté si esloignez de voir leur doctrine establie, que vous admireriez de la voir en si beau train. Si vous sçaviez combien les Dominicains y ont aporté d’obstacles sous les Papes Clément VIII. et PaulV. vous ne vous estonneriez pas de voir qu’ils ne se brouillent pas avec eux et qu’ils consentent qu’ils gardent leur opinion, pourveu que la leur soit libre, et principalement quand les Dominicains la favorisent par ces paroles dont ils ont consenti de se servir publiquement 1 .


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connoissance des choses qui se sont passées [sous les Papes] Clément VIII. et Paul V. [et combien la Société fut traversée dans l’établissement de sa grace suffisante par les Dominicains (B. par les Dominicains, dans l’établissement.... ) vous ne vous étonneriez pas qu’[elle] ne se brouille pas (B. qu’elle évite de se brouiller) avec eux, et qu’[elle consent] qu’ils gardent leur opinion, pourveu que la [sienne] soit libre, et principalement quand les Dominicains la favorisent [par le nom de grace suffisante] dont ils ont consenty de se servir publiquement; W. Des modo gratiam sufficientem omnibus adesse, nullo negotio explodetur efficacis gratise nécessitas. Non enim esset Ma sufficiens, si hæc esset necessaria. Id demum sufficit, à quo nihil abest necessarium : hæc germanavis isliusvocis. Frustra Dominicani diversam notionem obtendent. Réclamat enim populo impressa notio, et hanc insolentem prorsus excludit. Vides ex hoc verbulo à Dominicanis sibi concesso quanta Societas consequatur : et quam non sit ex usu illius nunc ipsos vehementius urgere. Magis id dicas ; si quse sub Clemente VIII. et Paulo V. summis pontificibus gesta sunt teneas. Incredibile est quantas Jesuitis tune gratise. sufficientis fundamenta locantibus molestias exhibuerint Dominicani. Quid mirum igitur, si cum ipsis rursus committi Societas defugiat, et integram Mis sententiœ suœ retinendæ veniam det, dum sibi etiam suam tueri liberum sit: preesertim cùm Molinisticam multùm Dominicani promoveant, dum in hanc vocem gratiæ sufficientis palam consentiunt !

1.Cf. Pensées, fr. 925, T. III, p. 35g: « ... Clément 8. Paul 5. Censure.» Le rôle des Dominicains, et surtout celui du P. Thomas de Lemos, est longuement exposé dans le livre De la Grace Victorieuse, publié par Noël de Lalane en 1651 (p. 58 sqq.). On y trouve aussi une Histoire des Actes des Congrégations de Auxiliis tenues de 1600 à 1606 == SECONDE PROVINCIALE 161 ==


1 Ils sont bien satisfaits de leur complaisance : ils n’exigent pas 2 qu’ils nient la necessité de la grace efficace : ce seroit trop les presser : il ne faut pas tyranniser ses amis : les Jesuites ont assez gagné. Car le monde se paye de 3 paroles : peu approfondissent les choses, et ainsi le nom de grace suffisante estant receu des deux costez, quoy qu’avec divers sens, il n’y a personne hors les plus fins Theologiens, qui ne pense que la chose que ce mot signifie soit tenue aussi bien par les Jacobins que par les Jesuites. Et la suite fera voir que ces derniers ne sont pas les plus duppes 4 .

Je luy avoüay que c’estoient d’habiles gens : et pour profiter de son avis, je m’en allay droit aux Jacobins, où je trouvay à la porte un de mes bons amis grand Janseniste, car j’en ay de tous les partis, qui demandoit quelqu’autre Père que celuy que je cherchois. Mais je l’engageay à m’accompagner à


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devant les Papes Clément VIII et Paul V. Cette histoire avait été écrite par François de la Penna, doyen de la Rote ; le manuscrit s’en trouvait entre les mains du président Mauguin. L’écrit particulier du Pape Clément VIII, que Pascal citera dans sa dix-huitième Provinciale, fut publié dans la Seconde Apologie pour M. d’Ypres d’Arnauld. Paul V fit dresser une Bulle condamnant cinquante propositions de Molina ; la guerre des Vénitiens en empêcha la publication. Lalane invoque aussi en faveur de la grâce efficace les témoignages des Dominicains Louis de Catanée, qui la défendit au Concile de Trente, Bannes, Alvarez, archevêque de Trani et Salpis, Navarrete, Martinez, consulteur de l’Inquisition, Jean de S. Thomas, premier professeur de l’Université d’Alcala.

