Œuvres de Albert Glatigny/Une exécution

Œuvres de Albert GlatignyAlphonse Lemerre, éditeur (p. 217-223).

Une Exécution.


— Les gendarmes avaient pris l’un des nôtres, Pierre
Antoine d’Altagène, un brave à la paupière
Que l’éclair ne faisait baisser, ni le soleil,
Et qui, même entre nous, n’avait pas son pareil
Pour descendre son homme et sauter d’une roche
Lorsque des voltigeurs on reniflait l’approche.
Il fut pris lâchement, par trahison, pendant
Qu’il dormait, car c’était un homme très-prudent
Un berger d’Evisa l’avait livré, sans honte !
— Celui-là, ce fut moi qui lui réglai son compte :
Deux balles, l’une au front, l’autre au cœur, tout fut dit,
Puis je poussai du pied le corps de ce maudit,
Le donnant en pâture aux corbeaux d’Aïtone. —
Mais Antoine était pris. — Ah ! sang de la madone !
On devait payer cher cette prise !
On devait payer cher cette prise !On lia
Notre ami, puis il fut conduit à Bastia,
Et là, mis en prison, entre quatre murailles.
Les gendarmes étaient joyeux, — tas de canailles !
Enfin, après deux mois on lui fit son procès.
Ce fut long. Des bavards qui parlaient en français
L’insultaient, l’appelaient voleur. C’était infâme
Et faisait bouillonner la colère dans l’âme.
Mais après tout c’étaient des gens du Continent,

Quant aux jurés,— j’en pleure encore maintenant —
Des Corses, condamner un Corse ! La sentence
Fut rendue. Un frisson courut dans l’assistance ;
Pour moi, je n’entendis qu’un mot, rien qu’un seul : MORT !
Prononcé froidement, lentement, sans remord
Par un grand homme sec et pâle en robe rouge.
Ô pauvre Anton ! quand nous enfumions dans leur bouge
Les gendarmes d’Evise et de Piedicorté,
C’était lui qui marchait toujours a mon côté.
Jamais il n’était las, et lorsque Théodore
Ordonnait la retraite, il disait : « Pas encore,
Restez donc ! Nous laissons le meilleur du morceau ! »
Et le voir, sous nos yeux, tuer comme un pourceau !
Car nous fûmes le voir guillotiner. La rage
Est bonne, par moments, a l’homme et l’encourage.
Nous étions six : un des Zanuelli, Sarroch !
Puis trois autres, debout dès l’aube, sur le roc
Où l’on avait dressé la honteuse machine.
Tout le peuple était là, muet, courbant l’échine
Devant les sabres nus et les fusils armés.
Nul soupir ne sortait de nos cœurs opprimés,
Nous regardions, disant : « Ce n’est pas vrai ! » quand Pierre
Parut. Dévotement chacun dit la prière
Des agonisants pour celui qui s’en allait.
Mes doigts fiévreusement tourmentaient mon stylet,
Quand la tête tomba.
La chose terminée,
Nous nous trouvâmes vers la fin de la journée
Au maquis de Cardo, tous les six, et là-bas,

À nos pieds, comme pour railler, les soldats
Chantaient, et l’on voyait des feux dans la caserne,
Puis, tout au fond,— car l’œil, même la nuit, discerne
Ce dont il a besoin de se repaître, afin
Que le cœur furieux ait toujours soif et faim
De vengeance, — on voyait la chose où la tuerie
S’était faite, lugubre à voir, mal équarrie
Et semblant demander à boire encore du sang.
« Cela se passera donc ainsi, Dieu puissant !
Cria Gallochio. Les meilleurs, les plus braves,
Ceux qui sont faits pour vivre et mourir sans entraves
Seront saignés au cou sans que nous disions rien !
Oh ! non ! »
Je répondis :
« Mon frère, écoute bien :
Les juges sont gardés et leur maison est close ;
Un juré c’est un lâche. Entre eux tous, lequel ose
S’aventurer le soir dans la campagne ? Mais
Notre parent sera vengé, je le promets,
Et d’autres avec lui, d’une manière telle
Que tous en garderont une pâleur mortelle.
Allez m’attendre tous près de Biguglia.
Vous savez si celui qui vous parle oublia
Jamais d’être fidèle à la parole dite.
Allez ! Laissez-moi faire. À la place maudite
Où mourut Pierre Antoine on nous retrouvera :
Elle veut boire encore du sang, elle en boira ! »
Je restai seul. J’avais mon plan. C’était folie
Que d’aller s’attaquer à toute cette lie