1. A 2 . [Elle (B. La Société) est bien satisfaite].... [Elle n’exige].

2. A 1 , [d’eux] qu’ils nient.

3. P1. [parole].

4. A 2 . Cette phrase est omise.

2 e série. I II == 162 ŒUVRES ==


force de prieres, et demanday un de mes nouveaux Thomistes 1 . Il fut ravy de me revoir ; Et bien mon Pere, luy dis-je, ce n’est pas assez que tous les hommes ayent un pouvoir prochain, par lequel pourtant ils n’agissent en effet jamais, il faut qu’ils ayent encore une grace suffisante, avec laquelle ils agissent aussi peu. N’est-ce pas là l’opinion de vostre Escole? Ouy, dit le bon Pere : Et je l’ay bien dit ce matin en Sorbonne, j’y ay parlé toute ma demy-heure, et sans le sable 2 j’eusse bien fait changer ce malheureux proverbe qui court desja dans Paris, il opine du bonnet comme un Moine en Sorbonne 2 . Et que voulez-vous dire par votre demy-heure et par vostre sable, luy repondis-je ? Taille-t’on vos avis à une certaine mesure ? Ouy, me dit-il, depuis quelques jours. Et vous oblige-t’on de parler demy-heure ? Non. On parle aussi peu qu’on veut. Mais non pas tant que l’on veut, luy dis-je ? la bonne regle pour les ignorans ! ô l’honneste pretexte pour ceux qui n’ont rien de bon à dire ! Mais enfin, mon Pere, cette grace donnée à tous les hommes est suffisante? Ouy, dit-il. Et neantmoins elle n’a nul effet sans grace efficace? Cela est vray, dit-il. Et tous les hommes ont la suffisante continuay-je, et tous n’ont pas l’efficace? Il est vray, dit-il. C’est à dire, luy

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1. W. illum ipsum quem nuper.

2. La seconde note de Nicole est « Sur le sable ». Sur cette question, cf. supra p. 152.

3. Cette phrase a été inspirée à Pascal par un passage des Considérations.... d’Arnauld, cf. infra p. 197. == SECONDE PROVINCIALE 163 ==


dis-je, que tous ont assez de 1 grace, et que tous n’en ont pas assez : C’est à dire que cette grace suffît, quoy qu’elle ne suffise pas : C’est à dire qu’elle est suffisante de nom et insuffisante en effet. En bonne foy, mon Pere, cette doctrine est bien subtile. Avez- vous oublié en quittant le monde, ce que le mot de suffisant y signifie ? Ne vous souvient-il pas qu’il enferme tout ce qui est necessaire pour agir ? Mais vous n’en avez pas perdu la memoire : car pour me servir d’une comparaison qui vous sera plus sensible, si l’on ne vous servoit à Misner que deux onces de pain et un verre d’eau 3 , seriez-vous content de vostre Prieur, qui vous diroit que cela seroit suffisant pour vous nourrir, sous pretexte qu’avec autre chose qu’il ne vous donneroit pas, vous auriez tout ce qui vous seroit necessaire pour 4 bien disner? Comment donc vous laissez vous aller 5 à dire, que tous les hommes ont la grace suffisante pour agir ; puisque vous confessez qu’il y en a 6 un autre absolument necessaire pour agir que tous n’ont pas. Est-ce que cette creance est peu importante, et que vous abandonnez à la liberté des hommes de croire que la grace efficace est necessaire ou non ?


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1. P. [graces], faute d’impression manifeste.