De juges, d’avocats, tous gardés à carreau.
Puis la ligne était là, d’ailleurs ; mais le bourreau !
Je l’avais désigné, le matin, en moi-même
Comme devant payer pour tous. Sa face blême
Était gravée au fond de mes yeux. Il allait,
Tranquille, comme si nul ne le harcelait
Des fantômes saignants lui réclamant leur tête,
Comme un bourgeois paisible à la démarche honnête,
À la chasse aux oiseaux, sur le bord de r étang
Qui de Biguglia jusqu’au Golo s’étend.
Je le suivis dans r ombre. Il chantait ! Douce et lente,
Sa romance guidait la marche nonchalante
Du cheval dont le pas régulier le berçait.
Il réparait le nœud mal coulant d’un lacet,
Car le fusil fait peur à ces mains lâches. Comme
Il passait le torrent saint Pancrazzio, l’homme
Fut saisi par dix bras solides. Nos amis
Nous voyant arriver tous les deux, s’étaient mis
À l’affût dans les joncs, et comptaient avec joie
Chaque pas qui faisait approcher notre proie.
Il pâlit. Il resta muet, la bouche ouverte,
Comprenant qu’on avait bien décidé sa perte,
Et que rien ne pouvait nous fléchir. Ses genoux
S’entrechoquaient, ses yeux devenaient rouges. Nous,
Immobiles, riant, nous le regardions faire.
« Il devrait, cependant, nous dire s’il préfère
Recevoir une balle ou bien être pendu, »
Fit Sarrochi.
« Tais-toi. Nous avons attendu

Jusqu’ici pour avoir la vengeance complète,
Dis-je, attendons encor. Le vent de nuit soufflète
Nos fronts. Allons souper tous à Furiani.
Là, nous déciderons comment sera puni
Ce boucher dont la main ce matin était sûre,
Et nous lui rendrons tout : mesure pour mesure !

On lia les deux mains du bourreau fortement,
Par derrière. Il avait comme un gémissement
Qui ne pouvait sortir dans le gosier. Sa bête
Nous servit. On le mit à plat-ventre ; la tête
D’un côté, les deux pieds de l’autre, il ballotait :
On eût dit que c’était un sac que l’on portait.

Le chemin que l’on prend quand on quitte la plage
Est rude, lorsqu’il faut monter jusqu’au village ;
C’est un sentier de chèvre abrupt où les cailloux,
À chaque pas qu’on fait dégringolent sous vous,
Et le cheval avait le trot fort dur, en sorte
Que c’était une masse aux deux tiers déjà morte
Quand on fit prendre pied au bourreau. Je le vois
Encor, pâle, hébété, voulant crier, sans voix,
Si froid, qu’en le touchant on aurait dit du marbre.
Je le pris. Je passai sa corde autour d’un arbre
Et l’attachai tout près de son cheval. À l’un
Comme à l’autre on donna de l’eau bue en commun,
Puis de la paille pour manger, si, d’aventure,
Ils aimaient tous les deux la même nourriture.
Nous, nous buvions gaîment du vin de Tallano

Dont notre hôte avait fait défoncer un tonneau.
De temps en temps, j’allais m’assurer si la corde
Tenait bon. Le bourreau criait miséricorde.
On lui riait au nez, vous pensez. Mais la nuit
Avançait, et les coqs s’éveillaient à grand bruit.
Il fallait se hâter, car les premières flammes
Du matin éclairaient Capraja. Nous plaçâmes
L’homme sur le cheval, puis, à travers l’enclos
De Galeazzini, nous partîmes. Les flots
De la mer vont moins vite alors que le vent pousse
Leurs masses et les change en une blanche mousse.
Nous courions, mais aucun d’entre nous n’était las.
Enfin, on arriva place Saint-Nicolas,
À l’endroit où, la veille, était la guillotine.
« Tu comprends maintenant ce que l’on te destine ?
Dis-je au bourreau. C’est la qu’hier encor, devant
La foule, tu faisais sur un être vivant
Tomber tranquillement le couperet infâme.
Meurs donc Va. Recommande aux saints du ciel ton âme,
Et sois prompt ! »
Et sois prompt ! »Nous armions nos fusils lentement.
Il pleurait. Il tremblait. Il fit un mouvement
Comme pour appeler, mais six balles, par terre
Clouant son corps, l’avaient en un clin d’œil fait taire.
La montagne était là qui nous offrait ses trous,
Heureusement ! la troupe allait tirer sur nous.

Ah ! c’était le bon temps. On était jeune. L’âge
M’alourdit maintenant, et je reste au village.

Théodore, le roi de la montagne, est mort ;
On ne rencontre plus un seul Corse au cœur fort
Qui, se mettant avec les bois d’intelligence,
Poursuive jusqu’au bout une belle vengeance.
Tout dégénère ! Les enfants ont des souliers !
Les principes reçus jadis sont oubliés,
On travaille pour vivre, on se fait domestique,
On hante les cafés, on cause politique !
Moi-même ? — J’ai deux fils, et l’un est caporal,
L’autre sergent de ville, et moi facteur rural !