2. A 2 B. [table].

3. A 2 B. [par jour].

4. A 2 B. [vous nourrir?].

5. W. Cur igitur ignavo in Jesuitas obsequio...

6. P’A 2 . [une]; A 1 , [un’].... — Au XVIIe siècle un autre se rapportait aussi bien aux noms féminins qu’aux noms masculins (cf. Haase, Syntaxe Française du 17e siècle, p. 119 et Corneille, édition Marty-Laveaux, lexique, p. 66-68). == 164 ŒUVRES ==


Est-ce une chose indifferente de dire, qu’avec la grace suffisante on agit 1 en effet. Comment, dit ce bon homme 2 , indifferente ! C’est une heresie, c’est une heresie formelle, la necessité de la grace efficace pour agir effectivement est de foy3 . Il y a heresie à la nier.

Où en sommes-nous donc, m’escriay-je : 4 quel party dois-je donc prendre. Si je nie la grace suffisante, je suis Janséniste. Si je l’admets comme les Jésuites en sorte que la grâce efficace ne soit pas nécessaire, je seray heretique, dites-vous. Et si je l’admets comme vous en sorte que la grâce efficace soit necessaire, je peche contre le sens commun, et je suis extravagant, disent les Jesuites. Que dois-je donc faire dans cette necessité inévitable d’estre, ou extravagant, ou hérétique, ou Janseniste. Et en quels termes sommes-nous reduits, s’il n’y a que les Jansenistes qui ne se brouillent, ny avec la foy, ny avec la raison, et qui se sauvent tout ensemble de la folie et de l’erreur ?

Mon amy Janseniste prenoit ce discours à bon


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1. W. aliquid boni fieri.

2. Richelet, après avoir fait remarquer que bon homme signifie « homme de peu de mérite, de peu d’esprit, et qui n’est bon à rien », ajoute « ....Il est vrai que bon, est quelquefois appliqué à un vieillard, non point par mépris, ni pour lui faire injure : mais aussi ce n’est point pour l’honorer ; car on veut, par ce mot, faire entendre que l’âge aïant éteint les passions dans cet homme, il ne lui reste qu’une certaine bonté de peu de mérite. » D’autre part, la reine de Pologne écrivant à d’Andilly applique ce mot à Singlin (apud Hermant, Mémoires, T. V, p. 162).

3. W. catholicæ fidei caput est.

4- A 2 B. [et] quel party dois-je [icy] prendre ? == SECONDE PROVINCIALE 165 ==


presage, et me croyoit desja gagné. Il ne me dit rien neantmoins, mais en s’adressant à ce Pere. Dites-moy je vous prie, mon Pere, en quoy vous estes conformes aux Jesuites. C’est, dit-il, en ce que les Jesuites et nous reconnoissons les graces suffisantes données à tous. Mais, luy dit-il, il y a deux choses dans ce mot de grace suffisante : il y a le son qui n’est que du vent, et la chose qu’il signifie qui est réelle et effective. Et ainsi quand vous estes d’accord avec les Jésuites, touchant le mot de suffisante, et 1 contraires dans le sens il est visible que vous estes contraires 2 pour la substance de ce terme, et que vous n’estes d’accord que du son. Est-ce là agir sincerement et cordialement. Mais quoy, dit le bon homme, de quoy vous plaignez-vous, puisque nous ne trahissons personne par cette maniere de parler. Car dans nos escoles, nous disons ouvertement, que nous l’entendons d’une maniere contraire 3 aux Jesuistes. Je me plains, luy dit mon amy, de ce que vous ne publiez pas de toutes parts, que vous entendez par grace suffisante, la grace qui n’est pas suffisante. Vous estes obligez en conscience, en changeant ainsi le sens des termes ordinaires de la Religion, de dire, que quand vous admettez une grace suffisante dans tous les hommes ; vous entendez, qu’ils n’ont pas 4 des graces suffisantes en effet.

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1. A 2 B. [que vous leur estes] ; W. in sensu verô ab illis dissidetis.

2. A 2 B. [touchant].

3. W. longe diversam....vim.

4. P. [de]; W. non adesse illis gratiam quæ reipsà sufficiat. == 166 ŒUVRES ==


Tout ce qu’il y a de personnes au monde entendent le mot de suffisant en un mesme sens, les seuls nouveaux Thomistes l’entendent d’une 1 autre. Toutes les femmes, qui font la moitié du monde, tous les gens de la Cour, tous les gens de guerre, tous les Magistrats, tous les gens de Palais, les Marchands, les Artisans, tout le Peuple ; enfin toutes sortes d’hommes, excepté les Dominicains entendent par le mot de suffisant ce qui enferme tout le necessaire. 2 Personne n’est averty de cette singularité. On dit seulement par toute la terre, que les Jacobins tiennent que tous les hommes ont des graces suffisantes : Que peut-on conclurre 3 sinon, qu’ils tiennent que tous les hommes ont toutes les graces qui sont necessaires pour agir, et principalement en les voyant joints 4 d’interests et d’intrigue avec les Jesuites qui l’entendent de cette sorte. L’Uniformité de vos expressions, jointe à cette union de party, n’est-elle pas 5 une interpretation manifeste, et une confirmation de l’uniformité de vos sentimens ?

Tous les fidelles demandent aux Theologiens, quel est le veritable estât de la nature depuis sa corruption. Saint Augustin et ses disciples respondent, qu’elle n’a plus de grace suffisante, qu’autant qu’il

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1. sic dans trois exemplaires différents de P. et P’ ; PA 1 [d’un] A 2 B. [en un].

2. A 2 B. [Presque] personne.

3. A 2 B. [de là] si-non.

4. P’. [et].

5. W. ajoute : vel invitis vobis. == SECONDE PROVINCIALE 167 ==


plaist à Dieu de luy en donner. Les Jesuites sont venus ensuite, 1 et disent que tous ont des graces effectivement suffisantes. On consulte les Dominicains sur cette contrariété 2 . Que font-ils là dessus ? Ils s’unissent aux Jesuites. Ils font par cette union le plus grand nombre. Ils se separent de ceux qui nient ces graces suffisantes. Ils declarent que tous les hommes en ont. Que peut-on penser de là, sinon qu’ils authorisent les Jesuites ? Et puis ils adjoustent, que neantmoins ces graces suffisantes sont inutiles sans les efficaces, qui ne sont pas données à tous 3 .

Voulez-vous voir une peinture de l’Eglise dans ces differens avis. Je la considere comme un homme, qui partant de son païs, pour faire un voyage, est rencontré par des voleurs, qui le blessent de plusieurs coups, et le laissent à demy mort 4 . Il envoyé querir trois Medecins dans les villes voisines. Le premier, ayant sondé ses playes les juge mortelles, et luy declare qu’il n’y a que Dieu qui luy puisse rendre ses forces perdües 5 . Le second arrivant ensuitte, voulut le flater, et luy dit qu’il avoit encore des forces suffisantes 6 pour arriver en sa

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1. B. [qui].

2. W. Adhïbentur huic controversix disceptatores Dominicani.

3. W. ajoute : O tanti vulneris levé remediam ?

4 . Il est probable que Pascal a lui-même imaginé cette parabole. Peut-être lui a-t-elle été inspirée par l’expression de grace medicinale qui se trouve dans saint Augustin, et qui est fréquemment usitée dans les discussions théologiques sur la grâce.

5. W. denuntiat opem ipsi divinam implorandam.

6. W. sufficientissimas. == 168 ŒUVRES ==


maison, et 1 insulta contre le premier, qui s’opposoit à son avis, et forma le dessein de le perdre. Le malade en cet estat douteux, apercevant de loin le troisiesme, luy tend les mains, comme à celuy qui le devoit déterminer. Celuy-cy ayant considéré ses blessures, et sceu l’avis des deux premiers, embrasse le second, s’unit à luy, et tous deux ensemble se liguent contre le premier et le chassent honteusement, car ils estoient plus forts en nombre. Le malade juge à ce procédé qu’il est de l’avis du second, et le luy demandant en effet, il luy declare affirmativement que ses forces sont suffisantes pour faire son voyage. Le blessé neantmoins ressentant sa foiblesse, luy demande à quoy il les jugeoit telles. C’est, luy dit-il, parce que vous avez encore vos jambes. Or les jambes sont les organes qui suffisent naturellement pour marcher. Mais, luy dit le malade, ay-je toute la force necessaire pour m’en servir, car il me semble qu’elles sont inutiles dans ma langueur ? Non certainement dit le Medecin, et vous ne marcherez jamais effectivement, si Dieu ne vous envoyé 2 son secours du Ciel pour vous soustenir et vous conduire. Et quoy, dit le malade, je n’ay donc pas en moy les forces suffisantes, et ausquelles il ne manque rien pour marcher effectivement ? Vous en

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1. A 2 B. [insultant]....forma. — Richelet et Littré ne citent que cet exemple d’insulter contre. Vaugelas signale ce verbe comme étant un néologisme.

2. A 2 B. [un] secours [extraordinaire] pour ; W. ne donne pas cette addition. == SECONDE PROVINCIALE 169 ==


estes bien éloigné, luy dit-il. Vous estes donc, dit le blessé, d’avis contraire à vostre compagnon touchant mon véritable estat? Je vous l’avoue, luy repondit-il.

Que pensez-vous que dist le malade ? Il se plaignit du procedé bizare, et des termes ambigus de ce troisiesme medecin. Il le blasma de s’estre uny au second à qui il estoit contraire de sentiment, et avec lequel il n’avoit qu’une conformité apparente, et d’avoir chassé le premier auquel il estoit conforme en effet. Et après avoir fait essay de ses forces, et reconnu par experience la verité de sa foiblesse, il les renvoya tous deux : et rapellant le premier se mit entre ses mains : et suivant son conseil, il demanda à Dieu les forces qu’il confessoit n’avoir pas ; il en receut misericorde, et par son secours arriva heureusement dans sa maison.

Le bon Pere estonné d’une telle parabole ne repondoit rien. Et je luy dis doucement pour le rasseurer. Mais après tout, mon Pere, à quoy avez-vous pensé de donner le nom de suffisante, à une grace que vous dites, qu’il est de foy de croire qu’elle est insuffisante en effet ? Vous en parlez, dit-il, bien à vostre aise. Vous estes libre et particulier. Je suis religieux et en communauté. N’en sçavez-vous pas peser la difference. Nous dépendons des Superieurs. Ils despendent d’ailleurs. Ils ont promis nos suffrages : que voulez-vous que je devienne 2 ? Nous l’entendismes à demy mot, et cela nous fit

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1. P’. [experiences], faute d’impression.

2. W. si oblucter, quid me fiet? Miseritum est. == 170 ŒUVRES ==


souvenir de son confrere qui a esté relégué à Abbeville pour un sujet semblable 1 .

Mais, luy dis-je, pourquoy vostre Communauté s’est-elle engagée à admettre cette grace 2 ? C’est un autre discours, me dit-il. Tout ce que je vous 3 en puis dire en un mot, est que nostre Ordre a soustenu autant qu’il a peu 4 la doctrine de S. Thomas touchant la grace efficace. Combien s’est-il opposé ardemment à la naissance de la doctrine de Molina. Combien a-t-il travaillé pour l’establissement de la nécessité de la grace efficace de J. C. Ignorez-vous ce qui se fit sous Clement VIII. et Paul V. et que la mort prevenant l’un, et quelques affaires d’Italie empeschant l’autre de publier sa Bulle, nos armes sont demeurées au Vatican 5 . Mais les Jesuites qui dés le commencement de l’heresie de Luther et 6 de

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1. W. quod se alicubi forticulum præstare voluisset. — Il s’agit d’un jacobin de la rue Saint-Honoré qui, en juillet 1655, avait fait une thèse sur la grâce et fut relégué à Abbeville, par suite de l’intervention du nonce et du chancelier (cf. Hermant, Mémoires, T. II, p. 689). Une note marginale d’un exemplaire de cette Provinciale (Bibliothèque Nationale, Réserve D. 4087) dit qu’il se nommait Philippe Bourdereau et était premier régent de théologie (cf. Molinier, édition des Provinciales, T. II, p. 212). Hermant ajoute que, sur l’ordre qui leur avait été transmis, les Jacobins avaient immédiatement renoncé à la soutenance publique de la thèse suspecte aux « partisans de Molina ».

2. W. hoc gratiæ genus.

3. B. en, manque.

4. W. acerrime noster Ordo tutatus est quoad potuit.

5. Cf. pour cette histoire des congrégations de Auxiliis, supra p. 160, note 1.

6. A. de, manque. — « Luther avait été excommunié en 1520, et Loyola n’arrêta les statuts de son Ordre qu’en 1540 : ce que dit ici Pascal du « commencement de l’hérésie de Luther et de Calvin » doit s’entendre de l’époque où leurs doctrines, ayant acquis le droit == SECONDE PROVINCIALE 171 ==


Calvin s’estoient prevalus du peu de lumiere qu’a le peuple pour 1 en discerner l’erreur d’avec la verité de la doctrine de S. Thomas, avoient en peu de temps repandu par tout leur doctrine avec un tel progrez, qu’on les vist bien-tost maistres de la creance des peuples; et nous en estât d’estre décriez comme 2 des Calvinistes et traitez comme les Jansenistes le sont aujourd’huy, si nous ne temperions la verité de la grace efficace 3 par l’aveu au moins aparent d’une suffisante 5. Dans cette extrémité, que pouvions-nous mieux faire pour sauver la verité sans perdre nostre credit, sinon d’admettre le nom de grace suffisante, en niant neantmoins qu’elle soit telle en effet ? Voila comment la chose est arrivée.

Il nous dit cela si tristement qu’il me fit pitié. Mais non pas à mon second qui luy dit. Ne vous flattez point d’avoir sauvé la verité : si elle n’avoit point eu d’autres protecteurs 3 , elle seroit perie 6 en des mains si foibles. Vous avez receu dans l’Eglise

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de libre prédication en Allemagne, par le traité de Passau, en 1552, commencèrent à être également prèchées dans la plupart des autres Etats de l’Europe » (note de Faugère, Provinciales, T. I, p. 38).

1. B. pour discerner [l’erreur de cette hérésie] ; d’après W. in Hæreticorum erroribus..... secernendis.

2. P. [les].

3. P. [pour].

4. Cf. cette même idée dans l’écrit du P. Desmares, supra p. 155. La 3e note de Nicole explique « Pourquoi les Jesuites acusent les Thomistes d’être Calvinistes. »

5. W. firmiores habuisset tutores.

6. Selon Littré, le participe péri peut encore être employé avec l’auxiliaire être. Le dictionnaire de l’Académie de 1878 ne signale cette construction que dans des expressions de jurisprudence. == 172 ŒUVRES ==


le nom de son ennemy : c’est y avoir receu l’ennemy mesme. Les noms sont inseparables des choses : si le mot de grace suffisante est une fois affermy, vous aurez beau dire que vous entendez par là une grace qui est insuffisante, vous 1 ne serez point écoutez : Vostre explication seroit odieuse dans le monde : on y parle plus sincerement des choses moins importantes : les Jesuites triompheront : ce sera 2 leur grace suffisante en effet, et non pas la vostre qui ne l’est que de nom, qui passera pour establie ; et on fera un article de foy du contraire de vostre creance.

Nous 3 souffririons tous le martyre, luy dit le Pere, plustost que de consentir à l’establissement de la grace suffisante au sens des Jesuites. Saint Thomas, que nous jurons de suivre jusques à la mort 4, y estant directement contraire. A quoy mon amy 5 plus serieux que moy luy dit : Allez, mon Pere, vostre Ordre a receu un honneur qu’il ménage mal. Il abandonne cette grâce qui luy avoit esté confiée, et qui n’a jamais esté abandonnée depuis la creation du monde. Cette grâce victorieuse qui a esté attendüe par les Patriarches, predite par les Prophetes,

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1. A 2 B. [n’y] serez pas [receus:].

2. B. en effet leur grace suffisante qui passera pour établie, et non pas la vostre qui ne l’est que de nom. — Cf. un développement analogue dans l’écrit du P. Desmares, supra p. 154 sq.

3. P’. [souffrirons] ; W. omnes in equuleum potius ibimus.

4. W. cujus doctringe defendendæ solemni sacramenlo nos obstrinximus.

5. WB. plus serieux que moy, manque. == SECONDE PROVINCIALE 173 ==


apportée par Jesus-Christ, preschée par saint Paul, expliquée par saint Augustin le plus grand des Peres, 1 maintenue par ceux qui l’ont suivy, confirmée par saint Bernard le dernier des Peres 2 , soustenuë par saint Thomas l’Ange de l’école, transmise de luy à vostre Ordre, 3 appuyée par tant de vos Peres, et si glorieusement deffenduë par vos Religieux sous 4 les Papes Clement et Paul : Cette grace efficace qui avoit esté mise comme en dépost 5 entre vos mains, pour avoir dans un saint Ordre à jamais durable des Predicateurs qui la publiassent au monde jusques à la fin des temps, se trouve comme delaissée pour des interests si indignes. Il est temps que d’autres mains s’arment pour sa querelle. Il est temps que Dieu suscite des disciples intrepides au 6 Docteur de la grace, qui ignorans les engagemens du siecle servent Dieu pour Dieu. La grace peut bien n’avoir plus les Dominicains pour defenseurs, mais elle ne manquera jamais de defen-

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1. B. [embrassée].

2. Selon Arnauld, saint Bernard avait été désigné ainsi par Le Fèvre, doyen de la Faculté de Théologie sous Henri III (cf. L’Innocence et la Vérité défendues.... 1652, 5 e Partie, art. 6).

3. B. [maintenue].

4. W. præsertim coram Clemente VIII...

5. W. cæleste depositum.

6. A. [S.] Docteur; W. interritos Augustini discipulos. — D’après une note de la seizième Enluminure de Saci, le titre de Docteur de la grâce a été donné pour la première fois à saint Augustin par le cardinal de Bérulle « dans sa vie, liv. 3. ch. 12 » : « Il [St Augustin] est au dessus de tous les Peres pour son esprit et pour sa doctrine, et il merite d’estre honoré singulierement comme le Docteur et le deffenseur de la grace de Jesus-Christ. » == 174 OEUVRES ==


seurs ; car elle les forme elle mesme par sa force 1 toute-puisssante. Elle demande des cœurs purs et dégagez, et elle mesme les purifie et les degage des interets du monde incompatibles avec les veritez de l’Evangile. 2 Prevenez ces menaces, mon Pere, et prenez garde que Dieu ne change ce flambeau de 3 sa place, et 4 ne vous laisse dans les tenebres, et sans couronne 5 .

Il en eust bien dit davantage; car il s’échauffoit de plus en plus. Mais je l’interrompis : et dis en me levant. En verité, mon Pere, si j’avois du crédit en France, je ferois publier à son de trompe. ON FAIT A SÇAVOIR, que quand les Jacobins disent que la grace suffisante est donnée à tous, ils entendent que tous n’ont pas la grace qui suffit effectivement. Apres quoy vous le diriez tant qu’il vous plairoit, mais non pas autrement. Ainsi finit nostre visite.

Vous voyez donc par là, que c’est icy une suffisance politique pareille au pouvoir prochain. Cependant je vous diray qu’il me semble, qu’on peut sans peril douter du pouvoir prochain, et de cette grace suffisante, pourveu qu’on ne soit pas Jacobin.

En fermant ma lettre, je viens d’aprendre que

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1. P’. [tout-puissante].

2. A. 2 B. [Pensez-y bien] mon Pere; W. His impendentibus malis vestri..... , mi Pater, occurrant.

3. P’. sa, manque.

4. A 2 B. [qu’il] ne.

5. A 2 B. [pour punir la froideur que vous avez pour une cause si importante à son Eglise]. la censure est faite[6], mais comme je ne sçay pas encore en quels termes, et qu’elle ne sera publiée que le 15. Fevrier, Je ne vous [7]en parleray que par le premier ordinaire. Je suis, etc.



176


APPENDICE modifier

NOTE DE NICOLE modifier

Du terme de grâce suffisante. Qui sont les Dominicains modifier

que cette Lettre condamne. modifier

Comme la première Lettre combat fortement le terme de pouvoir prochain, celle-ci combat de même celui de grace suffisante. Je dis le terme : car il faut bien distinguer ici le terme de la chose qu’il signifie, Montalte rejettant absolument le terme, et ne rejettant pas de même les differentes idées qu’on y peut atacher.

Les Molinistes entendent par grace suffisante une grace qui renferme tout ce qui est necessaire pour agir, et qui sans autre secours a quelquefois son éfet. Montalte rejette entiérement cette notion avec le terme. Et en cela il a tous les Thomistes pour lui. Ainsi il dispute avec les Molinistes pour le terme et pour la chose.

Il dispute aussi avec les nouveaux Thomistes, mais bien differemment. Car il est presque d’accord avec eux pour la chose, et il dispute seulement du nom. Ceux-ci par le terme de grace suffisante n’entendent pas une grace qui n’a besoin de rien pour agir, et qui peut quelquefois produire seule l’action ; mais une grace qui donne une certaine vertu intérieure, qui excite des actes imparfaits, qui attire la volonté vers le bien sans néanmoins la fléchir, si elle n’est accompagnée d’une grace efficace. Or qui n’avouera pas que cette grace se trouve souvent dans les justes, même lorsqu’ils péchent? Aussi Montalte ne le nie point, et il feroit encore moins de difficulté de l’admettre dans les justes qui veulent et qui tâchent de faire le bien. Mais la question est de savoir si on doit apeler ou ne pas apeler cette grace suffisante : ce qui n’est qu’une pure question de nom, qui convient mieux à la legereté d’un Grec oisif, qu’à la gravité des Théologiens, à moins que la nécessité ne les oblige d’entrer dans ces sortes de disputes…

Voilà tout le sujet de cette Lettre. Voila tout ce que Montalte y traite avec tant d’érudition, non qu’il rejette entierement la chose même que les Thomistes expriment par le terme de grace suffisante ; mais il fait voir que le nom en est dangereux ; qu’il entretient une erreur populaire ; que c’est indiscrétement que quelques personnes s’en servent dans les entretiens particuliers, et injustement qu’on veut contraindre les Théologiens à s’en servir. Il n’empêche néanmoins personne d’en user sur les bancs, et dans l’école, pourvu que les Professeurs aient soin d’en détacher le sens des Molinistes : mais il est indigné avec raison qu’on en use indifferemment en parlant au peuple ignorant et aux simples femmes ; ce que ceux qui l’ont inventé n’ont même jamais fait.

De plus il faut remarquer qu’il ne condamne pas tous les Dominicains, dont la plus grande partie n’a vû qu’avec indignation la lâcheté de leurs Confrères, mais seulement un certain parti du Convent de Paris, dont le P. Nicolaï est le Chef, et qui dans ces disputes avoit abandonné les sentimens de son Ordre, et s’étoit lié avec les Jésuites pour abolir la doctrine de Saint Thomas.



  1. L’édition de 1699 et les suivantes donnent ce sous-titre : « De la grâce suffisante. » — La première note de Nicole a pour titre : « Du terme de grâce suffisante ; qui sont les Dominicains que cette lettre condamne. » (cf. infra p. 176).
  2. P’. dans deux exemplaires : [Février], erreur manifeste.
  3. W. a puero nobis amicus.
  4. W. hodiernas controversias.
  5. P’. [qu’il] est.
  6. W. perfectæ Censuræ nuncius allatus est. — La Censure ne fut conclue que le 31 janvier ; ceci a donc été ajouté lorsque la lettre était déjà achevée.
  7. P’. en, manque.